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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : L’Écriture des juristes. xvie-xviiie siècle
  • Auteur : Bodineau (Pierre)
  • Pages : 7 à 9
  • Collection : Études et essais sur la Renaissance, n° 90
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812443480
  • ISBN : 978-2-8124-4348-0
  • ISSN : 2114-1096
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4348-0.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 12/01/2011
  • Langue : Français
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Préface

Cela fait longtemps qu’on « écrit le droit » : du Code d’Hammourabi gravé en caractères cunéiformes sur un bloc de basalte vers 1755 avant J.-C. – et découvert il n’y a pas si longtemps, en 1902 – aux banques de données juridiques d’Internet, le droit s’est écrit dans toutes les langues, sur tout les supports de l’écriture – bronze (la loi des 12 tables à Rome), ivoire, papyrus, papier, écran d’ordinateur, car dans toutes les civilisations, on est passé plus ou moins rapidement d’un droit transmis oralement à un droit rédigé.

Dans la France d’avant la Révolution, les coutumes ont été rédigées plus ou moins tôt, à l’initiative des princes ; en Bourgogne, le duc Philippe le Bon décide de rédiger les coutumes par lettre du 26 août 1459 ; l’ordonnance de Montils-lès-Tours prise en 1454 prévoit la rédaction officielle des coutumes dans l’ensemble du royaume.

Dans les provinces du Midi, on continue d’utiliser le « droit écrit », largement inspiré des codifications de l’Empire Romain, même s’il faut relativiser l’opposition entre ces deux systèmes juridiques. Mais les juristes n’écrivent pas tous du droit, ni surtout le même droit, car ils exercent des métiers différents : il y a ceux qui élaborent le droit, qui le créent : il y a ceux qui se servent du droit comme les avocats ou les notaires : d’autres vivent du droit comme ces robins (greffier, huissiers, procureurs multiples) qui prospéraient à Dijon à l’ombre du Parlement et des autres cours : et lorsqu’on est payé, comme c’était le cas, au nombre de lignes qu’on écrit, le style du juriste n’est pas toujours un chef d’œuvre de concision ; le Petitjean des Plaideurs de Racine peut à juste titre se plaindre de

Ces mots longs d’une toise

De grands mots qui tiendraient d’ici jusqu’à Pontoise.

Quant à la pratique judiciaire, elle produit elle-même de l’écriture : les magistrats rendent des sentences qui constituent la jurisprudence :

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mais cette dernière se prête elle-même aux commentaires et aux notes qu’écrivent des professeurs de droit ou d’autres juristes. Il y a donc de plus en plus de juristes ou d’auteurs qui ont écrit sur le droit, construisant ainsi une doctrine aux multiples visages.

Le droit, depuis Rome, a toujours été considéré à la fois comme une pratique et comme une science : comme toutes les sciences, il possède son vocabulaire spécialisé, souvent hermétique pour le non initié. Et, comme les bases du droit français sont anciennes, trouvant souvent leur origine dans le droit romain, notre langue juridique a conservé beaucoup de termes archaïques et pittoresques (le charme désuet du de cujus !), de ces mots qui ravissaient déjà Molière et Racine.

C’est assez dire que le juriste n’écrit pas comme l’écrivain que décrit Jean-Paul Sartre, « pour soi seul ou pour Dieu », et ne fait pas de l’écriture « une occupation métaphysique, une prière, un examen de conscience, tout sauf une communication ». Il est vrai que, dans la plupart des cas, le juriste n’écrit pas en son nom, mais pour le compte d’autres personnes : les justiciables, les clients de son étude, les étudiants en droit, voire tous les citoyens.

Qu’y a-t-il de commun, en définitive, entre une consultation, une plaidoirie d’avocat, un arrêt de Cour d’appel, un décret ou un arrêté municipal ? Peu de choses si ce n’est précisément qu’ils sont l’œuvre de praticiens du droit. Pourtant, dans une interview récente, Pierre Legendre, historien du droit à la pensée anticonformiste, constate que longtemps « le droit a été méprisé par l’élite intellectuelle française, contrairement à ce qui se passait dans le monde anglo-saxon » : il remarquait notamment que les intellectuels invités dans les médias sortaient plus souvent de Normale Sup que des facultés de droit, à quelques rares exceptions près !

Il arrive en outre que les juristes écrivent autre chose que du droit ; les parlementaires du temps des Lumières nous sont davantage connus par des œuvres littéraires – les Lettres d’Italie du président de Brosses ! – que par leurs écrits professionnels, les chercheurs commencent seulement à s’intéresser à cette production juridique : citons Sarah Maza et Lise Lavoir sur les « Mémoires judiciaires1 », Pascal Bastien sur les amendes honorables

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(« Écrire l’infamie2 »), Géraldine Ther sur les factums d’avocats3, Marion Lemaignan et plusieurs participants du colloque de Dijon au printemps 2009.

Il reste que les juristes d’aujourd’hui n’ont pas encore réussi à rendre la langue du droit compréhensible pour le grand public : les essais de simplification ne sont pas allés très loin et se sont souvent heurtés à la résistance de l’habitude : bien des praticiens demeurent attachés à un vocabulaire précis certes, et qui garde – un peu comme le vocabulaire de la médecine – son mystère pour le plus grand nombre, ce qui rend nécessaire sa traduction par un professionnel du droit.

Mais c’est à l’alchimie mystérieuse de l’écriture que s’intéresse ce premier volume. Existe-t-il chez les juristes un modèle d’écriture ? Les juristes sont-ils des écrivains ? Comment l’écrit fixe-t-il le droit ? Comment travaille-t-il avec l’oral, avec la lecture, avec l’enseignement enfin ?

Pierre Bodineau
Directeur du centre Georges-Chevrier UMR 5605

[1] Sara Maza, Vies privées, affaires publiques : les causes célèbres de la France prérévolutionnaire [Private Lives and Public Affairs : the Causes Célèbres of Prerevolutionary France, Berkeley/Los Angeles – London, California university press, 1993] traduit de l’anglais par Christophe Beslon et Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Fayard, 1997 ; Lise Lavoir, Factums et Mémoires d’avocats, un regard sur une société, Thèse de doctorat, Lille, 1986.

[2] Pascal Bastien, L’Exécution publique à Paris au xviiie : une histoire des rituels judiciaires, Seyssel : Champ Vallon, 2006.

[3] Géraldine Ther, thèse en cours sous la direction de Benoît Garnot à l’université de Bourgogne. Titre déposé : Ordre et désordre. La place des femmes dans la société de la fin du xviiie siècle d’après les factums d’avocats. Ce doctorat prolonge un mémoire de master 2 : Factums et histoire de la famille 1770-1804. La représentation des affaires d’infanticide dans les mémoires d’avocats, mémoire rédigé sous la direction de Benoît Garnot, Université de Bourgogne, 2009.