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Classiques Garnier

Préface de James K. Galbraith

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : L’Économie intégrale de John Kenneth Galbraith (1933-1983)
  • Pages : 9 à 11
  • Collection : Bibliothèque de l'économiste, n° 41
  • Série : 1, n° 19
  • Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN : 9782406125693
  • ISBN : 978-2-406-12569-3
  • ISSN : 2261-0979
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12569-3.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 19/01/2022
  • Langue : Français
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Préface de James K. Galbraith

Il sagit là dun ouvrage majeur. Il mérite tous les honneurs en tant que recherche érudite, biographie intellectuelle et enquête sur lhistoire de la pensée économique.

Alexandre Chirat propose de retracer lévolution et le développement de la pensée économique de mon père depuis laube du New Deal jusquà lascension du paradigme néolibéral dans les premières années de la présidence Reagan. Sa méthode, pour autant que je sache unique dans les études sur lœuvre de mon père, consiste à envelopper Galbraith dans le contexte intellectuel de son époque, examinant ainsi ses relations avec les personnalités universitaires (principalement, mais pas exclusivement) quil lisait, rencontrait et avec lesquelles il correspondait. Cela nest possible que grâce à lexistence, et le bon ordonnancement, darchives totalisant 750 000 pages à la John F. Kennedy Presidential Library. Louvrage de Chirat a le mérite unique de se concentrer sur ce trésor tout en excluant largement les références à la correspondance avec les personnalités politiques, les non-économistes, les amis personnels et la famille. Sa stratégie lui permet dorganiser ce travail massif dune manière exceptionnellement efficace.

Un deuxième choix judicieux consiste à situer Galbraith dans la tradition de « linstitutionnalisme historique américain » [Old Institutional Economics], enracinée dans la philosophie pragmatiste et la théorie évolutionniste, mais aussi dans les pratiques agricoles progressistes du début du xxe siècle en Amérique du Nord et dans lexpérimentation politique du New Deal. Ce choix a obligé Chirat à creuser profondément les idées dune époque largement escamotée, voire totalement oubliée et incomprise, par ladite science économique moderne. Chirat échappe ainsi à un piège dans lequel beaucoup tombent, celui de décrire Galbraith principalement comme un successeur de Keynes. Linfluence de ce dernier est évidente, mais elle est intervenue à un moment où lorientation de la pensée de Galbraith était, si non entièrement formée, 10déjà établie à des égards importants. Elle était notamment fondée sur une connaissance approfondie des structures économiques, une attention aux détails institutionnels et technologiques et une perspective pratique qui était complémentaire de celle de Keynes mais nen dépendait pas.

Un troisième mérite de cet ouvrage est son enquête détaillée sur la quasi-décennie que Galbraith a passé en dehors de la vie académique, dans une variété déconcertante de rôles publics et privés, notamment au National Resources Planning Board, à la National Defense Advisory Commission, à lOffice of Price Administration, à lAmerican Farm Bureau Federation, à lUnited States Strategic Bombing Survey, au State Department et au magazine Fortune – chacun dentre eux ayant joué un rôle dans le développement de sa vision du monde de la maturité et finalement de ses œuvres majeures. Il ne fait également aucun doute que la confrérie déconomistes engagés du temps de la guerre, ainsi que quelques juristes, dont Simon Kuznets, Carl Kaysen, Wassily Leontief, Walt Rostow, Charles Kindleberger, Nicholas Kaldor et bien dautres, a joué un rôle décisif dans la structuration de la communauté universitaire jusquau milieu des années 1970 au moins. Par son expérience de la guerre, ce groupe a été imprégné dun sens aigu des enjeux politiques concrets, du réalisme et dune relation avec le pouvoir politique qui ont fait défaut aux générations ultérieures déconomistes. Mais la singularité de ce groupe est souvent, voire généralement, négligée. Jamais auparavant, et jamais plus, lÉconomie en tant que discipline naura été aussi bien informée par, ni aussi accessible à, des personnes ayant une telle expérience gouvernementale.

La deuxième grande partie de cet ouvrage traite de lémergence des œuvres majeures de Galbraith, la fameuse trilogie des années 1950 et 1960, American Capitalism, The Affluent Society et The New Industrial State, ainsi que Economics and the Public Purpose et The Anatomy of Power. Là aussi, certains éléments sont dune originalité frappante. Lun deux concerne la relation de Galbraith avec lEurope, et en particulier avec le Congrès pour la Liberté de la Culture et par extension, dans une certaine mesure, avec la CIA. Chirat a raison de considérer mon père comme une combinaison de libéral non-communiste et danti-anti-communiste, une figure qui avec ses pairs étaient (et se considéraient comme) complètement formés intellectuellement, autonomes et au-delà de la manipulation par une entité parvenue comme la CIA.

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Parmi les nombreuses contributions intéressantes et précieuses de la deuxième partie de ce livre, jattire particulièrement lattention sur son exposé très complet des recensions, notamment de The Affluent Society et de The New Industrial State, ainsi que sur les controverses et la correspondance entourant la parution de ces ouvrages. Nous y trouvons certains des échanges intellectuels, entre les économistes universitaires de lépoque, parmi les plus riches, et nous comprenons parfaitement à quel point le travail de Galbraith était pris au sérieux par lensemble des acteurs du domaine, y compris le courant néoclassique dominant qui émergeait alors au MIT, lécole du marché libre de Chicago et les institutionnalistes encore dynamiques à lépoque, même sils se trouvaient pour la plupart dans des établissements universitaires moins visibles du centre des États-Unis. À partir de là, nous pouvons commencer à comprendre comment une si grande partie de ce qui passe aujourdhui pour le courant dominant, léconomie conventionnelle, a en fait été conçue, ou ressuscitée, dans les années 1960 et 1970, afin de préserver lhégémonie de la tradition du marché libre face aux défis de Galbraith.

Aujourdhui, si lon regarde le monde, on trouve de nombreuses preuves que la firme galbraithienne, et les pays dont les politiques ont été explicitement influencées par les travaux de mon père, sont en train daccéder à la domination mondiale. En Europe, cest le cas de lAllemagne, qui (malgré certaines « réformes » néolibérales) na jamais permis à la finance de dominer lindustrie ou dentraver le développement continu de lexcellence technologique dans ses principaux secteurs manufacturiers. En Asie de lEst, cest le cas du Japon et de la Corée, tous deux influencés directement et indirectement par les écrits, les admirateurs et les proches collaborateurs de mon père. Cest le cas de la République populaire de Chine, dont les planificateurs de lère post-Mao ont étudié attentivement les pratiques de lOffice of Price Administration, et dont les grandes entreprises dÉtat sont des exemples mondiaux de lentreprise galbraithienne. Et cest peut-être le cas émergent de la Fédération de Russie, où les œuvres de Galbraith connaissent une renaissance grâce au travail de la Free Economic Society, et où The Affluent Society a été publié en russe pour la première fois en 2018.

La partie nest donc pas encore terminée et, à terme, le verdict sera peut-être rendu par ceux qui ont continué à lire Galbraith et non par ceux qui ont tout fait pour loublier.