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Classiques Garnier

Préface

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PRÉFACE

À la différence de la plupart de ses contemporains, nommément ceux quune historiographie paresseuse range sous la même étiquette de « contre-révolutionnaires », Joseph de Maistre ne se leurre pas sur la nature de la Révolution : dès sa lettre à la marquise de Costa, au printemps 1794, il y voit non pas un événement mais une époque, soit le commencement dun nouvel âge du monde1. Lhistoire a changé de visage : elle nest plus un objet de spéculation plus ou moins lointain, comme les Romains pour Montesquieu ou pour Diderot, ou même Louis XIV ou Charles XII pour Voltaire ; elle envahit la vie quotidienne, bouleverse les travaux et les jours, faisant bientôt dun sénateur érudit de la Savoie un exilé sur les routes de lEurope et lambassadeur à Saint-Pétersbourg dun royaume de Piémont-Sardaigne qui nest guère plus quune fiction de protocole. La grandeur de Joseph de Maistre ou pour mieux dire sa supériorité est dabord dans ce refus de tout mensonge de rassurance, puis dans le défi intellectuel que ce refus implique : prendre acte de linédit qui arrive, et le penser selon les nouvelles catégories quil nécessite. Joseph de Maistre est un chrétien conséquent, qui croit à la divine providence : il se rappelle que Dieu ne nous fait pas les confidents de ses desseins, et que, selon Bossuet, « quand Dieu efface, cest quil sapprête à écrire ». À partir de 1789 et plus encore, du 21 janvier 1793, Dieu efface.

Ceux qui nont rien appris ni rien oublié, les aristocruches retour démigration dont le marquis de Custine décrit la cour pitoyable à Vesoul, autour de Monsieur, pendant la campagne de France, lépoque révolutionnaire les a frappés dinanité, et la restauration quils espèrent comme une continuation à lidentique, la parenthèse regrettable une fois refermée, est

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vouée davance à nêtre quune impossible parodie. Joseph de Maistre na jamais eu de ces naïvetés, comme on le voit dans la correspondance quil entretient depuis Lausanne, en 1794, avec le cabinet de Turin : « je crois fermement que la Monarchie est frappée irrémissiblement (jentends la monarchie absolue)… Le jugement porté sur la monarchie est visible. Ne voyez-vous pas que tout nous réussit mal ; et que non seulement le malheur, mais le ridicule nous poursuit2 ? » Ce ridicule, Joseph de Maistre en a été exempt dès lorigine ; ce qui lui vaudra lintérêt et davantage : ladmiration des générations suivantes. « Prophète du passé », le surnom un rien perfide que lui décerne Ballanche nest vrai quà demi : le premier xixe siècle verra en lui un prophète tout court, et ce nest pas le moindre mérite de Carolina Armenteros que de nous le rappeler.

Avec une érudition merveilleusement indemne de ces crampes idéologiques qui hélas, paralysent ou déforment encore la recherche historique française sagissant de lépoque de la Révolution et de sa postérité philosophique, lauteur montre que Joseph de Maistre a été « lintermédiaire décisif, quoique négligé, entre les philosophes de lhistoire du xviiie siècle français et les historiens et philosophes de lhistoire du xixe ». Son originalité, largement sous-estimée, tient peut-être à une illusion doptique qui relève de la chronologie : cest à partir de la Restauration que lon a célébré Joseph de Maistre comme un oracle de la contre-révolution, en oubliant presque toujours que ce « penseur romantique », si lon en croit quelques classifications de manuel, était laîné de quinze ans de Chateaubriand, et quil est en tout un homme du xviiie siècle… Carolina Armenteros montre à quel point il est à sa façon un héritier des Lumières, comment « il adhère au principe helvétien de lutilité » et surtout, quelle place cardinale la critique de Rousseau tient dans lélaboration de sa pensée : « il finira par devoir beaucoup plus au philosophe genevois quil naurait aimé le reconnaître ». Carolina Armenteros nhésite pas à écrire que « si quelque chose peut relier Maistre aux Lumières radicales, cest laffirmation à travers les Soirées de Saint-Pétersbourg dun pouvoir humain presque illimité ». Cest en effet un « portrait intellectuel de Maistre assez différent » des images convenues que lon nous propose ici – autant dire des caricatures. Maistre rationaliste, « et non lennemi irréductible de la raison si souvent dépeint », Maistre mettant son intuitionnisme à lépreuve dun empirisme original,

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tels que procéderont les traditionalistes attachés à la recouvrance de la tradition primitive ; Maistre, enfin, de plus en plus critique à légard de toute forme dabsolutisme politique : le malentendu avec les ultras, puis avec la droite contre-révolutionnaire (Maurras en particulier) était inévitable. Carolina Armenteros liquide définitivement la thèse paresseuse – la paresse est aisément calomniatrice – dun Joseph de Maistre absolutiste pour commencer et précurseur du fascisme pour finir : « Maistre a forgé une manière nouvelle et spécifiquement française de penser lhistoire qui suppose la foi en lhomme » capable de « forger son propre destin ». Joseph de Maistre défenseur de la liberté et des droits de lindividu ? La sensibilité américaine de lauteur lui fait insister sur ce que deux siècles de lieux communs dhistoire intellectuelle nous empêche de saisir : « lexemplaire et constante modération politique de Maistre ». Carolina Armenteros parle avec assez de bonheur de son « humanisme civique » : « sa vie durant il a soutenu la définition de légalité quil avait formulée dans sa jeunesse » – égalité royale, il faut le préciser : « Un roi qui protège également tous les ordres de lEtat, qui leur distribue indifféremment ses faveurs, et qui se garde bien den élever un seul au préjudice des autres » (Eloge de Victor-Amédée III).

La postérité de Joseph de Maistre est ambiguë : au premier paradoxe – la déception plus ou moins cachée, voire la défiance de la droite contre-révolutionnaire – sen ajoute un second : lenthousiasme des différentes écoles socialistes de la première moitié du xixe siècle. Létude de Carolina Armenteros est ici pionnière : elle montre à quel point ignoré Joseph de Maistre fut un précurseur, et que le fait considéré à la fois comme « autorité morale » et « lieu de production sociale et historique », notion fondatrice aussi bien de la sociologie que de la statistique avait été théorisé pour la première fois par le jeune Maistre dans De létat de nature.

Les pistes ouvertes par cette étude, quelles relèvent de la théorie politique (la conception maistrienne de la liberté, « susceptible de degrés et soumise à des conditions »), de lépistémologie ou de lhistoire intellectuelle européenne, sont innombrables et très prometteuses. Dans la réévaluation de lœuvre de Joseph de Maistre entreprise depuis bientôt cinquante ans, lessai de Carolina Armenteros est un jalon de première importance.

Philippe Barthelet

1 « … Longtemps nous navons point compris la Révolution dont nous sommes les témoins ; longtemps nous lavons prise pour un événement. Nous étions dans lerreur : cest une époque : et malheur aux générations qui assistent aux époques du monde ! » (Discours à Mme la marquise de Costa sur la vie et la mort de son fils Alexis Louis Eugène de Costa, 1794, dans Joseph de Maistre, Philippe Barthelet (éd.), Lausanne, LÂge dhomme, coll. « Les dossiers H », 2005, p. 27-41).

2 Lettre au baron Vignet des Étoles (6 janvier 1794), dans Joseph de Maistre, Philippe Barthelet (éd.), p. 363.