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Classiques Garnier

Un couple moderne

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : L’Écrivain et le spécialiste. Écrire sur les arts plastiques au xixe et au xxe siècle
  • Auteur : Vaugeois (Dominique)
  • Pages : 7 à 12
  • Collection : Rencontres, n° 8
  • Thème CLIL : 3670 -- ARTS ET BEAUX LIVRES -- Histoire de l'art, études -- Ecrits sur l'art
  • EAN : 9782812440755
  • ISBN : 978-2-8124-4075-5
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4075-5.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 02/08/2010
  • Langue : Français
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Un couple moderne

Le titre de ce volume collectif1 invite à prendre acte d’une opposition qui recouvrirait celle du scientifique et du littéraire, de l’écrit savant et de l’écrit poétique. Toutefois, nous n’avons pas affaire à des contraires et cette association appelle une lecture ouverte. Constituer un couple, c’est lancer une interrogation sur les narrations susceptibles de s’installer entre les deux termes. Le savetier et le financier, le prince et le poète, le maître et l’esclave : chaque paire programme, au-delà de la désignation d’une différence, la mise en récit d’une distinction, de ses lieux, de ses moments. Or si un autre duo, celui, voisin, du peintre et du poète est déjà l’objet d’un scénario où l’ordre de l’inspiration et celui de la création jouent leur partie, si l’histoire éternelle du maître et de l’esclave est inscrite dans la sémantique comme dans la mémoire culturelle, celle de l’écrivain et du spécialiste reste à écrire. C’est à quoi voudrait contribuer le présent ouvrage.

« Spécialiste » comme « écrivain » renvoient simultanément, et sur des plans hétérogènes, à des personnes, des positions institutionnelles, des postures rhétoriques, des représentations positives ou négatives. L’intérêt de leur histoire tient donc à la diversité des récits qui la composent dès lors qu’elle demande

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à être racontée de points de vue variés — sociologie, histoire de l’art ou de la littérature, histoire culturelle et histoire des idées, rhétorique, esthétique — dès lors aussi qu’elle implique non plus des abstractions mais des individus engagés dans des activités d’écriture et de partage de connaissances et d’expériences. Entreprendre l’analyse des écrits sur l’art autour d’une question comme celle de la spécialisation, c’est alors également modifier l’approche de la critique d’art des écrivains en accentuant l’importance du contexte discursif et culturel (institutions, lieux d’exposition, revues) dans lequel prennent place ces textes. Il ne s’agit pas seulement de déterminer des conditions de production ou de réception. En mettant au premier plan des problématiques comme celle de l’autorité ou de la légitimité, c’est l’objet de l’étude qui se trouve transformé, c’est la « scène d’énonciation » comme lieu privilégié de la transaction entre texte et monde que les études rassemblées ici cherchent à rendre visible.

S’il existe en art, dès le xve siècle avec l’épanouissement de l’intérêt pour l’Antiquité, des informateurs spécialisés et des experts capables, alors que se développe la production des copies, d’assurer la liaison entre les ateliers et les cabinets des collectionneurs, si le xviiie siècle est celui de l’essor de la critique d’art, la spécialisation et le discours spécialisé qui la fonde sont encore à naître. En 1750, le champ des écrits sur l’art constitue une masse hétérogène et instable que ne détermine aucune spécificité de ses écrits, de ses agents ou de ses supports comme la revue spécialisée par exemple2. La montée en puissance d’un régime de spécialisation attaché à un état moderne de la culture — enseignement de l’histoire de l’art, professionnalisation de la critique — où l’organisation du savoir remplace l’ordre du goût se fait progressivement à partir du xixe siècle. La révolution industrielle et la division du travail, la naissance des sciences humaines et l’institutionnalisation des

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savoirs contribuent alors à donner du crédit à celui qui sera identifié comme le « spécialiste » de l’art. Mais loin de réduire au silence l’homme de lettres, le xixe siècle puis le xxe siècle seront au contraire le moment où son parler-peinture se généralise et s’impose, alors que le nouveau régime configure un espace discursif complexe où les rôles ne sont pas fixés d’avance : les spécialistes ne sont pas toujours là où on les attend. Ce que les articles réunis dans ce volume concourent à mettre en évidence, c’est l’instabilité et la diversité des modes de la relation de l’écrivain et de son ethos à la figure du spécialiste — rivalité (Malraux ou Claudel), identité travaillée par l’effacement (Beckett ou Dupin), dialogue et prolongement harmonieux (Bonnefoy)… — et celle du savant au domaine du littéraire (Duthuit, Longhi). Ils suggèrent également que la notion même de spécialisation, loin d’être la marque d’une séparation absolue entre deux types « d’intermédiaires intellectuels3 » est un vecteur de l’écrire-sur-l’art susceptible de recevoir des inflexions diverses.

L’établissement, au milieu du xviie siècle, de l’Académie royale de peinture et de sculpture chargée de consacrer la dignité des artistes et la spécificité de leur art, en imposant l’institution des Salons, ouvre également l’espace des discours publics sur les œuvres et lance une querelle d’autorité où, face à la multiplication des discours profanes, le plasticien tentera de défendre son statut d’initié. Le véritable spécialiste, c’est donc d’abord le peintre. Le duo se fait trio. C’est à ce titre que s’exprime encore Whistler en 1885, alors que l’art est devenu objet d’éducation et matière disciplinaire, dans une célèbre conférence traduite par Mallarmé, où les historiens-experts, ces « commis avérés de la collection », comme « le Prédicateur “breveté” », le « sage des universités », se trouvent rangés du même côté que l’écrivain dans le camp bavard des « intermédiaire[s] en cette chose de l’Art » dont « l’influence élargissant l’abîme entre le public et le

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peintre a amené le malentendu le plus complet, relativement à l’objet de la peinture4 ». Le peintre n’y invoque pas seulement l’autorité pratique du métier mais également celle, idéologique, du garant de l’authenticité du geste créateur. Ce que résume ce texte polémique, c’est la tension moderne entre l’affirmation de l’autonomie de l’art séparée de l’ordre moral, religieux et rationnel et l’essor nécessaire et inévitable de ses médiations sociales. Tension mais aussi profonde corrélation : « Dans la mesure où l’activité du peintre moderne hors de son atelier consiste à exposer, on peut, me semble-t-il, dire qu’il cherche un public5 », rappelle Robert Motherwell en 1954, pour déplorer ensuite le « manque de relations sociales directes entre le peintre moderne et le public » (14). Le peintre américain résume alors les conséquences de la contradiction :

parce que, dans la société moderne, le public a rarement conscience de ce qu’est vraiment la création artistique, un fossé si profond s’est creusé entre ce public et la peinture que, pratiquement, tout ce qu’on a écrit sur l’art moderne tend à expliquer au public que l’art est cela même dont ce public s’est écarté. Ceux qui entreprennent cette explication s’abusent plus souvent qu’il ne faudrait. (15-16)

À la spécialisation fondée sur une méthodologie et validée par l’institution s’oppose alors une spécialisation définie par la proximité avec le sujet et la compréhension intuitive de ses enjeux. Inventer un discours esthétique spécifique qui ne soit pas emprunté à une autre discipline et puisse rendre compte des prétentions propres à l’activité artistique, c’est ce que la critique des créateurs d’Apollinaire ou Reverdy à Francis Ponge, René Char, Jacques Dupin ou Yves Bonnefoy aura pour tâche de proposer, travaillant tout au long du siècle à se faire l’interprète spécial, non

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tant de l’œuvre que du jugement réputé taciturne de l’artiste. André Breton pourra ainsi écrire :

Puisque, avec Lam, il s’agit comme jamais de peinture, la déférence me commandait de faire passer l’opinion de Picasso avant la mienne. Je témoigne avant tout de son plaisir si parfaitement informé devant de telles œuvres. Quiconque a vraiment pénétré dans le temple de la peinture sait que les initiés communiquent peu par les mots. Ils se montrent — très mystérieusement pour les profanes — tout au plus en le circonscrivant d’un angle de main, tel espace fragmentaire du tableau et échangent un regard entendu6.

D’évidence, plus qu’une méthode ou un langage, ce qui sépare alors l’écrivain de l’historien d’art ou de l’esthéticien tient à la finalité de l’écrit. À l’enregistrement d’un savoir correspondrait la transmission d’une intuition menacée de passer à travers les mailles de l’outillage intellectuel des professionnels. Mais c’est d’une certaine manière une telle distinction que remet en cause l’évolution contemporaine de l’histoire de l’art comme discours critique par la dissociation qu’elle introduit entre l’autorité de l’expert et la légitimité du spécialiste. La « critique inférentielle » que défend l’historien d’art Michael Baxandall7 déplace les critères de validité du commentaire esthétique spécialisé du domaine de la preuve documentaire à celui de la communication réussie. Aucune affirmation historique sur l’art, aussi exacte soit-elle, n’a de valeur pour le discours esthétique si elle ne contribue pas à éveiller l’intérêt pour l’œuvre et l’artiste ou à en enrichir l’expérience. L’avoir-raison du discours scientifique en art est ainsi tout entier suspendu à sa validation par le lecteur. L’introduction de ce tiers relie d’une manière imprévue, sans les confondre, les positions du spécialiste et de l’écrivain dans l’espace social de la critique : il rappelle, contre les nécessités d’une communication

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conçue comme diffusion ou vulgarisation et reposant par principe sur l’autorité incontestée de l’un de ses pôles, les exigences démocratiques d’une écriture « difficile et insolite » (223), celle du spécialiste, celle du poète, qui, chacune dans son domaine, travaille à se faire dialogue.

Les différentes intrigues qui, mises en œuvre dans les pages qui suivent, donnent sens au couple de l’écrivain et du spécialiste, s’inscrivent en définitive dans une interrogation plus générale sur le sens et la valeur de la spécialisation en art, touchant aux motivations mêmes du discours esthétique et aux modifications du champ du savoir dans un paradigme que l’on peut globalement considérer comme celui de la modernité et de son héritage.

Dominique Vaugeois
Université de Pau
et des Pays de l’Adour

[1] Les articles de ce livre sont issus, sous une forme révisée, des interventions du colloque interdisciplinaire qui s’est tenu les 22 et 23 janvier 2009 à la Maison de la Recherche de l’Université Paris-Sorbonne avec le soutien de l’Équipe « Littératures françaises du xxe siècle » de l’université Paris-Sorbonne, du Centre de recherche « Poétiques et Histoire littéraire » (CRPHL) de l’université de Pau et des Pays de l’Adour et du groupe de travail « La critique d’art des écrivains » de l’université Paris-Sorbonne. Je remercie Michel Murat qui a permis l’accomplissement de ce projet.

[2] Voir A. Becq, « Le xviiie siècle a-t-il inventé la critique d’art ? », L’Invention de la critique d’art, dir. P.-H. Frangne et J.-M. Poinsot, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002, p. 91-105.

[3] La formule est d’André Chastel (La Revue de l’art, no 77, 1987, p. 8).

[4] J. Whistler, « Ten O’ Clock » (1885), dans S. Mallarmé, Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1945, p. 575-576.

[5] R. Motherwell, « Le peintre et le public » (1954), dans R. Motherwell et J. Paulhan, Peintre et public, Caen, L’Échoppe, p. 9.

[6] A. Breton, Le Surréalisme et la peinture, Paris, Gallimard, 1965, p. 171.

[7] M. Baxandall, Formes de l’intention. Sur l’explication historique des tableaux, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1991.