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Classiques Garnier

[Introduction de la troisième partie]

  • Publication type: Book chapter
  • Book: L’Éthique néo-aristotélicienne
  • Pages: 185 to 187
  • Collection: Contemporary Philosophy, n° 22
  • CLIL theme: 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN: 9782406123781
  • ISBN: 978-2-406-12378-1
  • ISSN: 2427-8092
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12378-1.p.0185
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 12-15-2021
  • Language: French
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La philosophie contemporaine présente des formes très diverses de « naturalisme éthique1 » ou de « naturalisme moral2 » dont le « naturalisme éthique néo-aristotélicien3 » nest quune des versions. Avant de pouvoir déterminer davantage les caractéristiques du naturalisme néo-aristotélicien, jentendrai ici par « naturalisme » lidée selon laquelle il serait possible de déterminer les valeurs et les normes éthiques à partir dune réflexion sur la nature spécifique de lhomme. Lidée que nous envisageons maintenant a sa source dans la manière dont Aristote, dans lÉthique à Nicomaque, prétend définir le Souverain Bien de lhomme en partant dune analyse de sa « fonction propre » (ergon)4. Cest en effet à partir de cette notion que peuvent être définis le bonheur et les vertus. Ce sont ces notions que le néo-aristotélisme prétendra privilégier par rapport à la notion moderne de « devoir moral ». Cette éthique repose donc essentiellement sur ce naturalisme et il paraît tout à fait légitime de désigner léthique néo-aristotélicienne, comme il est dusage aujourdhui, par lexpression « naturalisme néo-aristotélicien » ou même « naturalisme aristotélicien5 ».

Le « naturalisme » tel que nous allons maintenant lenvisager ne doit donc pas être confondu avec celui qui est revendiqué par les philosophes néo-aristotéliciens dans leur critique de l« anti-naturalisme » hérité de Moore. On pressent pourtant que ce « naturalisme » de la « fonction propre » de lhomme a malgré tout partie liée avec le « réalisme » soutenu par les auteurs de ce courant. La critique du « subjectivisme » moral et 186celle de la dichotomie « est/doit » prépare la réhabilitation de largument de la « fonction propre ». Contrairement à ce que la dénonciation du « sophisme naturaliste » (naturalistic fallacy) par Moore prétendait avoir établi, il serait tout à fait légitime de passer de ce quest lêtre humain à ce quil devrait faire.

Cependant, le naturalisme éthique se heurte à dautres obstacles. Plus que toute autre chose, cest laspect archaïque de cette idée qui rend cette éthique vulnérable aux critiques des philosophes modernes. Lidée même dune « nature humaine » semble être remise en cause tant par les avancées des sciences de la nature que par celles des sciences humaines6. Comme cherchent à le montrer les analyses de Bernard Williams, le naturalisme éthique des Anciens se fonderait sur une conception de la « nature » incompatible avec la nôtre. La « nature » des Anciens est ordonnée, hiérarchisée. Il sagit dun « cosmos » au sein duquel chaque élément a effectivement sa « fonction propre ». Il serait donc illusoire de vouloir aujourdhui fonder léthique sur une nature en laquelle nous ne pouvons même plus croire7. La pertinence de ce type de critique nest pas amoindrie par le fait que des représentants essentiels de ce courant revendiquent leur affiliation au thomisme dont on peut soutenir quil implique une représentation de la nature plus proche du cosmos antique que de la nature telle que la conçoivent les Modernes8. À cette inquiétude se joint un dernier soupçon : la naturalisation du réel peut avoir idéologiquement partie liée avec un certain conservatisme moral et politique. Les positions prises par Anscombe en matière de morale sexuelle notamment – condamnation absolue non seulement de toute forme davortement mais encore de la contraception, de la masturbation, de la « sodomie9 » – peuvent légitimement laisser 187penser que le naturalisme éthique est par essence lexpression dune idéologie conservatrice. Les polémiques dAnscombe avec Williams à propos de la contraception semblent confirmer cette hypothèse10. On pourrait opposer à cela le libéralisme affiché, en matière de mœurs, par Philippa Foot ou Martha Nussbaum11. La crédibilité du naturalisme ne risquerait pas moins den être affectée : comment une doctrine prétendant fonder rigoureusement léthique sur une même « nature humaine » pourrait-elle aboutir à des conclusions si diamétralement opposées ? Cela ne justifierait-il pas, de nouveau, les remarques de Williams selon lequel « il ny a pas de passage direct entre des considérations touchant la nature humaine et une morale unique ou un idéal moral unique12 » ?

1 Cf. Dowell (J. L.), « Naturalism, Ethical » in LaFollette (H.) (éd.), The International Encyclopedia of Ethics, Wiley-Blackwell, 2013.

2 Cf. Lenman (J.) « Moral Naturalism » (2014) in Zalta (E.N.) (éd.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy, http://plato.stanford.edu/archives/spr2014/entries/naturalism-moral/ (consulté le 20/07/2021) [1re éd. 2006].

3 Hursthouse (R.), « Neo-Aristotelian Ethical Naturalism » in LaFollette (H.) (éd.), The International Encyclopedia of Ethics, op. cit.

4 Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre I, chap. 6.

5 Pour les auteurs de lintroduction dun recueil qui y est consacré, « “Naturalisme aristotélicien” est une abréviation de “Naturalisme éthique néo-aristotélicien”, paradigmatiquement introduite par Rosalind Hursthouse et dautres. » (Hacker-Wright (J.), Hähnel (M.) et Lott (M.), « Introduction : Aristotelian Naturalism – Human Nature, Virtue, Practical Rationality » in Hähnel (M.) (éd.), Aristotelian Naturalism, op. cit., p. 5.

6 Cf. par exemple Morin (E.), La nature humaine : Le paradigme perdu, Paris, Éditions du Seuil, 1973 ; Sahlins (M.), La nature humaine : une illusion occidentale, tr. Renaut (O.), Paris, Éditions de lÉclat, 2009 [Sahlins (M.), The Western Illusion of Human Nature, Chicago, The University of Chicago Press, 2008].

7 Cf. notamment Williams (B.), « Les critères de la morale et la marque distinctive de lhomme » in Williams (B.), La fortune morale, op. cit., p. 47-59 [Williams (B.), « Moral Standards and The Distinguishing Mark of Man » in Williams (B.), Morality, Cambridge, Cambridge University Press, 1972, p. 69-76] ; Williams (B.), Léthique et les limites de la philosophie, op. cit., chap. iii, p. 38-62.

8 Cf. Brague (R.), La loi de Dieu, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2008 [1re parution 2005], p. 369 sq.

9 Cf. Anscombe (G. E. M.), « Contraception and Chastity » (1972) in Geach (M.) et Gormally (L.) (éd.), Faith in a Hard Ground : Essays on Religion, Philosophy and Ethics by G. E. M. Anscombe, Exeter, Inprint Academic, p. 170-191.

10 Cf. Lettres de Peter Winch et de Michael Tanner et Bernard Williams publiées dans The Human World (Vol. 9, 1972, p. 41-48), en réponse à Anscombe (G. E. M.), « Contraception and Chastity », op. cit., et « Réponse » dAnscombe dans le même volume (p. 48-51).

11 Cf. par exemple Nussbaum (M. C.), Sex and Social Justice, Oxford, Oxford University Press, 1999, Part II, p. 211 sq.

12 Williams (B.), « Les critères de la morale et la marque distinctive de lhomme », op. cit., p. 59.