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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : L’Imperfection littéraire et artistique en Europe. Antiquité-xxie siècle
  • Auteurs : Bonnier (Xavier), Laigneau-Fontaine (Sylvie)
  • Résumé : Aussi ancienne que multiforme, la valorisation paradoxale de l’imperfection n’a cessé, dans les lettres et les beaux-arts, de contrebalancer la recherche effrénée du beau ou du bien absolu. Les quarante-quatre études réunies dans ce volume à la suite d’un colloque en deux parties proposent autant de réflexions sur les enjeux, les argumentaires et les variations historiques de ce débat sur l’imperfection, de l’Antiquité grecque à l’extrême contemporain.
  • Pages : 9 à 24
  • Collection : Rencontres, n° 526
  • Série : Rhétorique, stylistique, sémiotique, n° 9
  • Thème CLIL : 3154 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Linguistique, Sciences du langage -- Stylistique et analyse du discours, esthétique
  • EAN : 9782406121374
  • ISBN : 978-2-406-12137-4
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12137-4.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 17/11/2021
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Concept, défauts, idéal, histoire littéraire, littérature grecque, littérature latine, littérature du Moyen Âge, littérature de la Renaissance, âge classique, siècle des Lumières
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Avant-propos

The crow doth sing as sweetly as the lark,

When neither is attended ; and I think

The nightingale, if she should sing by day,

When every goose is cackling, would be thought

No better a musician than the wren.

How many things by season seasond are

To their right praise and true perfection1 !

Au milieu des gros remous dune mer vineuse et obscure, sur fond de violons paroxystiques, resurgit soudain le visage dun vaillant jeune homme qui se retourne pour crier dun air triomphal à son frère, resté quelques brasses derrière, épuisé et ahuri davoir été surclassé : « You want to know how I did it ? This is how I did it Anton : I never saved anything for the swim back2. » Quelques secondes après, augmentant encore la saveur et le prix dune victoire aussi jubilatoire quimprobable, Vincent ramène Anton sur le rivage et le sauve de la noyade. Telle est lissue de langoissante course de nage nocturne et en pleine mer quil a pour la première fois gagnée contre un frère qui, lui, a toujours été meilleur dans lexercice – comme dailleurs en toute espèce dexercice imaginable –, parce quil a été génétiquement programmé. Cest quAnton, le cadet surdoué, a cessé ses efforts au moment où il a jugé trop dangereux de vouloir gagner à tout prix, au risque de compromettre fortement son 10retour vivant sur le rivage ; cest son impeccable rationalité qui la décidé à faire demi-tour au moment le plus tardif possible, exactement au point, très littéral, de « non-retour », celui-ci ne pouvant sûrement pas venir plus tôt que celui de son frère. Le calcul de Vincent, au contraire, a été de se dire que les ressources physiques et mentales pour revenir seraient en lui décuplées par la fierté davoir vaincu non seulement un petit frère imbu de sa supériorité originelle et définitive, mais aussi tout un système de fécondation programmée sur catalogue qui relègue les enfants naturels à un statut de seconde classe.

Ce que nous apprend, ou nous invite à croire, cette scène romanesque du très sophistiqué Gattaca dAndrew Niccol3, cest que limperfection peut non seulement surclasser parfois la perfection, mais la surclasser en dehors de tout vrai hasard, précisément parce quelle est imperfection4. Vincent gagne parce quil est assez fou pour nager comme sil navait quun trajet aller à faire, et que sa victoire na dans sa tête, contrairement à ce qui se passe dans celle dAnton, strictement rien de conditionnel. Cest ce qui sappelle faire mentir les probabilités, ces probabilités dont une post-modernité essentiellement anxieuse, donc avide de certitudes, se plaît à systématiser lusage, depuis les études dimpact jusquaux applications technologiques sur le devenir de lexistence personnelle. Excusable dans ses premières intentions sans doute, critiquable dans ses dérives mortifères virtuellement infinies, et franchement pitoyable dans son incapacité à voir venir le camouflet que le facteur humain finit toujours par infliger à une rationalité devenue ivre delle-même, 11leugénisme, variante précoce du transhumanisme, est probablement le terrain doctrinal contemporain le plus pertinent pour évoquer les jeux savants et complexes du désir si profondément humain de perfection et de la difficile reconnaissance dune imperfection qui peut parfois paradoxalement y concourir, y ressembler, ou y équivaloir.

Et pourtant, les unes des journaux ne se font toujours pas sur les trains qui arrivent à lheure, ni – depuis longtemps déjà – sur les ordinateurs qui mettent les grands-maîtres échec et mat, pas plus que sur les têtes de série qui éliminent dès le premier tour dun open de tennis les amateurs issus des qualifications : jusquà preuve du contraire, lexcellence lemporte sur la médiocrité, la régularité harmonieuse sur la performance capricieuse, et la complétude des qualités requises sur leur bigarrure fantasque et effilochée. Cest précisément ce qui fait que la littérature, à linstar des relais médiatiques, des arts plastiques et sans doute plus généralement de la démarche artistique en tant que telle, a toujours réservé un traitement de choix à ce tandem de la perfection et de limperfection, et quà la fois elle témoigne dune inlassable et universelle quête de perfection, et valorise comme une forme inattendue de perfection supérieure les exploits stupéfiants dont se montre parfois capable limperfection elle-même. Il suffit dincarner correctement, cest-à-dire avec doigté, lune et lautre. Parvenir à lœuvre parfaite, en particulier, est la rêverie éveillée de bien des héros et de bien des auteurs, depuis le Frenhofer du Chef-dœuvre inconnu de Balzac5 jusquau Flaubert désireux de faire un « livre sur rien6 », en passant par le Virgile de lÉnéide, incarnation de lécriture parfaite aux yeux dun Jules-César Scaliger qui ne voit au contraire en Homère quun pitoyable charlatan, un bonimenteur de foire (circulator). De même, déjouer les pronostics unanimement favorables à la machine de guerre imbattable et parfaite fait depuis longtemps le fonds de commerce non seulement du cinéma hollywoodien, qui décline ad nauseam la victoire topique du voisin de palier sur lhercule survitaminé de service, mais aussi du récit littéraire ou sacré le plus ancien, que son héros aux mille insuffisances se nomme 12Ulysse ou David. Et lorsque, par extraordinaire, cest le scénario le plus probable qui se réalise, ruinant les espoirs insensés du lecteur, le surnaturel prend le relais pour lui offrir une compensation éminemment morale, comme dans « LAigle du casque » hugolien7.

Ces matières aussi divertissantes que sérieuses faisaient lobjet dune conversation informelle avec Sylvie Laigneau-Fontaine lorsquaffleura lidée que lampleur des phénomènes observables en liaison avec ce tandem redoutablement complexe de la perfection et de limperfection – ampleur encore accrue si aux productions narratives sadjoignaient les discours argumentés de toute sorte – méritait linvestissement dune approche académique, sous la forme dun ample colloque en deux parties, et selon une distribution chronologique : à lUniversité de Bourgogne daccueillir les travaux portant sur limperfection littéraire et artistique depuis lAntiquité jusquà la fin du Moyen Âge, à celle de Rouen-Normandie daccueillir les travaux sur son évolution de la Renaissance au xxie siècle. La quantité de références pouvant légitimement faire soupçonner limportance qualitative de ces questionnements, il était toutefois à craindre que le sujet se révélât sinon épuisé (hypothèse fantaisiste, donc par avance rassurante), du moins très largement traité dans un cadre scientifique (hypothèse un peu plus inquiétante). Or, peu de travaux concrets ont été menés à bien sur le sujet en tant que question générale, le plus représentatif et le plus récent étant cependant un gros colloque à Cerisy en 2012, plus fortement porté, il est vrai, sur les Beaux-Arts (y compris la photographie et le cinéma danimation), en petite partie seulement sur la littérature (avec du reste quelques très intéressantes communications), et ne proposant pas de réflexion théorique systématique sur les critères dappréciation du parfait et de limparfait8. Le choix a donc été fait ici dengager une traversée des époques réellement significative, depuis les origines de la littérature occidentale jusquaux 13créations de lextrême contemporain, sans négliger les extensions, et parfois les échos et les contrepoints plus spécifiquement artistiques. Et sil était bien entendu que chaque participant devait rester maître aussi bien de sa définition des notions en cause que de léventail textuel ou plastique de référence, il allait tout autant de soi que la réflexion aurait à aborder, à un moment ou à un autre, lune au moins des articulations problématiques suivantes9 :

En premier lieu, perfection et imperfection nont jamais été entendues de la même façon selon le type de public, puisque sa composante majoritaire, quon peut appeler faute de mieux « populaire », ne se gêne pas pour brocarder ce qui fait le régal de sa partie la plus raffinée, celle de la fameuse « culture légitime » ou « dominante » des « héritiers » chère aux bourdieusiens10 ; linverse étant dailleurs symétriquement vrai, lélite des fameuses « catégories socio-professionnelles supérieures » ne daignant que très rarement sassocier aux suffrages populaires, jugés bien peu regardants sur le degré de sophistication technique, la profondeur intertextuelle ou psychologique, et plus généralement le « goût » du produit culturel considéré11. Cette claudication sociologique de lantinomie de base, certes assez grossière – et surtout saisie indépendamment des hybridations beaucoup plus fines mises au jour par les cultural studies depuis les années 1980 – peut se retrouver, mutatis mutandis, entre publics subdivisés selon dautres critères, quil sagisse cette fois de genre, de génération ou de mobilité géographique.

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En deuxième lieu, et les œuvres elles-mêmes en sont les témoins quotidiens, le public, même considéré comme unifié au-delà des divisions sociologiques qui viennent dêtre évoquées, naura pas forcément les mêmes prédilections que les auteurs ou les artistes que pourtant il reconnaît et honore, souvent parce que les motifs réels de lattachement dun auteur ou dun artiste à telle ou telle de ses œuvres peut fort bien ne pas compter du tout pour le public, même lorsquil en est averti, de sorte que ce que les uns jugent parfait ou idéal et qualifient de « chef-dœuvre » peut ne plaire quà demi à celui ou celle qui la composé, quand il ne lindispose pas par un succès jugé illogique et disproportionné, le cas le plus célèbre sans doute étant le regard bien différent que Voltaire et son public, surtout éloigné dans le temps, portent sur Candide et son théâtre tragique : cest strictement linverse dans les deux cas12. Et inversement, les œuvres que leur auteur juge plus accomplies que les autres, mais que le public a boudées ou négligées, sont aussi légion13.

En troisième lieu, rien nest vraiment stable, donc garanti ad uitam æternam, en matière dappréciation esthétique pour une œuvre donnée, en raison de la pluralité bien souvent déconcertante des postérités – cest bien pourquoi linvocation grandiloquente à « la » postérité qui jugera une œuvre tient plus de leffet de manche ou du vœu pieux que de la 15prophétie la plus perspicace. De même en effet que ce quune période méprise ou censure trouve souvent grâce dans la suivante (Van Gogh, qui avait gagné lestime de certains confrères avant sa mort mais que son existence atypique a très rapidement sacralisé comme « peintre maudit », Feydeau et Pagnol de nos jours), inversement les idoles vivantes dune génération peuvent être en quelques années précipitées dans les tristes eaux de lOubli ou, pour les plus « précieux », du Lac dIndifférence : au xviiie siècle, le « grand Rousseau » a longtemps été Jean-Baptiste, le fin poète des cantates, successeur tout désigné du grand Racine, et non pas Jean-Jacques, qui du reste lisait le premier avec délices, et disait se promener avec un de ses exemplaires en poche… Deux siècles plus tard, le mince recueil poétique Toi et moi, de Paul Géraldy, paru en 1913, sest vendu à plus dun million dexemplaires, et toutefois, encore un peu connu dans lentre-deux-guerres, son auteur est mort dans lanonymat en 1983 ; même singulière défaveur en peinture pour Bernard Buffet, dont la cote na que modestement doublé depuis sa disparition alors quelle flambe dordinaire pour des artistes ayant atteint ce niveau de notoriété.

Ces quelques rappels trop rapides sur la complexité dans les faits dune notion de prime abord assez limpide paraissent autoriser un retour plus serré sur la problématique à laquelle le colloque a tâché de fournir des réponses beaucoup plus fouillées ; et sans que leur succession corresponde forcément à lordre induit par les trois rappels en question, trois acquis sont à méditer :

Tout dabord, la notion dimperfection, comme celle de perfection sans doute, est loin de faire lobjet dun consensus définitionnel, et ne le fera probablement jamais, puisquelle se dessine aux confins de règles plus ou moins explicites de production (en amont, pour simplifier) et dun « goût » du côté de la réception dont on sait à quel point il décourage les tentatives de définition rationnelle.

Ensuite, les exemples douvrages diversement reçus et commentés au fil des siècles sont si nombreux, et si hauts en couleur certains désaccords allant parfois jusquà de violentes polémiques, que cette même notion procure une voie daccès particulière à lœuvre, une porte dentrée pour son étude et son commentaire : cette difficulté se révèle dès lors une chance de découvrir sous un angle particulier lœuvre littéraire ou artistique, selon la question basique « quest-ce qui ne va pas dans cet 16ouvrage ? », ou selon son envers bien plus redoutable « à quoi tient-il que ce tableau soit réputé parfait ? »

Enfin, la recherche de la perfection ne semble pas forcément constituer un impératif pour lauteur ou lartiste. Qui sait même si certains ne sefforcent pas de ne pas la viser, quil soit ou non tenu compte de lattente majoritaire, à seule fin dêtre plus fidèle à ce qui, une fois ressenti (ou médité, car Léonard de Vinci assène que la pittura è cosa mentale), doit sexprimer coûte que coûte, sans concessions aux codes esthétiques du moment, même à ceux dun petit cercle dinitiés compréhensifs, qui se feraient une joie de défendre laberration contre la tourbe des ignares ?

Par son importance critique, ce troisième acquis mérite une brève illustration, précisément dans le domaine pictural : le cas dEdward Hopper, si prisé depuis plusieurs décennies, est en effet des plus instructifs. Des critiques ont émis la suggestion que, sil avait été meilleur technicien, il aurait été moins grand peintre. Et nombre damateurs dart partagent cette idée, assurément séduisante par sa finesse dastéisme salonnard – qui nest peut-être quun avatar pictural du vieux distinguo rhétorique entre sublime et stilus grande, ou sublime (en tant queffet qui ravit et transporte) et « style » sublime, comme le rappellera D. Scalco au sujet de Boileau et de Longin. Or, cest un point de vue actuellement très discuté, comme le rappelle Michel André dans une recension (mai 2012) :

Hopper « ne peignait pas bien les gens », a par exemple écrit John Updike, et Clement Greenberg a fameusement déclaré : « Il se trouve que Hopper nest pas un bon peintre ». Il ajoutait toutefois : « Sil était meilleur peintre, il ne serait sans doute pas un artiste aussi supérieur ». Walter Wells sinscrit en faux contre de tels jugements. Hopper était un artiste lent et parcimonieux. [] Toutes ses œuvres étaient longuement préparées []. Mais cétait un créateur qui maîtrisait parfaitement sa technique, tout à fait capable, par exemple, de restituer fidèlement les traits dun visage. Lorsquil les laissait dans lindistinction, cétait de propos délibéré, et sil lui arrivait de violer les règles de la perspective, cétait en pleine connaissance de cause, à des fins dramatiques14.

Se présente ici, assurément, un cas flagrant de mise en cause de lidée dimperfection, et à un double titre, ou, comme on dit dune position 17assiégée, sur deux flancs : dune part, il y a visiblement consensus quant à leffet produit sur le spectateur, les toiles du new-yorkais donnant limpression dêtre sommaires ou inachevées, mal finies en tout cas, et en ce sens, le concept dimperfection sur le plan strictement technique semblerait ne pas être si subjectif : tout le monde peut voir que le rendu du détail na rien à voir avec une huile de Bronzino, dIngres ou de Klimt. Mais pourquoi chez ce peintre et pas chez un autre, pourquoi ce choix sur des sujets qui, a priori, invitent à une finition supérieure ? Et quest-ce qui se dit de mieux sans cette finition ? Dautre part, limperfection technique apparente pourrait résulter – cest ce que dit clairement Walter Wells – dun choix délibéré de la part de lartiste, en une prise de risque radicale qui met aussi en cause, au passage, la démarche du spectateur lui-même, ses motivations esthétiques et le conditionnement de son univers. Hopper serait à ce compte beaucoup plus proche dun Picasso, par exemple, que de nimporte quel peintre du dimanche, parce que, comme lartiste espagnol, il aurait sciemment prêté le flanc à une critique aussi éruptive quinfondée sur sa maladresse, ses lacunes techniques, son immaturité, sur le mode « il ne sait pas dessiner ! », voire « un gamin de six ans en ferait autant », quand ce nest pas le faussement charitable « il faut voir ça de loin… »

Souvre ici un territoire un peu dangereux, car au-delà du sarcasme prudhommesque, des éloges de chapelle et des ergoteries sans fin sur la valeur esthétique dune œuvre bien précise, se profilent les disputes inextinguibles sur la fonction de lart – ou sur la Mission de lArt. Tout commentaire porte en germe une théorisation qui hésite à sexpliciter, et cest dans lentre-deux pas toujours très sain du péremptoire et du non-dit que prospèrent les malentendus qui cimentent les réputations. Si les divergences de goût sont communément rapportées à une méprise sur le sens des mots, il faut malheureusement reconnaître quil en va de même pour la plupart de nos assentiments – ce que tentent de résorber, avec plus dinsistance que de succès objectif, la critique dart et la critique littéraire.

Plusieurs communications mettront en évidence la finesse avec laquelle certains auteurs assument une imperfection censée favoriser à front renversé la réception de leur œuvre, et dautres tendront même à montrer que ce distinguo entre limpeccable achèvement stylistique et la vraie grandeur est devenu au fil des siècles un topos. Qui, comme 18tous les topoï, finit par devenir suspect, entre posture avant-gardiste et cache-misère aussi puéril que prévisible. Ce point-là aussi sera largement abordé, comme le sera, dune imperfection donnée, un ostentatoire aveu plus rusé ou conventionnel quil ny paraît, entre excusatio propter infirmitatem et révérence toute particulière envers dillustres prédécesseurs dont on craint fort de ne pas se montrer digne – attitude apparemment plus en faveur et surtout plus codifiée à certaines époques quà dautres.

À défaut de permettre une synthèse vraiment satisfaisante, les contributions à ce double colloque montrent aussi que limperfection nest pas seulement transversale à toutes les activités humaines, quelles soient morales (la faillibilité humaine tient une grande place dans ce volume), techniques, artisanales, scientifiques ou artistiques, bref, culturelles au sens le plus extensif du terme : elle est probablement la caractéristique qui fait le plus considérer lœuvre littéraire comme une œuvre dart (plastique, musical ou autre), et réciproquement une œuvre dart comme un texte littéraire.

Une dernière catégorie, qui na pas fait lobjet de lune des études réunies dans ce volume, et quil faudrait appeler l« imperfection-énigme », mérite enfin dêtre mentionnée, et constituera la rapide contribution du co-directeur douvrage au thesaurus de curiosités quil a le plaisir de présenter, une sorte décot en forme de perplexité : que faire dun détail qui jure dans un ensemble, mais dont dune part tout le monde ne saperçoit pas, à cause dun défaut de connaissances générales (alors que tout le monde, ignorant, autodidacte ou surdiplômé, saccorde à reconnaître que Hopper ne détaille pas les visages, par exemple), et dont dautre part, une fois bien identifié, il est impossible de savoir sil est le fait conscient de lauteur de lœuvre – et à ce moment-là, faut-il saluer ou blâmer la provocation ? – ou une simple inadvertance, peut-être due à un manque de vigilance, ou à un désir bien compréhensible de ne pas répéter un mot quitte à en employer un autre contextuellement inapproprié ? La première hypothèse conduira sans doute vers une appréciation plus positive que la seconde, le manque dattention étant toujours beaucoup moins aisément pardonné que linfraction délibérée. Mais en attendant, il est un peu vertigineux de penser que cest le même détail qui fait naître des opinions diamétralement opposées. Pour prendre un exemple à la fois très récent, très littéraire et apparemment encore insoupçonné, que faire de ces albatros quHervé Le Tellier signale en ouverture du huitième 19chapitre de la seconde partie de son roman LAnomalie, Prix Goncourt 2020 ? Car en matière danomalie, ils en font une bien belle :

Portrait de Victor Miesel

en revenant

Mardi 29 juin 2021,

falaise dYport, Normandie

Cest là. Les genêts ploient sous le vent douest, des albatros planent dans le ciel gris de la Manche. La brume qui monte de la mer délaie les contours des maisons blanches dYport, tout en bas. Victor est allongé dans lherbe haute, et regarde les nuages. Une mouette se pose près de lui et Victor voudrait quelle sapproche encore, jusquà le toucher de ses ailes pour lui apporter un peu de cette vie primordiale, à lui qui nest plus que doute. Il se redresse, marche vers la falaise, sassied au bord du précipice et effleure du doigt la craie blanche, que la pluie a cent fois lavée15.

Pour parler rondement, ces albatros nont rien à faire ici, cest-à-dire au-dessus de la Manche ; il nest que de consulter la première encyclopédie venue : ce sont des oiseaux des mers du sud, Océan indien, Terres australes et antarctiques françaises, Atlantique sud ; il est vrai que trois espèces vivent dans lhémisphère nord, mais cest dans le Pacifique, du côté dHawaï, pas des plages normandes. En partant de cette invraisemblance factuelle, le lecteur est bien obligé de savouer les réalités suivantes :

que tous les lecteurs ne lauront pas forcément remarquée (cest la question de culture générale évoquée supra), et que par conséquent, pour beaucoup, il sagit dun paragraphe tout à fait normal, cohérent, réussi, voire « parfait » – en ce sens au moins quil ny a « rien à y redire » ; en conséquence, la présence dune imperfection ne fait pas ici lobjet dun débat sur sa valeur pénalisante ou valorisante, mais sur son existence même : en rhétorique judiciaire antique, le cas serait classé non pas amphidoxon, douteux, mais dysparakoloutheton, obscur, difficile à suivre (Barthes, 1970, p. 215).

que lexplication selon laquelle lalbatros serait là pour éviter la répétition de « mouette » deux lignes plus bas nest guère plausible, à la fois parce que la substitution par anticipation na pas grand sens – ce quil faudrait comparer, cest lutilité relative de 20la même formule dans deux cotextes différents pour décider de lemplacement à privilégier, or en ce cas précis, il faut en convenir, laffaire est à peu près indémêlable ; et parce que dautres substituts plus ou moins synonymiques pouvaient éviter lemploi du substantif « mouette » à la première ligne, à commencer par « goëland », espèce avec laquelle la mouette est très souvent confondue, à tort certes et au grand scandale des ornithologues, mais sans grand dommage pour la compréhension.

que la solution passe par le contexte et pas seulement le cotexte : sagissant dun auteur aussi cérébral et subtil quHervé Le Tellier, grand contributeur à lOulipo (quil préside) et familier de tous les jeux décriture à contrainte, y compris la traduction dœuvre factice, il ne serait pas étonnant que l« erreur » soit délibérée, et destinée à faire doucement appel à une expertise dun autre ordre de la part du lecteur, convoqué et provoqué comme adversaire et complice : dune part, le fait de voir planer des albatros dans le ciel de la Manche peut être interprété comme un indice que le personnage allongé dans lherbe, Victor Miesel, en réalité ne peut pas voir cela et déforme tout, probablement parce quil est déjà mort – il sest suicidé au début de la première partie : cette vision est un songe, une hallucination, dont la victime doit flotter quelque part dans les limbes, mais lauteur préfère laisser le lecteur le deviner, car ce qui jure dans le décor est la preuve élégante quil est irréel16 ; dautre part, cette présence de lalbatros dans une région du monde où il ne peut logiquement se trouver peut légitimement être qualifiée danomalie, ce qui rappelle bien sûr le titre du roman, doù un effet de mise en abyme qui incite même à penser que chaque chapitre peut-être en présente une, qui mise en regard de toutes les autres, donnerait le fin mot du sens dernier de ce roman.

quen conséquence, surtout si lon tient compte de linévitable connotation de loiseau problématique – qui dit « albatros » dit en effet Baudelaire et le symbole du vrai poète, impérial dans le ciel des pensées mais maladroit sur la terre des réalités matérielles –, 21lanomalie en question est une imperfection en trompe-lœil, qui signe une finition supérieure et non pas une incompétence crasse de la part de lauteur. Ce serait précisément parce que lalbatros na « rien à faire ici » quil aurait « tout pour être là ».

Telles sont quelques-unes des réflexions de base que pourraient susciter des cas énigmatiques de ce type, où limperfection en tant que telle na rien dévident. Il faudrait alors relire de plus près les explicits de certains romans, la gaucherie apparente de certaines formules chez des stylistes pourtant chevronnés, la présence de détails insolites et parasitaires, ou au contraire certains manques – autant dinvitations à prolonger les recherches déployées dans ce volume.

Larchitecture de ce dernier a fait lobjet dune longue réflexion dans lintérêt du lecteur. Avec quarante-quatre communications, souvent amendées et enrichies de nouvelles références, il nétait guère envisageable de proposer un chapitrage thématique, qui eût réduit la portée de bien des réflexions, car la notion centrale dimperfection a aussi ceci de particulièrement fécond quelle a amené chaque auteur à tracer des parallèles, à esquisser des moments de rupture, à relativiser pièces en main le statut générique des productions littéraires et artistiques, de lélégie au drame en passant par la fable et le roman, la sculpture de nu, la bande dessinée ou la chanson populaire. Regrouper sagement sous une tête de chapitre précise plusieurs contributions aurait diminué lampleur de vue de chacune sans ajouter à coup sûr au prix de lensemble. Il a donc été décidé de suivre sans artifice un parcours chronologique, ce qui permettra au passage, bien mieux quune subdivision thématique, de trouver rapidement sa période et ses auteurs et artistes de prédilection. Tout juste a-t-il paru légitime de placer telle ou telle communication très légèrement avant ou après son emplacement chronologique strict, lorsquelle voisinait de manière intéressante et profitable avec une autre. Mais globalement, les contributions se succèdent selon le déroulé de lHistoire occidentale, lAntiquité au début et lextrême contemporain à la fin.

Le volume ira donc de la laideur dun homme de génie qui na jamais écrit, Socrate, à la beauté de grandes blondes qui lisent nimporte quoi (chez Echenoz). Peu de lacunes chronologiques sont à déplorer, en dehors, comme cétait assez prévisible, des six siècles qui forment le haut Moyen 22Âge – mais nul doute que dintenses réflexions auraient pu, et pourraient à lavenir, être menées sur le statut de limperfection chez Fortunat, Bède le Vénérable ou Scot Érigène, voire dans la Chanson de Roland.

Le lecteur pourra ainsi successivement parcourir les œuvres fondatrices de Xénophon, de Denys dHalicarnasse, dHorace et de Cicéron, toujours à la lisière entre composition de première main, théorisation des techniques décriture, et jugement des conduites humaines ; il pourra également mieux connaître, sous ce jour particulier de limperfection éthique autant questhétique, des auteurs moins fameux du début de notre ère comme Dion de Pruse, Arrien, Arnobe le chrétien, Symmaque lanti-chrétien, avec en point dorgue Augustin dHippone et son regard complexe sur ses œuvres de jeunesse ; quoique plus discrètement représenté, le Moyen Âge fournira bien sa part avec des œuvres de tout premier plan comme le roman dÉneas, le Tristan de Béroul ou les Miracles de Notre-Dame de Gautier de Coinci ; une quantité non négligeable de travaux marquera ensuite la période dite « autour de 1500 », si fortement marquée par la Renaissance italienne et si riche de reprises, dimitations et de querelles sur les qualités du style, depuis les poètes français du temps de Louis XII jusquà Montaigne, en passant par Codro Urceo, Angeriano, Scaliger, Amboise, Michel de lHospital, Des Périers, Pasquier, Charron et quelques autres ; ouvert avec la culture des salons et la culture singulière des Scudéry, lÂge classique et néo-classique ferraillera au moins autant, et avec de nouvelles armes, sur cette question de limperfection, aussi bien chez les moralistes comme La Bruyère ou La Rochefoucauld que chez Montesquieu, et cela jusquau « Midi des Lumières », à la « Société du Bout-du-Banc » qui sabote lélitisme littéraire, à lAufklärung de Kant et aux premiers éclats du romantisme dun Schiller ; les grandes figures du xixe siècle, souvent fort disertes sur les tenants et aboutissants de leur poétique et la nullité de celle des autres, comme Chateaubriand, Mme de Staël, Gautier, Hugo, Musset, Stendhal, Balzac, Flaubert, Zola, seront également interrogées sous cet angle du rapport à limperfection langagière, notamment lorsquil est question dintégrer la parlure du peuple dans lœuvre littéraire, de distinguer le génie de la belle écriture, ou de redonner quelque lustre aux minores de lÂge classique ; il nest pas jusquaux auteurs étrangers de cette époque obsédée par les Beaux-Arts et la finitude humaine, comme Ella Hepworth Dixon, Mary Kyle Dallas, Gogol, Andersen, et 23bien dautres, qui ne puissent narrer laffrontement entre le sujet clivé par ses désirs et les doubles quil sinvente pour nier son imperfection, la dépasser ou lexorciser ; enfin, comme il fallait sy attendre, une plus grande diversité générique occupera lempan des xxe et xxie siècles, puisquaux côtés des récits de Kafka, Gide, Malaquais, Tremblay, Michel Lambert et Echenoz, la poésie de Salah Stétié, celle de James Schuyler traduit par Dominique Fourcade, de même que la chanson de Barbara et la bande dessinée de Boulet donneront sinon la réplique, du moins un éclairage complémentaire susceptible de permettre une réévaluation, dans la création même, de la conscience de limperfection.

Si imparfait que puisse être à son tour ce recueil de travaux sur limperfection, il le serait assurément bien davantage si cet avant-propos oubliait de le dédier à la mémoire de lun de ses contributeurs, Robert Kahn, collègue distingué, infatigable traducteur de grand talent, spécialiste reconnu de Benjamin et Kafka, et, lun des auteurs de ces lignes peut en témoigner pour lavoir côtoyé de nombreuses années à luniversité de Rouen, modèle dintégrité professionnelle.

Que les parages mystérieux où il repose désormais, en infini surplomb du terrier qui a fait lobjet de sa dernière production de chercheur, lui offrent pour toujours le plus parfait confort possible.

Xavier Bonnier

Université de Rouen-Normandie – CÉRÉdI

Sylvie Laigneau-Fontaine

Université de Bourgogne – CPTC

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Bibliographie

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Hugo Victor [1857], 1979, La Légende des siècles, vol. I, Paris, Garnier-Flammarion.

Le Tellier Hervé, 2020, LAnomalie, Paris, Gallimard, nrf.

Shakespeare William [1595], The Merchant of Venice, dans William Shakespeare, The complete Works, éd. P. Alexander, London/Glasgow, Collins, 1990. François-Victor Hugo, traducteur, Le Marchand de Venise, dans Œuvres complètes de Shakespeare, Paris, Pagnerre, 1872.

1 Shakespeare [1595], 1990, Le Marchand de Venise, V, 1, p. 250b. Traduction de F.-V. Hugo : « Le corbeau chante aussi bien que lalouette / Pour qui ny fait pas attention, et je crois / Que, si le rossignol chantait le jour, / Quand les oies croassent, il ne passerait pas / Pour meilleur musicien que le roitelet. / Que de choses nobtiennent quà leur saison / leur juste assaisonnement de louange et de perfection ! » (1872).

2 « Tu veux savoir comment jai fait ? Voilà comment jai fait, Anton : je nai jamais rien économisé pour le retour ».

3 Sortie au Canada et aux États-Unis en 1997, diffusion en France en 1998 sous le titre Bienvenue à Gattaca. Vincent est incarné par Ethan Hawke, Anton par Loren Dean.

4 Premier né, Vincent souffre de petits défauts physiques qui lui interdisent la carrière spatiale quil ambitionne, cest un « enfant naturel » qui naura que des emplois subalternes dans cette société eugéniste ; échaudés par lexpérience, les parents ont alors soigneusement configuré leur second enfant, Anton, qui bénéficie dun capital génétique de tout premier ordre. Mais Vincent parvient à sinfiltrer frauduleusement dans un programme spatial de prestige, et son frère cadet, Anton, policier de haut rang, le démasque au cours dune enquête ; le défi de la course en mer a été imposé par Vincent pour prouver à son frère quil mérite sa place malgré son usurpation didentité. Confirmation a contrario de cette supériorité inattendue de lêtre humain de naissance naturelle sur les enfants « fabriqués », lassassinat violent dun cadre important des opérations spatiales, imputé par la police à un intrus non programmé – qui aurait donc pu être Vincent –, se trouve nêtre autre que le directeur en second, qui brandit pour sa défense un dossier de configuration génétique totalement dépourvu de prédisposition à la violence. Et, de fait, il a assassiné de sang-froid, sans crainte, ni colère, ni regret – pour ne pas être privé du pilotage dune mission sur Titan, possible tous les soixante-dix ans seulement.

5 Rappelons quil naboutit plus quà un indémêlable assortiment de formes et de couleurs illisible et confus pour ceux qui le découvrent : à force daméliorer son tableau, il la rendu immonde.

6 Lettre à Louise Colet du 16 janvier 1852, consultable en ligne sur le site Flaubert du CÉRÉdI (https://flaubert.univ-rouen.fr/jet/public/correspondance/trans.php?corpus=correspondance&id=9900, consulté le 24/06/21).

7 Puisque le jeune Angus, qui a pour lui le bon droit, la jeunesse, la fragilité, le courage et la bonté, se fait massacrer comme un vil gibier dans de grands éclats de rire par le géant Tiphaine, lui-même bientôt becqueté à mort par laigle dairain qui orne son cimier, et qui venge ainsi lenfant en prenant le Ciel à témoin. La perfection du Mal a certes vaincu limperfection du Bien, mais sest fait châtier par la Perfection suprême. Voir La Légende des siècles, XVII, « Avertissements et châtiments », p. 381-390.

8 Le colloque sintitule Regarder lœuvre dart (2) : LImperfection (27 août – 3 septembre 2012) ; les Actes sont consultables en ligne (http://www.ccic-cerisy.asso.fr/imperfection12.html#Annie_BRISSET, consulté le 24/06/21).

9 Par commodité, le terme de « perfection » sera à partir dici (et dans cet avant-propos seulement) synonyme dexcellence, de qualité maximale, sommitale, pas forcément exempte du moindre défaut, et celui d« imperfection » sera synonyme de piètre qualité, dimportance négligeable, de réalisation esthétiquement décevante et insuffisante, sans quil faille non plus y voir un désastre absolu ou labsence de toute qualité.

10 Cest par exemple la réaction atterrée du personnage de Jean-Jacques Castella, chef dentreprise et self-made man peu familier avec les codes de la culture classique (incarné par J.-P. Bacri) devant les premières répliques dune représentation de Bérénice au théâtre public de Rouen (« Oh putain, cest en vers… », souffle-t-il à sa femme, qui ly a traîné (Le Goût des autres, réal. A. Jaoui, mars 2000). Pour les catégories de Pierre Bourdieu, voir évidemment La Distinction. Critique sociale du jugement (1979).

11 Voir par exemple les lignes où Baudelaire (1980, p. 455) éreinte paisiblement Émile Augier, « lun des chevaliers du bon sens » dont les pièces suscitent pourtant un « engouement » très certain ; ou plus récemment, larticle au vitriol « Jacques Prévert est un con » de M. Houellebecq (1997, p. 65-68). Baudelaire et Houellebecq ont ici en commun la détestation de la démagogie, origine sous-estimée de ce que certains appellent le « mauvais goût » ou la vulgarité.

12 Puisque Voltaire eût mieux aimé rester dans les mémoires pour son théâtre tragique ou sa Henriade (favorablement reçue dailleurs de son vivant) que pour « cette coïonnerie » de conte philosophique en prose (sur limportance idéologique duquel, cependant, il ne sétait nullement mépris). Et puisque lunivers de la chanson ne sera pas absent, il faudrait aussi songer au mécontentement de Nino Ferrer devant le succès de ses compositions les plus fantaisistes (Mirza, Le Téléfon, Les cornichons, etc.), non parce quil en avait honte et les trouvait mauvaises, mais parce que leur immense succès avait incité sa maison de production à ne plus lencourager que dans cette voie.

13 Barjavel mettait La Faim du tigre (1966) au-dessus de toutes ses œuvres (« je donnerais tous mes livres pour celui-ci. », écrit-il dans lapostrophe) ; le succès a pourtant été très moyen, et lœuvre na pas fait oublier Ravage ni Le Voyageur imprudent – en grande partie parce quil sagit dun essai où lauteur sest laissé aller à une sorte de prose poétique un peu incantatoire et lyrique, ce qui lui a aliéné beaucoup de ses lecteurs habitués à plus de sécheresse et defficacité narrative. Et lon verra, dans la communication de Robert Kahn, que la sélection par Kafka lui-même des ouvrages quil jugeait seuls dignes dêtre sauvés des flammes ne recoupe pas vraiment celle du public, dans sa plus large et durable acception (qui, aujourdhui, préfère sincèrement Le Soutier au Procès ?). En remontant encore plus haut et pour dautres raisons, liées à linexorable mouvement de sécularisation et de vulgarisation de la culture, le lecteur contemporain a du mal à partager la préférence pétrarquienne pour le Secretum (voire lépopée juvénile de lAfrica, quoiquinachevée) au détriment du Canzoniere (que son auteur appelait plus modestement Rerum vulgarium fragmenta ou, en toscan, Rime sparse…).

14 Sur les jeux pervers avec la perspective, qui ne vont pas toujours jusquà la violer frontalement, et dont les exemples ne manquent pas même bien avant le xxe siècle, voir par exemple les explications de D. Arasse (2000), p. 147 sq.

15 Le Tellier, 2020, p. 265.

16 Ce genre de jeu dindices sur une narration de longue durée qui a rapport avec les effets de distorsion du temps se retrouve au cinéma avec par exemple Inception, dont la scène finale est sujette à dâpres controverses, les exégètes mobilisant qui la toupie, qui lalliance au doigt de Cobb, qui les paroles des enfants, pour prouver quelle est ou non réelle.