Aller au contenu

Classiques Garnier

[Introduction à la cinquième partie]

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : L’Épreuve du fantôme dans la littérature des Lumières
  • Pages : 461 à 463
  • Collection : L'Europe des Lumières, n° 87
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406148135
  • ISBN : 978-2-406-14813-5
  • ISSN : 2258-1464
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-14813-5.p.0461
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 12/07/2023
  • Langue : Français
461

Repli dans lintime autant que confrontation à soi-même, le fantôme constitue un accès à un savoir sur lhomme, un savoir sans concepts, fait dimages et constitué dimpressions, dintuitions, de souvenirs et de rêves. Lexploration psychique, spirituelle et morale à laquelle il donne accès trouve dans le roman une voie de réalisation particulièrement propice.

On peut avancer à cela deux raisons : dune part, le roman raconte des parcours personnels de construction individuelle qui passent par la contemplation des images que le sujet se fait de lui-même et de son histoire affective. Dautre part, la réflexivité du roman-mémoires se combine avec son recours à la théâtralisation, de sorte quil nest pas nécessaire que le mot ou la chose du fantôme intervienne pour quon puisse dire quassurément, la constitution de lidentité passe par le fantomal, cest-à-dire par une dialectique du même et de lautre, du moi vivant et du moi mort.

Labsence de spécialisation lexicale de fantôme au sens dapparition dun défunt ouvre le champ dinvestigation dans la mesure où elle pousse le terme à conserver, même dans ses acceptions spécialisées ou restreintes, le sème dune obsession mentale dorigine sensitive. Il nen reste pas moins que les emplois romanesques témoignent de la progression de lacception morbide du fantôme, ce quon mettra en relation avec le recul des acceptions démoniaques – étant entendu que la croyance en des manifestations sensibles du diable fait lobjet dune condamnation sinon générale du moins majoritaire, tant dans le discours catholique institutionnel ou savant que dans la critique philosophique. De même la sensibilité dun individu aux fantômes est-elle de moins en moins associée à ses croyances et bien plus à son histoire personnelle, à ses obsessions, à lidée de sa propre mort et à la relation quil entretient avec des personnes défuntes ou avec leur souvenir, que cette relation soit ininterrompue ou donne lieu à des sensations de « rencontres ». Ainsi la vision dAbélard à Héloïse est-elle suscitée par la prémonition de leur mort et par langoissante idée dune mort sans pardon. Quant à la hantise des figures criminelles, ce nest plus tant sous langle du jugement divin quelle est appréhendée que sous celui du remords dont on les pense saisies à la perspective ou au moment même de mourir. 462Ce nest pas Dieu ou un ange qui apparaît à Néron par exemple, mais Sénèque tout juste assassiné1 ou sa mère Agrippine, à la fois meurtrière et victime.

Nous envisagerons dabord les processus et rituels de deuil inaboutis que donne à lire le roman prévostien et dans lesquels le fantôme du défunt semble se refuser aux sollicitations du personnage, en dépit des marqueurs narratifs et symboliques de leur achèvement – transport du cercueil ou ensevelissement, reconfiguration voire clôture narrative. Le roman à la première personne met au jour les complexes négociations de laffirmation de soi, ses motivations et ses ressources : dans quelle mesure lidentité affirmée par leffet de signature ou acquise par les aventures narrées, et légitimée par le discours descorte qui étaye le dispositif romanesque, se nourrit-elle de leffacement dautres voix narratives, dautres sujets de discours mais aussi de certains des objets mêmes de la quête des personnages ? De fait, lune des caractéristiques les plus déroutantes du romanesque prévostien est de ménager souterrainement une place à la surnature tout en la lui refusant en surface ; le fantôme ne constitue par conséquent plus un représentant possible, ou admissible, dun ordre surnaturel, mais lexpression toujours barrée dune aspiration à une vérité de lêtre, qui subsumerait les limites intelligibles de lexpérience.

Dès lors, si le deuil est omniprésent chez Prévost, il ne se réduit pas à la perte de lobjet aimé mais dessine un espace psychique dans lequel lidentité se vit et séprouve dans le manque2. Nous intégrerons dans 463un deuxième temps deux romans de Marivaux à létude, afin danalyser comment ce manque à être (ou à avoir) se résout dans lincorporation de lobjet damour, qui devient lui-même le fantôme quéprouvait le sujet narrateur. Enfin, cest à Julie ou la Nouvelle Héloïse que nous nous intéresserons, en centrant létude sur le fantôme qui hante Saint-Preux et dont Rousseau invite à trouver les traces et les avatars dans le réseau de figures fantomales que donne à voir son roman.

1 Il y a là une piste pour interpréter le « dédoublement » « du personnage surnaturel » dans le Dom Juan de Molière sous un angle non plus théologique comme séparation de « deux fonctions », « messager du ciel » et « messager de lenfer » (Jacques Truchet, « Molière théologien dans Dom Juan », RHLF, no 5-6, 1972, p. 932), mais sous langle du rapport spécifique que Dom Juan entretient avec chacune de ses victimes : le spectre à visage de femme évoquant Elvire et une séduction continuée – il veut la toucher « pour voir ce que cest » –, la statue représentant le (beau-) père assassiné, figure paternelle héroïque, préférable en grandeur à un Dom Louis trop aimant pour inspirer ladmiration, mais aussi figure paternelle de substitution, assassinée mais définitivement dominante (Dom Juan accepte la main de la statue). Vu ainsi, cest vers la dernière scène du Brutus de Voltaire que léchange ultime entre la statue et Dom Juan ferait signe. Voir supra, II.1.B., p. 161.

2 Nous nous intéresserons à la « tension » mise en lumière par Florence Magnot-Ogilvy dans Cleveland, « entre la volonté de tout récupérer et la nécessité de laisser perdre », autrement dit, « entre le désir de tout réparer, même la mort, et lacceptation de la perte » (« Réparation, récupération et esprit de calcul dans la fin de Cleveland », dans Lectures de Cleveland, C. Duflo, F. Magnot et F. Salaün (éd.), Paris-Louvain, Peeters, 2010, p. 126).