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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : L’Espace politique de la littérature. Lire André Gide après #MeToo
  • Pages : 9 à 16
  • Collection : Bibliothèque gidienne, n° 19
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406123484
  • ISBN : 978-2-406-12348-4
  • ISSN : 2494-4890
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12348-4.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 08/12/2021
  • Langue : Français
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Avant-propos

La littérature nest pas innocente, et, coupable, elle devait à la fin savouer telle.

Georges Bataille, La Littérature et le mal[1957], Paris, Gallimard, « Folio essais », 1990, p. 8.

Ce petit livre se propose de relire une œuvre majeure du vingtième siècle, celle dAndré Gide, à la lumière didées nouvelles de la littérature qui émergent et semblent la condamner.

Le mouvement #MeToo sest répercuté, en quelques années, sur lensemble du champ des arts : il a conduit à reconsidérer leur contexte de production, les processus de violence ou de domination quils engendrent et leurs critères dévaluation. Au-delà du partage de témoignage sur les réseaux sociaux, il a contribué à promouvoir une littérature de témoignage puissante et problématique, que Le Consentement de Vanessa Springora représente exemplairement. Il sest accompagné de chutes hautement dramatisées et médiatisées parce quelles touchaient à des figures fortement implantées dans le monde journalistique et littéraire parisien, comme celle de Gabriel Matzneff ou dOlivier Duhamel. Mais ces affaires ponctuelles, qui ont concerné la littérature et lédition, lart, le cinéma, semblent aussi soudain rendre visible en France un ensemble de contestations bien plus anciennes et plus profondes du panthéon national ou universel, de lidée dune autonomie de la littérature, des façons dévaluer la littérature et de réévaluer sa place dans la cité, mais aussi de définir des façons militantes de sen servir : le corpus, américain mais aussi mondial, si divers, des études, culturelles, postcoloniales, gay, queer, de genre, semble produire des effets enfin mesurables dans lidée de littérature comme, à travers par exemple lécriture inclusive, elle fait trembler – ou frissonner ? – lordre français de la langue. Ces discours 10ne peuvent se résumer aux quelques lieux communs que ces affaires très médiatiques rendent saillants, à lajout dun point intercalaire à la fin des mots ou à la publication de témoignages, et les envisager nimplique pas den accepter toutes les productions. Il serait également absurde de tenir ces études pour des nouveautés dans lunivers intellectuel français : elles sy sont installées non sans résistance. Mais leur visibilité soudaine dans des faits divers qui raccordent autour du consentement et de lexercice de la domination masculine vie sociale, art et hypothèses sur le monde social, oblige quiconque nen est pas spécialiste à sy confronter comme à un fait sismique majeur et durable de la tectonique littéraire, quelle que soit par ailleurs lévaluation densemble quil lui accorde, ou les positions et les exclusives quil adopte dans les foisonnants débats internes à ces champs. Louvrage qui suit est précisément lessai, par un non spécialiste, de ressaisir certains de ces mouvements de fond, et den mesurer les conséquences dans la réévaluation du canon, au-delà des frémissements médiatiques. Ce sont des idées accumulées des années 1980 aux années 2000 qui semblent nourrir les controverses médiatiques actuelles, avec linévitable retard quelles prennent à atteindre les débats publics mais aussi les non spécialistes : des objections, des déplacements, internes et externes à ce champ, se seront poursuivis depuis. Il sagit en tout cas daffronter et de décrire sans prévention les effets sur lœuvre dAndré Gide – évoquée en spécialiste –de ces débats contemporains ou quasi contemporains et des perspectives théoriques et politiques qui les nourrissent.

Que sait-on encore de Gide ? La poussière de savoirs qui entoure les chefs-dœuvre quon ne lit plus a parfois peu dépaisseur, mais permet de deviner pourtant combien lhomme et lœuvre sont difficiles à situer et à limiter. On y retrouvera peut-être le souvenir du refus déditer Proust en 1913, puis la lettre où il saccuse de cette erreur pour le récupérer chez Gallimard : Gide reste dans la mémoire commune comme le grand lecteur qui sest trompé, et le mauvais second rôle du Grand Écrivain ; en même temps, une doxa formaliste en fait un précurseur du nouveau roman, lequel nouveau roman nous paraît bien loin désormais : on retient dans Paludes ou Les Faux-monnayeurs le vertige de la mise en abyme, quil a lui-même définie dès 1893 dans son journal ; sy agrège le souvenir vague de mœurs scandaleuses qui renvoient à un autre temps : une histoire de rigueur protestante abandonnée à la découverte du soleil et du corps, de 11mariage blanc et de pédérastie. Dans les milieux gays, il hésite entre le statut de modèle historique de coming out et de vieillard pédophile infréquentable. À gauche, il est demeuré longtemps le bourgeois qui sest intéressé au communisme sans le comprendre, lengagé dilettante, émouvant mais bien faible par rapport au grand Sartre, en revenant dURSS plein dillusions déçues ou quand, au Congo et au Tchad, il tirait dun voyage exemplairement colonial un dossier à charge contre les compagnies françaises qui exploitaient la terre et les hommes. Du côté protestant ou catholique parfois, il sera lennemi de Claudel, celui quon ne convertissait pas et qui pervertissait la jeunesse, lécrivain qui faisait succéder à des récits mystiques (La Porte étroite) des brûlots anticléricaux (Les Caves du Vatican). Est-ce tout ce qui reste du « contemporain capital » dans la conscience collective ? Cette nappe de bruits qui lentoure nest pas équivalente à loubli, mais laisse place peut-être, par son manque de densité, à un retour au premier plan en cours ces derniers temps sur le mode du raccourci, et qui fait de Gide quelque chose comme un précurseur de Matzneff. Le cœur du problème nest pas centralement ici celui du consentement, mais le fait que, au regard de nos contemporains comme de la loi actuelle, André Gide, sil se trouvait à vivre aujourdhui en se comportant comme il se comportait au début du vingtième siècle, serait un pédophile. Entré ainsi rétrospectivement dans la catégorie du prédateur sexuel par excellence, létait-il aux yeux de ses contemporains ? Non, puisque la majorité sexuelle légale était située à treize ans, et que tous les rapports quévoque son œuvre, fictionnelle ou intime, respectent ce cadre légal. On lui reprochait plus le caractère homosexuel de ces relations que lâge de ses amants. Mais même si Gide nétait pas, dans son temps, léquivalent dun Matzneff qui revendique la transgression en affirmant franchir, sans discrimination entre les sexes, la barre de la majorité sexuelle, ne lest-il pas devenu à nos yeux ? Il ne suffit pas de constater lécart entre regards passés et contemporains pour quun objet historicisé change notre regard. Il faut alors entendre ceux qui se demandent de quel droit il faudrait continuer à lenseigner et le lire, hors dun domaine étroitement spécialisé et historique, et leur laisser le dernier mot, ou trouver une autre raison de faire de lœuvre de Gide une lecture qui intéresse et interroge notre présent.

Lœuvre de Gide dialogue avec les modes denvisager la littérature et ses usages des études gays, postcoloniales et de genre de façon bien plus 12large que par les seules analogies possibles avec lœuvre dun Gabriel Matzneff – lequel représente désormais, plus quun ensemble de textes, un problème littéraire et moral. Toutes ces approches déplacent et transforment le discours quon peut tenir sur cette œuvre, en révèlent des possibilités négligées parfois, mais font aussi apparaître des discordances, qui ne sont peut-être pas uniquement liées au placage de grilles interprétatives neuves sur un texte ancien. Le détour par une œuvre que menacent les réformes en cours de lidée de littérature et de ses usages, mais qui précède de peu les débats théoriques de la modernité et de la postmodernité, et les nourrit, oblige à déplacer ces débats et à reparcourir à cette lumière un peu décalée lhistoire de la modernité théorique française et des études américaines, qui ont à la fois très souvent mobilisé Gide et trouvé en lui une étrange résistance. On peut travailler à résister à lapplication indiscriminée de nouvelles machines à évaluer – et à déboulonner – livres et auteurs. Peut-on prendre un moment pour lire avant, peut-être, darracher ?

Il se peut alors que les phrases contournées dun auteur vieilli réapparaissent, au détour de ce livre, dans lurgence qui les porte de défier les lois sans prétendre les éviter, et dans le double scandale qui consiste à promouvoir des formes voisines de la pédophilie tout en fondant sur ce désir la défense universelle des minorités, et en y inventant une écriture qui autorise des dominés à survivre, à fonder leur droit et à se saisir du bonheur. Et laccusation morale quirrésistiblement nous portons sur elle après quelques générations de lectures formalistes qui neutralisaient ces questionnements, nous trouvons quelle était là depuis le début, nécessaire à lexistence même de ces livres, qui nous invitent à la formuler autrement : Gide nétait pas pédophile aux yeux de ses contemporains, mais pédéraste – homosexuel tourné vers les jeunes gens – dans une France qui, pénalement, ne condamnait pas lhomosexualité, mais poursuivait par dautres biais, policiers ou sociaux, ses homosexuels. Il considérait lacceptation soudaine, en 1893, de sa sexualité, jusque-là interdite et déniée, comme un « secret de ressuscité1 ». Laffirmation et la publication de celle-ci engageaient des périls et le sentiment de poursuivre une véritable mission ; et Gide articulait ce coming out aux autres discours dominés et minoritaires, mais ne voulait pas égaliser et lisser toutes les luttes. Mais simultanément, à chaque étape de cette affirmation, Gide convoquait, formulait et interrogeait le trouble dans la loi induit par 13son désir, et avec lui le problème dune morale proprement personnelle et tous les questionnements moraux liés à laffranchissement.

Que Gide sinterroge sur les obscurités de son modèle ne linnocente pas : lautocritique na jamais sauvé personne. Mais nous touchons ici au véritable scandale que contient cette œuvre, et qui rend la lecture de Gideproprementcontemporaine parce quelle illustre et dérange à la fois nos habitudes et nos lignes de partage morales :que labjection la plus forte à nos yeux – la pédophilie – puisse être décrite comme un objet historique dont limportance au regard de la société ait pu varier, soit ; mais le paradoxe de Gide est quil ait fait de ce que nous appelons « pédophilie » le cœur de larticulation des formes de lutte et des questionnements contemporains sur ses fondements et ses modalités. Sur la jouissance sexuelle prise auprès de mineurs souvent dans un contexte colonial profondément inégalitaire, il a construit une idée libératrice des minorités, qui le conduit à les défendre en partant de la question de la sexualité. Constatant la spécificité de ses propres hérésies et refusant quon en parle pour lui mais refusant également de se limiter à la promotion dune cause, il interroge la légitimité quaurait un discours minoritaire de parler au nom dautres sans les instrumentaliser, en particulier dans le contexte colonial. Il articule féminisme et marxisme et, devant la conséquence inévitable, dans la lutte et dans une société refondée, dune marginalisation de la littérature, il invente un espace politique de la littérature. Que faire de ce scandale dune œuvre qui associe les traits de la moralité et de limmoralité contemporaine ? Cest ce qui appartient à chacun, et qui fait de cet œuvre un domaine public. Comme lœuvre de Gide, hors des cercles de spécialistes, est plus souvent évoquée que lue, elle ne sera pas ici supposée connue. Il sagira, dun côté, de sen ressaisir dans sa réception et les débats sur lidée de littérature dans lesquels nous vivons, et dun autre côté, de la reparcourir à cette lumière, en résumant presque les livres, sans exhaustivité ni hiérarchie, selon lordre de nos angoisses, à partir de ce regard contemporain auquel, heureusement, elle résiste.

Un premier chapitre se proposera, en partant du Consentement2 de Vanessa Springora et de La Littérature à lheure de #MeToo3dHélène 14Merlin-Kajman, déchapper au piège que constitue lalternative entre la condamnation morale dun auteur et par conséquent la condamnation de son œuvre, et la défense dune exception juridique et morale de la littérature, telle que toute condamnation serait une atteinte directe et immédiate à son autonomie. La façon qua André Gide de détacher la littérature de la question du salut ouvre quelques pistes ; elles saccompagnent de la lecture de textes situés en marge de lœuvre – De me ipse, les Carnets dÉgypte – qui exposent sous sa forme la plus crue la sexualité gidienne.

Un second chapitre essaiera de dégager deux strates du silence qui sest peu à peu imposé sur lœuvre dAndré Gide, en essayant de montrer combien – et de quelle façon – il parle de nos partages conceptuels, et participe en sous-main de nos idées de la littérature. Le long voyage de la cellule textuelle merveilleusement brève et radicale des Nourritures terrestres : « Jette mon livre, Nathanaël », est parcouru. Jessaie de montrer comment Gide a offert aux Modernes le modèle dun grand écrivain formulant le programme dauto-suppression de ses propres œuvres. Il a ainsi offert aux différentes générations de la modernité française, depuis Sartre, dont toutes les figures avouent avoir lu Gide massivement sans presque jamais en parler, la case théorique de lœuvre qui sannule, et de lauteur quon peut prendre au mot pour mieux le passer sous silence, de façon à se constituer en héritier sans dette. Mais cest aussi limportante bibliographie, notamment anglo-saxonne, consacrée à Gide dans une perspective gay, féministe ou postcoloniale, qui est étudiée, pour essayer de comprendre cette quasi-centralité de Gide et comment la question pédophile a empêché dy penser des rapports à la sexualité, à la société et à la nature qui demeurent donc largement disponibles.

Dans un troisième chapitre, André Gide est précisément étudié en fonction de la question pédophile : à la figure du pervers héroïque telle quÉric Marty la décrit dans Le Sexe des Modernes4 et à celle du pédophile comme monstre contemporain est ajoutée létude des auteurs pédophiles de mai 1968, et en particulier de La Diététique de Georges Byron5 de Gabriel Matzneff : cest la continuité et limpasse dune littérature cynique, qui aura été une des tentations de la modernité, qui se dessine 15de Gide à Matzneff ; mais elle nest pas plus homogène ou réductible à un de ses termes que la lignée des auteurs qui ont placé la littérarité non dans une crise des mœurs, mais dans une crise du langage, ne sont identiques entre eux.Pour résister aux lieux communs dapologie et de condamnation, je tente de dire en quoi lessai de Matzneff sur Byron, avec toutes ses manœuvres stratégiques et auto-promotionnelles, nen est pas moins, bonne ou mauvaise, de la littérature, et est porteur dune idée de la littérature, définie comme pratique jouissive de linégalité. Létude de larticle de Gide « Les Juifs, Céline et Maritain », dans lequel Gide sefforce de dire en quoi Bagatelles pour un massacre est de la littérature,offre, par son projet comme par son échec, le modèle dune tentative de discours sur linfâme littéraire qui soit consciente des risques pris.

Dans un quatrième chapitre, en confrontant LEspace autobiographique de Lejeune à Épistémologie du placard6 dEve Kossofsky Segwick, je tente de décrire la lente construction de lœuvre dAndré Gide comme une sortie du placard progressive où sinvente un type dexpérience littéraire qui ne peut être réduit à ce que construisent en parallèle un Oscar Wilde ou un Marcel Proust. Écrire en refusant dêtre un nouvel Oscar Wilde conduit Gide à réinterroger le flou légal sur la question homosexuelle en France, par conséquent à critiquer tant la bonne conscience morale que les injustices de la loi. Cest lidée dune littérature renonçant totalement à la notion de contrat qui peut alors être pensée, où le lien qui se noue entre auteur et lecteur se déploie hors de tout cadre réglé dans les directions possibles de la violence, du désir, du chantage, ou de la construction dune cité commune. Un espace politique de la littérature prend la place dun espace autobiographique.Les essais de Gide sur Dostoïevski, ainsi que LImmoraliste, Paludes et Les Caves du Vatican sont étudiés dans ce contexte.

Dans un cinquième chapitre, jessaie de parcourir lespace politique de la littérature quouvre lœuvre de Gide : sont étudiées les politisations gidiennes du désir (Les Nourritures terrestres et Geneviève), caractérisées par le glissement dun modèle homosexuel fondé sur la non-reproduction et le luxe créateur vers le modèle féministe et marxiste à la fois de la parturition du futur : aux rapports de classes sajoutent les rapports conflictuels entre les sexes mais aussi la matière des sentiments et des 16non dits, qui informe les vies, lie les êtres et les générations, et que la littérature peut prendre en charge. Puis la pratique gidienne du témoignage, très différente des attestations personnelles de violences subies, est décrite, à travers les Souvenirs de la cour dassises, le Voyage au Congo et Retour dURSS : une solidarité avec tous ceux quexclut la loi sarticule avec le souci, en préférant le témoignage au roman, de ne pas capter par la représentation, la parole et limage des opprimés – de ceux qui sont opprimés quand la loi prétend les défendre – tandis quémerge lidée dun communisme qui respecterait assez les minorités pour leur permettre de se dépasser dans une fraternité commune – et tel que dans ce mouvement la pédérastie même se déferait. Les hésitations gidiennes nempêchent pas de dégager ces tendances et ces projets.

Enfin, un sixième chapitre se demande ce que donnerait Les Faux-monnayeurs, le grand roman gidien, écrit par Gabriel Matzneff, en le comparant à Isaïe souviens-toi7.

Je suis heureux, au seuil de ce livre, de remercier la Fondation Catherine Gide, qui en a encouragé, soutenu et accompagné la publication, après mavoir accompagné dans lélaboration du livre précédent, et tout particulièrement Ambre Philippe pour la relecture critique et le travail éditorial.

1 André Gide, Si le grain ne meurt, SV, p. 293.

2 Vanessa Springora, Le Consentement, Paris, Grasset, 2020.

3 Hélène Merlin-Kajman, La Littérature à lheure de #MeToo, Paris, Ithaque, « Terra incognita », 2020.

4 Éric Marty, Le Sexe des Modernes. Pensée du Neutre et théorie du genre, Paris, Seuil, « Fiction et Cie », 2021.

5 Gabriel Matzneff, La Diététique de lord Byron, Paris, La Table ronde, 1984.

6 Eve Kosofsky Sedgwick, Épistémologie du placard [1991], traduit de laméricain par Maxime Cervulle, Paris, Amsterdam, 2008.

7 Gabriel Matzneff, Isaïe souviens-toi, Paris, La Table ronde, 1974.