Skip to content

Classiques Garnier

[Introduction à la troisième partie]

  • Publication type: Book chapter
  • Book: L’Épreuve du fantôme dans la littérature des Lumières
  • Pages: 235 to 236
  • Collection: Enlightenment Europe, n° 87
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406148135
  • ISBN: 978-2-406-14813-5
  • ISSN: 2258-1464
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14813-5.p.0235
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 07-12-2023
  • Language: French
235

Le fantôme interroge autant ce qui est perçu (matière, esprit, composé, rien) que la nature de la perception : lenfant perçoit-il différemment de ladulte, existe-t-il des manières de sentir qui ne relèveraient pas du corps, lhomme détient-il un sens particulier différent des animaux, lintuition1 a-t-elle rapport aux sens, quelle mémoire du corps conserve la réminiscence2 ? Sur la période qui conduit de lempirisme de la fin du xviie siècle à la physiologie des années 1760, la question de la sensibilité de linvisible, quil corresponde à un intelligible spirituel ou à une perception intime singulière se pose avec dautant plus dacuité quelle mobilise des champs de la pensée que nous avons tendance aujourdhui à séparer – la métaphysique, la physique, la psychologie – et quelle renvoie à des débats, parfois des controverses, dont il est difficile de restituer et de comprendre les enjeux.

Or, parce que le fantôme suppose ou révèle un hiatus entre la perception et lidée, dans lequel se loge une image mentale inassignable, il confronte le sujet au problème de savoir si tout ce qui estexiste nécessairement et si des modes intermédiaires dexistence pourraient permettre à un objet dexister un peu sans être tout à fait. « Exister », écrit Furetière, cest « être en la nature », ce qui peut aussi se formuler selon le Dictionnaire de lAcadémie comme « être actuellement », tandis qu« être », cest « exister réellement ». Dun côté la vérité, de lautre la preuve phénoménale. Le fantôme révèle lécart entre deux modes dappréhension du monde en désignant ce qui se manifeste3, ou est éprouvé par un sujet, en dépit dun défaut dêtre (au sens de vérité) ou, 236à linverse, ce qui simpose à lintellection malgré un déficit dexistence (dans lexpérience sensible). Dans larticle « Existence » de lEncyclopédie Turgot avance deux arguments pour poser lexistence du monde indépendamment de celle du sujet, celui de la causalité (les sensations sont nécessairement les « effets » de « causes » : il y a donc des objets) et celui de la répétition (les mêmes objets produisent les mêmes sensations chez dautres, ils existent donc en dehors de moi). Mais cette analyse ne résout pas la question de ce qui peut être perçu de la part immatérielle de lexistence de ces mêmes objets : comment être à la fois matière impalpable et esprit inintelligible ? Elle ouvre de surcroît la voie à dautres questions redoutables, concernant dune part le rapport dautrui à ce à quoi il prête existence (peut-on guérir lautre de ses fantômes ?) et concernant dautre part le sens même de cette expérience du fantôme pour soi : accéder à un espace intermodal entre la vie et la mort, entre lexistence et linexistence, entre la mémoire et loubli, peut-il compenser leffroi et le chagrin de la mort ?

1 Cette notion, employée chez Descartes comme forme de connaissance immédiate (sans raisonnement), connaît aussi une acception dogmatique en théologie pour désigner la vision directe en Dieu (voir Trévoux). Le mot, dusage encore peu fréquent au xviiie siècle, est employé entre autres par Condillac, dAlembert et comme nous le verrons, Maine de Biran. Son sens a été profondément renouvelé par Locke. Voir à ce sujet Laetitia Simonetta, La Connaissance par sentiment au xviiie siècle, Paris, Honoré Champion, 2018.

2 Voir J.-F. Perrin, Le Chant de lorigine : la mémoire et le temps dans les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, Oxford, Voltaire Foundation, 1996, p. 31-53 et surtout, Poétique romanesque de la mémoire avant Proust, tome I, Éros réminiscent (xviie-xviiie siècles), Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 134-135.

3 La notion de manifestation est encore au xviiie siècle essentiellement employée dans le sens de la manifestation du divin dans le cadre de la Révélation ou des miracles (voir outre les dictionnaires contemporains lentrée « Révélation » de lEncyclopédie). Nous prenons ici le mot dans son sens moderne.