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Classiques Garnier

Avant-propos

  • Prix de la Chancellerie des universités de Paris 2021
  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : L’Ennui du spectateur. Thermique du théâtre (1716-1788)
  • Pages : 11 à 14
  • Collection : Études sur le théâtre et les arts de la scène, n° 20
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406119180
  • ISBN : 978-2-406-11918-0
  • ISSN : 2275-2978
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11918-0.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 20/10/2021
  • Langue : Français
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Avant-propos

Adieu, mon cher gros chat ; vivons tant que nous pourrons : mais la vie nest que de lennui, ou de la crème fouettée.

Voltaire

Quoiquelle ait été dun réconfort substantiel pour son auteure, il sera peu question de crème fouettée dans ce livre. De chat, davantage, et dennui, beaucoup.

Le sentiment diffus de tristesse que causent à Voltaire en 1764 une cécité croissante et léloignement de madame de Champbonin est mis par lui sur le compte dun ennui auquel se mêle seulement une allégresse passagère, dont la légèreté est une inconsistance1. Cette allégresse fugitive, inessentielle, pourrait bien être la seule joie promise aux spectateurs, du xviiie siècle comme daujourdhui. Car du théâtre, ils attendent certes une joie, quils le savent, au moins théoriquement, capable de donner. Ils voudraient pouvoir jouir, ensemble, dun plaisir partagé avec les comédiens et les autres spectateurs. Sils cessaient despérer ce plaisir, ils cesseraient aussi daller voir des spectacles. Mais « les plaisirs vifs nont que des instans2 », dirait Fontenelle. Ils nont pas la solide consistance du bonheur. Leur mérite est de « nous tirer » un temps de « cet assoupissement où nous languissons3 », mais ils se font longtemps attendre et partent aussi vite quils étaient arrivés. Cela aussi, les spectateurs le 12savent. La mousse légère que fait surgir la main experte, en battant harmonieusement un peu de crème, de sucre et de fleur doranger4, pourrait être une image de cette petite satisfaction à laquelle ils aspirent : il ny a pas dennui sans espoir de crème fouettée. Mais il ny a peut-être pas non plus de crème fouettée sans expérience de lennui.

Lennui, écrit Jean-Loup Rivière, est un vaste sujet : « si vaste quil faudrait faire une taxinomie de ses formes, une sociologie de ses manifestations, une psychologie de sa genèse5 ». Cest, au fond, à quoi nous nous sommes appliquée ici. Mais létendue des expériences recouvertes par ce terme risque den faire lévanescence. Il désigne dabord et avant tout une négativité, sur laquelle il nest pas aisé de tenir un propos, cest-à-dire un discours positif. Sa singularité, parmi les effets de lécriture dramatique ou de la représentation théâtrale, est de ne pas être programmé par les pièces : aucun auteur, au xviiie siècle, ne souhaite que le public trouve sa pièce ennuyeuse. Lennui suppose une absence de réussite. Il implique une anomalie. Sa consistance réside dans le manque ou dans lécart. On ne peut létudier sans renverser le point de vue habituel sur la réception, pour la considérer daprès ce quelle ne devrait pas être. Mais cest là quil est permis de ne pas suivre Jean-Loup Rivière, pour qui ce vaste sujet est aussi un sujet « morne6 ». Car les renversements de cette espèce, qui nous poussent à regarder les choses autrement, sont tout sauf ennuyeux. Dailleurs, le seul ennui des siècles passés auquel nous ayons accès est celui dont les textes ont gardé trace, mais ces textes ne manquent pas, et cest en soi le signe, nous semble-t-il, que le sujet est digne dattention.

En ouvrant ce livre, notre lecteur entre dans ce lieu particulier quest la salle de théâtre. Espace public mais clos, elle est particulièrement propice à lexpérience de lennui, comme le sont lécole, le couvent ou la prison. Mais nul enfermement ici : lobjet est trop labile. Seule lévasion était obligatoire et notre corpus, qui va des plus grandes œuvres aux écrits réputés mineurs, sen ressent. Traités de théoriciens, qui cherchent à analyser les mécanismes de la réception ; critiques journalistiques et 13anecdotes dramatiques, qui offrent des comptes rendus de séances théâtrales ; écrits de dramaturges, qui expliquent ou justifient leurs choix ; textes dacteurs ou portant sur lacteur, qui déterminent les principes du jeu ; pièces et prologues méta-théâtraux, qui représentent par la fiction le spectateur sennuyant et interrogent la place quil occupe dans la réception : il fallait parcourir toutes ces sources pour mener à bien un travail qui se voudrait contribution à lhistoire des émotions et des sensibilités, dans la lignée dune tradition critique inaugurée en 1969 par Guy Sagnes et dont LEnnui, histoire dun état dâme, en 2012, disait encore toute la vivacité7.

Encore faut-il préciser tout de suite que notre étude ne porte pas uniquement sur lennui. En effet, comme lindique son sous-titre, elle aspire à mettre en relation cet objet précis avec le vocabulaire critique du chaud et du froid : cest même dans lanalyse des rapports asymétriques quentretiennent ces trois notions que réside la spécificité de la démarche engagée. Il incombera aux pages suivantes de fonder la nécessité de cette démarche, dans une ouverture en forme denquête lexicographique. Contentons-nous de noter pour linstant que nous mobiliserons des cadres conceptuels assez variés, qui paraîtront peut-être excéder le périmètre le plus habituel des études théâtrales : nous nous appuierons notamment sur un nombre important de textes scientifiques, relatifs à la médecine, à la physiologie, à la physique et à la chimie. Il se pourrait que cela semble engager la cohérence générale du propos et cest pourquoi nous sollicitons la patience du lecteur. Mais si vacillante que cette cohérence soit apparemment dans telle ou telle page, elle nen est pas moins indubitable à nos yeux et constitue par conséquent le critère essentiel sur lequel nous réclamons dêtre jugée, au bout du chemin.

Quelques mots, pour finir, sur lorganisation du propos et ses limites temporelles. Il naura pas échappé au lecteur que lempan circonscrit par le titre, 1716-1788, a quelque chose de malicieux. À un an près, en amont 14comme en aval, il correspond à un découpage politique bien connu des historiens : de la Régence à la Révolution, il eût été tentant de repousser un peu les bornes. Mais comme il ne sagissait pas de faire croire que cette périodisation fût transposable telle quelle à lhistoire du théâtre et en particulier à notre sujet, nous avons choisi plus modestement dindiquer les termes extrêmes de notre étude : cest bien en 1716 que Fuzelier crée son Temple de lennui et en 1788 que nous recueillons les derniers échos dun brouhaha grandissant dans les salles. Tant pis pour les grandes dates. Nous aurions dailleurs pu remonter à la dernière décennie du xviie siècle, où se cristallisent des questionnements métaphysiques et dramaturgiques essentiels, relatifs aux passions soulevées chez le spectateur par les divertissements. Nous aurions même pu aller jusquau milieu du xixe siècle, pour sentir les effets de la thermodynamique sur le théâtre. Mais la patience du lecteur devait-elle être ainsi sollicitée ? Quelques rares excursions en deçà du terminus a quo nous ont paru suffire.

On notera aussi que notre progression nest pas absolument linéaire. La position du problème que constitue notre ouverture prend en considération lensemble de la période. Le développement proprement dit se compose de trois parties qui se superposent partiellement, dun point de vue chronologique, et qui ne sinterdisent aucun aller-retour : nous commençons ainsi avec les Réflexions critiques de labbé Dubos, publiées en 1719, et ne pénétrons que par la suite dans Le Temple de lennui. Lensemble avance cependant par glissements temporels successifs, de manière à dessiner un parcours cohérent : du moins lespérons-nous. Les circonstances houleuses dans lesquelles se déroulent les représentations, entre 1786 et 1788, sont la conséquence empirique et paradoxale de la valeur que Dubos avait accordée à lennui sur un plan théorique.

Élevé par ce philosophe au rang de jugement autorisé, lennui est devenu un problème esthétique, social et politique majeur pour les auteurs, théoriciens et critiques qui ont essayé, tout au long du siècle, de le rationaliser. Un problème à entendre dans son sens le plus fort, quand il leur apparaît in extremis que cette rationalisation est un échec.

Cet ouvrage est issu dune thèse de doctorat, préparée sous la direction de Christian Biet à luniversité Paris Nanterre et soutenue le 30 juin 2020. Je remercie mes collègues et amis, mes proches, mes parents. À présent que ce livre est fini, je men rends compte : je ne laurais pas écrit sans laffection que je leur porte.

1 « On appelle figurément Crème fouettée, Un discours où il ny a que de belles paroles, & point de substance, ni rien de solide. On dit aussi dUn homme qui a quelque chose dagréable dans lesprit, mais nulle solidité, que Ce nest que crème fouettée » (Dictionnaire de lAcadémie françoise, Paris, Vve B. Brunet, 1762 (4e éd.), t. 1, Crème, p. 439).

2 Bernard de Fontenelle, Du bonheur, dans Œuvres complètes, Paris, Fayard, 1989, t. 3, p. 214.

3 Encyclopédie, Bonheur (Morale), vol. ii [1752], p. 322a. Cet article, rédigé par Jean Pestré, est très largement inspiré par lopuscule Du bonheur de Fontenelle, publié pour la première fois en 1714.

4 Voici la recette de la crème fouettée daprès lEncyclopédie : il sagit dune « creme quon fait élever en mousse en la foüettant avec de petits osiers ; on y fait quelquefois entrer un peu de sucre en poudre, de gomme adragante pulverisée, & deau-de-fleur-dorange » (Encyclopédie, Crème fouettée, vol. iv [1754], p. 453a).

5 Jean-Loup Rivière, Le Monde en détail, Paris, Seuil, 2015, p. 243.

6 Ibidem.

7 Voici les principales études portant sur lennui : Guy Sagnes, LEnnui dans la littérature française de Flaubert à Laforgue, 1848-1884, Paris, A. Colin, 1969 ; Frantz Antoine Leconte, La tradition de lennui splénétique en France de Christine de Pisan à Baudelaire, New York / Washington / Paris, P. Lang, 1995 ; Patricia Meyer Spacks, Boredom : the literary history of a state of mind, Chicago/Londres, The University of Chicago press, 1995 ; Norbert Jonard, Lennui dans la littérature européenne : des origines à laube du xxe siècle, Paris, Honoré Champion, 1998 ; Pascale Gœtschel, Christophe Granger, Nathalie Richard et alii (dir.), LEnnui, histoire dun état dâme (xixe-xxe siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 2012.