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Classiques Garnier

Préface Polyphonies de l'entretien

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : L’Entretien au xviie siècle
  • Auteur : Beugnot (Bernard)
  • Pages : 7 à 13
  • Collection : Rencontres, n° 294
  • Série : Le Siècle classique, n° 7
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406065692
  • ISBN : 978-2-406-06569-2
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06569-2.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 21/03/2018
  • Langue : Français
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PRÉFACE
Polyphonies de l'entretien


Dès 1639, Jean-Louis Guez de Balzac écrivait de manière visionnaire

J'ai en tête un ouvrage que je veux appeler Entretiens, qui seront d'un style plus concis et moins oratoire, mais qui ne sera ni moins pressant, ni moins agréable. Pour légitimer le titre que je lui veux donner, j'ai l'autorité de deux auteurs qui ont passé devant moi, à savoir, de feu Monsieur l'Évêque de Genève, et de notre cher Monsieur Bardin, qui ont donné ce nom àquelques-unes de leurs oeuvres. Il siéra fort bien à mon livre, puisqu'en effet ce sera l'extrait et le résultat des conversations que j'aurai eues avec vous, et avec d'autres personnes choisies. Là dedans, je parlerai à mes amis ou je parlerai d'eux, et il me semble que ce souvenir désintéressé leur doit bien plaire davantage que les lettres de compliment qui disent toujours la même chose. (À Jean Chapelain, 8 février)
Son correspondant et ami approuvait par retour le dessein et le titre, marri que Balzac ait eu des devanciers, sûr toutefois qu'il leur conférerait une légitimité nouvelle. Le recueil ne devait voir le jour qu'à titre posthume en 1657, riche déjà de toutes les virtualités d'un genre appelé à prendre avec souplesse bien d'autres visages :style moyen, proximité amicale des interlocuteurs choisis, geste mémoriel, dialogue à distance modelé sur des échanges réels et cautionné pax François de Sales dont l'exemple animera l'écriture spirituelle jusqu'à la fin du siècle (traces de mémoire orale, contamination avec le sermon, asymétrie des interlocuteurs) et un académicien moraliste, auteur d'un traité de l'honnête homme, Le Lycée sous-titré «promenades », mais que le cours du texte qualifie à maintes reprises d'entretiens.
Lorsque, voilà plus d'un demi-siècle, je pris pour thème de ma leçon inaugurale à l'université de Montréal L'Entretien au xvr~ siècle, je ne soupçonnais pas que ce propos de circonstance susciterait tant de voix critiques nouvelles, venues baliser en longue durée une histoire du genre, complémentaire de celle que Balzac appelait de ses voeux pour la Rome antique
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Ce serait une satisfaction sans pareille de savoir les bonnes choses qui se disaient entre Scipion et Laelius, Atticus et Cicéron et les autres honnêtes gens de chaque siècle, d'avoir dis-jeune histoire de la conversation et des cabinets. (« De la conversation des Romains », ouvrer diverses, 1644)
Le terme même d'entretien n'est que le foyer d'un lexique qui le déborde, non sans flottement parfois ;Balzac encore, tout en qualifiant son ive entretien (vers 1650) de «dissertation ou conversation par écrit », éprouvait le besoin de corriger aussitôt cette synonymie inattendue «Monsieur de Peyraxde s'oppose formellement à ce mot, et soutient qu'il n'y a point de conversation où il n'y a qu'une personne qui paxle ». Depuis l'académie antique, terme que risque La Fontaine à propos des quatre amis de Psyché, dont il présente comme la version intime, l'entretien est un pavillon multiple. De l'essai montaignien, dialogue avec les grands textes grecs et latins, à la lecture, «conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés » (Descartes, Discours de la méthode), du dialogue aux propos de table et au banquet antiques, de la promenade à l'homilie ou la conférence, des ana modernes qui cherchent à saisir la parole vive aux Mémoires parfois (Nicolas Fontaine), voire aux soliloques qui ne s'identifient pas à des monologues, la gamme des dénominations ou des configurations que l'entretien peut prendre dans le disparate des textes n'en fait-elle pas «un être de raison », c'est-à-dire «qui ne subsiste que dans notre imagination » (Furetière) ?L'éventail des thèmes dont il traite est aussi tel que sa nature même, si malléable et fantasque, semble faire problème bien qu'elle réponde manifestement à l'éveil dans la conscience esthétique d'une forme originale, qui donne toute sa pertinence au colloque organisé par Agnès Cousson. S'affirme en effet en ces pages et en ces parcours diversifiés, sinon parfois divergents, une idée partagée dans laquelle entrent à la fois des desseins et des formes, des démarches et une manière d'être, des rapports humains, des cheminements et des rythmes d'échange qui réunissent aussi bien Costar et Voiture en une polyphonie linguistique, Pascal et Sacy, Ariste et Eugène, Descartes et Burman, Madame de Maintenon et ses protégées de Saint-Cyr.
Sous ces habits d'Arlequin, des récurrences en réalité se manifestent et des enjeux communs s'énoncent. D'abord la sociabilité et la fécon- dité de l'échange. Pierre Nicole, le moraliste de Port-Royal qui jugeait que «l'esprit humain se forme plus par l'entretien que par tout autre chose », lui a consacré deux textes : un petit traité en sept chapitres,
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«Discours où l'on fait voir combien les entretiens des hommes sont dangereux », réflexion sur les fondements intérieurs de la parole, sen- sible surtout aux origines et aux manifestations de la corruption du langage, où le janséniste retrouve le regard de Graciân; plus brève, méfiante également vis-à-vis de « ce mélange d'esprits corrompus », la LXXVIIIe de ses Pensées diverses est plus riche pour notre propos, car elle insiste sur la fécondité de la présence de l'autre. «Lentretien est utile pour se soulager et pour s'instruire. Les pensées purement intérieures ne sont pas assez sensibles ». Point de vue moral transposable dans le domaine littéraire ou philosophique, puisqu'il place l'échange humain, et non l'artifice rhétorique, au coeur de l'entretien : « Il faut avoir la vue de profiter aux autres et de profiter des autres » ;«L'esprit se forme plus par l'entretien que par toute autre chose », paraphrase des célèbres formules de Montaigne : «Le plus fructueux et naturel exercice de notre esprit, c'est à mon gré la conférence» (III, 8). Façon d'échapper à l' «interaction ritualisée » (É. Goldsmith) qui régit la cour, voire les salons, l'entretien s'apparente plutôt à une déambulation intellectuelle et esthétique, celle-là même dont Boileau, pour échapper aux embarras de Paris, rêve de jouir à Bâville
Tantôt sur l'herbe assis, au pied de ces coteaux
Où Polycrène épand ses libérales eaux,
Lamoignon, nous irons libres d'inquiétude
Découvrir des vertus dont tu fais ton étude. (Épître VI)
Pour qu'entretien il y ait, il faut en effet qu'un lien affectif accom- pagne la mondanité si finement analysée par le chevalier de Méré; il s'épanouit en parallèle, sinon en symbiose, avec la réflexion sur l'amitié qui échappe aux conventions et aux rituels propres à la mondanité, il participe à cette « axchéologie des lieux privilégiés de l'intime »souhaitée naguère par O. Ranum, espace ouvert à l'expression des singularités «C'est une image de la belle conversation et de l'entretien de la vie entre personnes amies et importantes ». (Cotin, Théoclée, 1646) Par l'échange de la parole se construit un espace textuel autonome et spé- cifique que cimente l'amitié conversationnelle ; en ce dialogue de deux consciences se forge et s'exprime la notion même de littérature. Entre Ariste et Eugène en effet, le lieu du dialogue est moins la plage réelle de Dunkerque qû évoque le frontispice que la plage mentale, c'est-à-dire
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l'étendue du territoire culturel qu'ils vont parcourir ensemble dans l'harmonie secrète de leur flânerie et les délices de leur studieuse oisiveté. C'est pourquoi l'entretien est si proche paient de la lettre, «dialogue des absents » (Démétrius de Phalère en écho à Cicéron, « amicorum colloquia absentium », Philippiques, 4, 7) «commerce de fantômes » (F. Kafka), les deux voix mises en scène cherchant de façon similaire à combler ce hiatus des consciences, à nouer une proximité affective avant d'être intellectuelle, souvent à travers une semblable mosaïque d'objets, des nouvelles du temps aux matières didactiques (Guez de Balzac à Chapelain, 16 février 1640).
Le Père Bouhours, demeuré dans les coulisses de ce colloque, a fort bien exprimé cette intention dès l'ouverture de ses Entretiens d'Ariste et d'Eugène, «conversations libres et familières qu'ont les honnêtes gens, quand ils sont amis, et qui ne laissent pas d'être spirituelles et même savantes quoiqu'on ne songe pas à y avoir de l'esprit et que l'étude n'y ait point de part ». Chercher une neuve proximité entre l'écrit et l'oral qui est source de tension ou de difficulté avec la mise en scène littéraire, tel est le propos de ce rêve formel, de ce genre en mouvement qui cherche à épouser un itinéraire, à dessiner une histoire, fût-elle brève, dont les interlocuteurs ne sortiront pas sans être façonnés différemment. Ce souci de trouver un mode spécifique de transposition, de restitution pax l'écrit de la parole vive et des modes de communication affective qui lui sont attachés l'affranchit des codes stéréotypés du dialogue traditionnel.
En 1690, le Journal des savants s'étonnera de la vogue de l'entretien qui, de fait, a pu tendre vers la fin du siècle à se dégrader en mode, en formule ou en procédé, privé d'invention; les six volumes d'entretiens du plumitif que fut Eustache Le Noble, publiés sous divers titres dont celui de «promenades », en sont un bon exemple.
L'orbe de l'entretien est sans limite ; parfois simple instrument pédagogique, il peut se mettre au service du plaisir comme de la vérité, modalité du discours philosophique ; il est capable de distance comme de charge affective (Pascal et Sacy) ; il revendique l'authenticité ; il couvre aussi bien la mondanité que la retraite, la biographie que la connaissance de soi, l'expérience existentielle que le savoir livresque, annexé pax un genre naissant comme les ana, et aucun sujet n'échappe à sa juridiction — ait littéraire, théologie, sciences, voire polémique (Jansénistes et moli- nistes) —seule la contrainte propre à l'entretien curial vient restreindre
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sa liberté fondatrice. Comme si, né lorsque triomphait l'esthétique de la bigarrure et de la diversité, il en avait conservé l'héritage.
En ce moment d'histoire de la culture où les propos de divertisse- ment voisinent avec la conférence réglée, «un interstice est ménagé par ce mixte de régularité et de souplesse que désigne le terme d'entretien entendu comme l'entend La Fontaine :comme un itinéraire aisé et pourtant studieux, qui va son chemin de savoir et de plaisir entre le tour académique et l'enjouement sociable » (P. Dandrey). Moins méthodique que déambulatoire, l'authentique entretien serait-il celui dont les liens doivent demeurer secrets : «Tout se tient dans la conversation, mais il serait quelquefois bien difficile de retrouver les chaînons imperceptibles qui ont attiré tant d'idées disparates » (Diderot, Lettre à Sophie Volland, 20 octobre 1760) ? À large vue panoramique, l'entretien du xv1le siècle peut se lire comme une première tentative pour apprivoiser l'autre, pour donner accès à l'altérité des consciences, à l'étrangeté dont Blanchot fera le propre de l'entretien infini. Geste en direction de l'inconnu et force de questionnement non sans demeurer également une manière de converser avec soi-même en sous-texte.
N'y aurait-il pas cependant des formes plus affaissées de l'entretien, qu'il soit mis au service de la propagande missionnaire des Récollets, ou qu'au déclin du siècle, avec Fénelon ou Madame de Maintenon, dans l'entretien spirituel dont on attendrait une élévation du genre, le dialogue ne se noue plus entre d'authentiques interlocuteurs, mais entre un directeur de conscience et des lecteurs plus ou moins privés de voix, entre l'âme et son Dieu, locuteurs imaginaires ? N'y a-t-il pas risque dans ce trop large éventail de manifestations de perdre sa spécificité, ce tête à tête de deux consciences partageant et échangeant à touches dis- crètes leur culture pour nouer et confirmer une intimité qui se cherche, le contraire de la pseudo-communication moderne des fameux et d'une certaine manière mythiques réseaux sociaux ? Faudrait-il faire entrer dans l'histoire du genre tout texte qui a un destinataire, amorçant un supposé dialogue ? Il serait alors tentant de faire application à l'entretien de la formule dont Guez de Balzac usait pour qualifier l'allégorie, «trop charitable figure ». Ce colloque fécond en aura révélé les latences et les polyvalences, la diversité et l'ubiquité.
Mais si le genre naît au xvll~ siècle, il aura son histoire, car un Joseph Barre s'en fait l'historien au siècle suivant tandis qu'en émergent des
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avatars plus modernes. La vie d'écrivain qui, héritière de Plutarque, prend naissance au xvl~ siècle pour s'épanouir jusqu'à la fin du xvlll~ siècle, quête les propos réellement tenus à l'exemple des ana, tente de faire revivre la voix de l'écrivain. La «visite au grand écrivain, rituel de la sociabilité littéraire» (O. Nora), qu'elle soit réelle ou imaginaire, ne s'épanouira qu'aux xlxe et xxe siècles avec « le sacre de l'écrivain » (P. Bénichou), encore que le premier crayon puisse en être le Boloeana de Claude Brossette ; le cadre de vie et de création devient prégnant, «redoublement du culte de la voix par celui du regard », prend valeur de sanctuaire, voire de testament, comme si s'y retrouvait la trace de la librairie de Montaigne et du désert de Balzac. Enfin, comment ne pas évoquer l'expansion moderne de l'interview, inaugurée pax Jules Huret (L'Évolution littéraire, 1891) dont les modalités et modulations infinies posent de nouveau la question du statut propre de chaque interlocuteur ?
Tout a-t-il été dit ?Non sans doute. D'autres perspectives restent à ouvrir :rechercher les marques de la «raison orale » (F. Waquet), codes et démarches subtiles, toute la scénographie (incises, notes de régie, interventions d'un narrateur, échos de citations) pax quoi le texte remplit une attente spécifique, étudier les rapports de l'entretien et de la repré- sentation du moi, objet du plus récent séminaire de Patrick Dandrey; suivre sur textes les cheminements qui échappent à l'ordre rhétorique ou qui le doublent ;constituer un recueil des énoncés intérieurs pax lesquels les entretiens définissent leur propre poétique. Resterait enfin à explorer le domaine iconographique :frontispices et illustrations nourrissent une représentation imaginaire de l'entretien qui n'est pas sans incidence sur les textes mêmes ;ils montrent à l'évidence que la socialité qui lui est propre n'en fait pas l'envers de la retraite, mais plutôt une de ses formes les plus raffinées. Invitation au mélange des tons et des objets, lieu de rencontre, d'accueil ou de débat entre érudition et mondanité ou civilité, entre province et cour ou parisianité, entre religion et savoir profane, entre discours libertin et spiritualité, entre langues anciennes et modernes, l'entretien, étranger au dogmatisme, trouve ainsi à titre de passeur sa place dans le réseau des travaux critiques les plus divers sur l'aménagement des espaces (jardin, cabinet, salon), le loisir, la rêverie, la promenade ou le secret (B. Beugnot, Loin du monde et du bruit). Il est, dans le siècle classique et au-delà, en raison même de son caractère aporétique, au principe d'une forme expressive originale et féconde ;
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il signe une culture de l'échange dont la polyphonie est l'âme. Là réside la réussite de ce colloque :d'avoir, plutôt qu'inventé ou cherché à construire une rigide poétique que le genre lui-même, au temps de son plus bel épanouissement, récuse, choisi d'épouser ses arabesques, ses méandres et ses métamorphoses, image accomplie de l'authentique recherche littéraire.


Bernard BEUGNOT
Membre de la Société Royale
du Canada