[Introduction à la deuxième partie]
- Publication type: Book chapter
- Book: L’Épreuve du fantôme dans la littérature des Lumières
- Pages: 139 to 141
- Collection: Enlightenment Europe, n° 87
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN: 9782406148135
- ISBN: 978-2-406-14813-5
- ISSN: 2258-1464
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-14813-5.p.0139
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 07-12-2023
- Language: French
Dans les dictionnaires de l’époque, les emplois et exemples moraux sont particulièrement nombreux et développés. Même dans les usages spécialisés, comme l’a montré l’exemple de la double traduction de l’ouvrage de Boissier de Sauvages1, le mot « fantôme » ne peut plus être au xviiie siècle la simple traduction du « phantasma » grec, il s’est entretemps chargé de la charge de négativité contenue dans les « fantômes de vertu » de l’usage classique.
Emblème mobile, saturé ou évidé, le fantôme ressemble à Protée auquel il lui arrive d’être associé. Tous deux peuvent être décrits sous l’angle d’un dédoublement de figure, ce sont des êtres bifrons dont une face est tournée vers le vrai et l’autre vers le faux. Question de perspective, ou d’essence ? Question de morale, surtout. Le « fantôme » de vertu auquel succombe celui qui se laisse aller à la violence meurtrière sans en être effrayé, est aussi un « protée » dans ce passage de l’Essai sur le mérite et la vertu traduit par Diderot en 1745 :
Un homme qui dans un premier mouvement, a le malheur de tuer son semblable, revient subitement à la vue de ce qu’il a fait ; sa haine se change en pitié, et sa fureur se tourne contre lui-même. Tel est le pouvoir de l’objet. Mais il n’est pas au bout de ses peines : il ne retrouve pas sa tranquillité en perdant de vue le cadavre : il entre ensuite en agonie ; le sang du mort coule derechef à ses yeux : il est transi d’horreur, et le souvenir cruel de son action le poursuit en tout lieu. Mais si l’on supposait que cet Assassin a vu expirer son compagnon sans frémir, et qu’aucun trouble, qu’aucun remords, qu’aucune émotion n’a suivi le coup, je dirais, ou qu’il ne reste à ce Scélérat aucun sentiment de la difformité du crime, qu’il est sans affection naturelle, et par conséquent sans paix au-dedans de lui-même, et sans félicité ; ou que s’il a quelque notion de beauté morale, c’est un assemblage capricieux d’idées monstrueuses et contradictoires, un composé d’opinions fantasques, une ombre défigurée de la Vertu ; que ce sont des préjugés extravagants qu’il prend pour le grand, l’héroïque et le beau des sentiments : or, que ne souffre point un homme dans cet état ! Le fantôme qu’il idolâtre n’a point de forme constante ; c’est un (121) Protée d’honneur qu’il ne sait pas où saisir, et dont la poursuite le jette dans une infinité de perplexités, de travaux et de dangers. Nous avons démontré que la Vertu seule, digne en 140tout temps de notre estime et de notre approbation, peut nous procurer des satisfactions réelles2.
Il ne s’agit pas d’inconsistance ici mais au contraire d’une présence mobile et entêtante, pourvue d’une matérialité paradoxale. Le fantôme est d’autant plus apte à exprimer une morale absente qu’à l’inverse de la table rase, l’absence ou le vide qu’il indique et comble à la fois apparaît comme un encombrement, une superposition, un entremêlement indistinct.
Une dynamique se met alors en place dans laquelle le fantôme incarne ou stigmatise les différentes formes que prend l’aspiration à la vertu, à l’héroïsme ou tout simplement au bonheur. Esquisser le fantôme, lui donner une voix, parfois un costume, l’exprimer tout en le mettant à distance par la représentation, c’est mettre en place des dispositifs qui donnent à voir une intériorité morale, sans pour autant mobiliser une démarche d’introspection.
La polysémie du mot est déterminée par des usages qui disséminent la valeur négative du mot dans tous les champs de la morale. Dans la synonymie du fantôme et du simulacre, telle que l’article du Trévoux la constate dans l’usage au sens d’image vaine, se love ainsi l’une des thématiques les plus prégnantes du fantôme en morale et dans de nombreux cas « fantôme de » pourrait commuter en langue avec l’épithète « vain ». Dans ces emplois le fantôme traduit le mécanisme réversible de l’adhésion illusoire et de la désillusion annoncée : on se prend aux vains fantômes de l’amour, de la vertu, de l’héroïsme et de l’honneur avant de comprendre la vanité des attachements terrestres. De fait, la réflexion morale sur le fantôme est imprégnée de spiritualité et les exemples pris dans l’antiquité païenne sont, lorsqu’il est question de morale, souvent christianisés, comme on le verra avec la figure de Brutus, même en contexte laïque. Pour prendre un autre exemple, Tiphaigne de la Roche dans Giphantie tire parti du sens propre de « simulacre » comme semblance pour évoquer la vanité de l’existence humaine :
Ne vous plaignez donc jamais qu’un parent vous oublie, qu’un ami vous abandonne, qu’une femme vous trahit. Hélas ! peut-être n’y a-t-il longtemps 141que vous n’avez ni femme, ni parents, ni amis : ils sont morts ; il ne vous reste que leurs simulacres3.
Tous les attachements, toutes les passions des hommes s’avèrent illusoires. Mais en superposant le sens d’image et celui de fausseté, Tiphaigne met son lecteur sur la voie d’une lecture allégorique du système de l’âme universelle, conformément à celle qu’il a développée dans ce même chapitre : la mort et la vie ne se distinguent pas. Celui qui meurt « conserve pourtant l’air d’un homme vivant ; parce que l’âme universelle s’est rétablie dans son cerveau, qu’elle dirige tellement quellement. »
La méprise entre vie et mort est aussi méprise sur les identités : « l’âme universelle vous représente, à tromper tout le monde, à vous tromper vous-même4. » Les reconfigurations éthiques qui affectent la morale restent ainsi profondément imprégnées de métaphysique. Mais les remises en cause profondes que le fantôme conduit dans la sphère morale, déconstruisant et discréditant les valeurs héritées, ouvrent aussi des perspectives nouvelles. Dès lors que l’immortalité se règle d’abord sur terre, elle intronise une pensée de l’histoire fondée sur la mémoire collective, la tradition et le progrès, et non plus sur la révélation et la téléologie.
1 Voir supra, I.2.A., p. 63-64.
2 Diderot, « Essai sur le mérite et la vertu », Œuvres de Mylord Comte de Shaftesbury, trad. Diderot[1769], dans Le Modèle anglais, Œuvres complètes, tome I, Paris, Hermann, 1975, p. 394 (je souligne).
3 Tiphaigne de La Roche, Giphantie, à Babylone [Paris, N.-F. Moureau], 1760, t. 2, p. 119 (éd. F. Lacassin dans Voyages au pays de nulle part, Paris, Laffont, « Bouquins », 1990, p. 1076 ; éd. Y. Citton, Points classiques, 2022, p. 141). (Je souligne.)
4 Ibid.