Le contrôle des prix Pratique et théorie d’une maîtrise sociale de l’économie
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : L’Économie intégrale de John Kenneth Galbraith (1933-1983)
- Pages : 307 à 348
- Collection : Bibliothèque de l'économiste, n° 41
- Série : 1, n° 19
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- EAN : 9782406125693
- ISBN : 978-2-406-12569-3
- ISSN : 2261-0979
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12569-3.p.0307
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 19/01/2022
- Langue : Français
Le contrôle des prix
Pratique et théorie d’une maîtrise sociale
de l’économie
À l’été 1934, s’apprêtant à quitter Berkeley pour Harvard, Galbraith travaille au sein du Ministère de l’Agriculture. À son retour d’Europe cinq ans plus tard, alors que, faute d’offres concurrentes, il migre à l’université de Princeton, il est embauché, grâce à l’influence de Henry Dennison, par le National Ressources Planning Board. Il y rédige le rapport sur les dépenses publiques dont nous avons exposé les conclusions ouvertement keynésiennes quant à l’efficacité des grands travaux publics. En 1940, l’American Farm Bureau Association, un lobby créé afin de soutenir la politique agricole de l’administration Roosevelt, est à la recherche d’un économiste. Son mentor John D. Black, l’économiste agricole Theodore Schultz et l’ancien directeur de la fondation Giannini de Berkeley Howard Tolley, recommandent Galbraith (Holt 2017, 25). En attente de pouvoir revenir à Harvard, il accepte l’offre d’emploi. De son propre aveu, son travail se borne alors essentiellement « à feuilleter l’annuaire du ministère de l’agriculture » (Galbraith 1981, 102). Il rédige tout de même un mémorandum sur les défis que va devoir affronter l’agriculture américaine au cours de la guerre à venir. Plus d’un an avant l’entrée des États-Unis dans le conflit, Galbraith considère comme obsolète l’idée selon laquelle « la guerre européenne est strictement européenne ». La rapidité de la capitulation française de juin 1940, « l’armée française disparaissant comme neige au soleil », constitue un choc outre-Atlantique1.
Si la France capitule le 22 Juin 1940, la temporalité de la guerre n’est pas la même aux États-Unis. La nation américaine n’entre officiellement dans le conflit qu’après l’attaque de Pearl Harbor du 7 décembre 1941. Elle se prépare toutefois à la guerre dès l’année précédente. Léon 308Henderson, libéral, partisan du New Deal et proche de Roosevelt, est nommé, aux côtés de représentants de l’industrie, au sein de la National Defense Advisory Commission. Laughlin Currie, l’économiste de la maison blanche, demande à Galbraith, qu’il considère comme un keynésien, de rejoindre l’agence afin de participer à l’effort de guerre américain (Galbraith 1981, 111). Dans un premier temps, Galbraith ressent l’ennui de nombre d’administrateurs appelés à occuper des fonctions au sein d’agences fédérales. La première tâche d’importance qu’il effectue au sein de la National Defense Advisory Commission, laquelle est en charge des contrats de défense nationale, concerne la détermination des locations des usines d’armements que le gouvernement souhaite bâtir2. Galbraith milite pour que ces dernières ne soient pas concentrées dans les villes du Nord-Est industrialisé mais dans des régions reculées et massivement touchées par le chômage. Il défend ainsi la location d’une usine de production d’obus à Gadsden, dans l’Alabama. Malgré de fortes résistances, il arrive finalement à obtenir l’accord des membres de la commission décisionnaire. Au cours de l’année 1940, il travaille en même temps d’arrachepied à la réélection du président Roosevelt, pour lequel il prépare des éléments de langage. « Si parmi mes expressions et tournures certaines ont servi, elles n’eurent rien de mémorable », confesse-t-il (1981, 120). À l’ennui des débuts succéde le surmenage. Galbraith est hospitalisé3. Sa grande aventure professionnelle pour servir l’économie de guerre ne fait pourtant que débuter.
En Janvier 1941, Roosevelt dissout la National Defense Advisory Commission. Cette dernière était en grande partie paralysée par la superposition et la concurrence de diverses agences fédérales (Lacey 2011, 50-57). Aux yeux de beaucoup d’historiens américains, les années 1939-1941 sont des années perdues au regard de l’objectif de préparation à la guerre (Parker 2005, 129). Après cette dissolution, Léon Henderson hérite de l’Office of Price Administration and Civilian Supply, organisme dont la mission est « d’assurer un approvisionnement suffisant en denrées civiles essentielles », de « faire en sorte qu’on se passât des non-essentielles » et de « maintenir la stabilité des prix ». Henderson fait 309partie des all-outers, c’est-à-dire des civils convaincus que la guerre est imminente et qu’elle requiert une mobilisation total (Lacey 2011). New dealer de la première heure, il a un accès direct à la Maison-Blanche et au Président. Dans toutes les agences fédérales auxquelles il participe, Lacey explique qu’il est perçu comme le « bulldozer de Roosevelt ». Le 29 avril 1941, Henderson convoque Galbraith pour lui offrir le poste d’administrateur assistant. Rétrospectivement, Galbraith le dépeint comme « le poste civil le plus puissant relatif à la conduite de l’économie de guerre » après celui d’Henderson (1981, 124). La scission de l’ Office of Price Administration and Civilian Supply, à l’été 1941, entre une agence en charge de l’allocation des ressources – le Supply Priorities and Allocations Board – et une seconde destinée à la stabilité des prix – l’Office of Price Administration – renforce les responsabilités de Galbraith. Henderson s’implique essentiellement dans la première, de telle sorte que Galbraith exerce de facto le rôle d’administrateur de la seconde4.
Historiquement, chaque épisode de guerre entraîne une période d’inflation. La production destinée à l’usage militaire augmente au détriment de la production civile. L’État devient le principal client des entreprises et finance ses achats par la taxation, le crédit et la création monétaire. La demande de l’État étant inélastique dans de telles périodes, la fourniture des moyens de remporter la guerre étant l’objectif primordial, « il n’existe pas de prix d’équilibre » pour les produits utilisés au service de l’effort de guerre (Taussig 1919, 210). Incidemment, on assiste à des variations de prix forte amplitude. Par ailleurs, les revenus des consommateurs augmentent, en tant qu’ils travaillent pour l’industrie de l’armement, sans que la production civile n’augmente nécessairement dans les mêmes proportions. Ce phénomène contribue à faire augmenter le prix des biens de consommation civile. La Première Guerre mondiale l’a montré avec éclat. Entre 1913 et 1920, l’indice des prix à la consommation a été multiplié par plus deux (Rockoff 1981). Les États-Unis avaient pourtant mis en place un système de contrôle des prix. L’économiste de Harvard Franck Taussig, qui faisait partie du Price-fixing Committee dirigé par Bernard Baruch, le président du War 310Industry Board, a proposé un récit détaillé de cette expérience dans le Quarterly Journal of Economics. Il conclut son exposé en affirmant que la pratique du contrôle des prix ne fut pas guidée par des principes mais plutôt le fruit d’un tâtonnement pragmatique (Taussig 1919, 238)5. Cette question de l’articulation entre la pratique et la théorie économique est l’enjeu central de notre réexamen de cette expérience professionnelle de Galbraith.
Nous avons montré précédemment que Galbraith s’est intéressé très tôt à la théorie des prix (1936). Si son poste auprès d’Henderson s’explique pour partie par le soutien de Laughlin Currie, l’intérêt théorique que Galbraith porte à la question n’est pas étranger à sa nomination. En 1941, il participe à un débat académique initié par Alvin Hansen dans la Review of Economics and Statistics sur la question des mesures à prendre afin de juguler l’inflation de guerre qui s’annonce. Nous en présentons les enjeux. Pour pouvoir mener à bien l’analyse de la manière dont Galbraith articule la théorie et la pratique, nous présentons également les principaux éléments marquants de sa mission et comment ceux-ci l’ont amené à amender le modèle théorique qui préside à ses premières décisions. Les activités de l’Office of Price Administration, qui comptait une vingtaine de personnes à sa création pour en regrouper jusqu’à soixante-quatre mille, sont pour Galbraith une chance inouïe de mener une réflexion sur le fonctionnement de l’ensemble du système économique américain (Galbraith 1943, 1946, 1947a, 1952b). Nous synthétisons les principaux apports de l’effort de théorisation qu’il fournit à cet égard en mettant en exergue les éléments qui les relient à ses travaux antérieurs et postérieurs. Enfin, cette expérience professionnelle est propice afin de revenir sur les différentes conceptions de l’instrumentalisme que revendiquent les économistes. Elle nous permet de préciser notre distinction entre l’ingénierie sociale [social engineering] et la maîtrise sociale de l’économie [social control].
Cette distinction nous semble requise si l’on souhaite rendre compte de la réalité et de la diversité des tâches que peuvent effectuer des économistes. Dans un article posant la question de la manière dont les économistes influencent les politiques économiques, Hirschman et Popp Berman expliquent qu’elle dépend de trois variables : « l’autorité 311professionnelle » dont jouit l’Économie, « la position institutionnelle » que peut être amené à occuper un économiste ainsi que l’impact de « l’infrastructure cognitive » de la discipline (Hirschman et Popp Berman 2014, 781, 791). L’influence des styles de raisonnement mis en œuvre par les économistes sur la manière dont on aborde les problèmes de politiques publiques au sein des agences décisionnaires semble être la plus indirecte. Le rôle de Galbraith au cours de la Seconde Guerre mondiale au sein de l’Office of Price Administration constitue un cas où un économiste a été en charge d’une agence fédérale, soit d’une position institutionnelle, pour partie en raison de son autorité professionnelle en matière de contrôle des prix.
Il est unanimement reconnu par les historiens que les économistes sont intervenus massivement au service de l’effort de guerre américain, à tel point que Paul Samuelson a qualifié la Seconde Guerre mondiale de « guerre de l’économiste6 ». Galbraith n’est à cet égard pas une exception. Au moment de la déclaration d’entrée en guerre des États-Unis, près de 5 000 économistes travaillent déjà pour des agences du gouvernement fédéral (Lacey 2011). Mais peu ont occupé un poste civil aussi important et aussi exposé publiquement que celui d’administrateur assistant du contrôle des prix. Or cette expérience extra-académique de Galbraith importe tout particulièrement afin de comprendre son projet d’Économie intégrale. Elle a façonné sa vision du fonctionnement du système économique américain, en particulier des grandes entreprises et des bureaucraties publiques.
L’inflation en temps de guerre :
un débat initié à Harvard par Alvin Hansen
La question de l’articulation entre la pratique et la théorie économique est l’enjeu central de notre réexamen de cet épisode de la vie professionnelle de Galbraith. Pour commencer, il convient de présenter les débats 312théoriques initiés par Keynes, repris par Hansen à Harvard et auxquels Galbraith participe. Outre la publication de la Théorie Générale, Keynes s’est rendu célèbre par ses interventions publiques au cours de des deux Guerres Mondiales. Pensons aux Conséquences économiques de la paix, une des nombreuses critiques adressées au Traité de Versailles, ainsi qu’à son plan pour la construction d’un nouvel ordre économique international présenté à Bretton Woods. Keynes avait également rédigé un plan en amont de la Seconde Guerre mondiale sur le thème de son financement. Dans How to Pay for the War (1940), qui regroupe des articles publiés initialement dans The Times, Keynes défend une politique de hausse des impôts et la mise en place d’un plan d’épargne forcée par un système de paiement différé des salaires. Les sommes ainsi retenues sont destinées à être rendues à la fin du conflit. Le but est de geler le pouvoir d’achat des consommateurs afin d’éviter une régulation inflationniste sur les marchés des produits de consommation civile7. Dans cet ouvrage, il consacre un chapitre à la question du rationnement, du contrôle des prix et du contrôle des salaires comme moyens de juguler l’inflation. Il commence par rappeler que le retrait de pouvoir d’achat des mains des consommateurs est la mesure nécessaire afin d’éviter l’inflation. Il ajoute que c’est « une illusion dangereuse » de croire qu’un équilibre non inflationniste peut être atteint en recourant uniquement au contrôle des prix et au rationnement. Ces mesures peuvent en revanche venir compléter son plan de paiements différés.
Keynes recense deux objections à l’encontre du rationnement généralisé comme méthode de lutte contre l’inflation. Premièrement, l’existence d’un goût pour la diversité chez les individus fait que le rationnement engendre « un gaspillage, tant de ressources que de satisfactions, en allouant à chacun de nous des rations identiques de chaque objet consommable ». Deuxièmement, il n’est pas « concevable » d’imaginer que l’on puisse couvrir le spectre de l’ensemble des biens de consommation à l’aide de coupons de rationnement (Keynes 1940, 52-54). Quand bien même 313on y parviendrait, les individus disposeraient d’un pouvoir d’achat qu’ils ne peuvent utiliser, comme dans le cas de paiements différés, à la différence que ce plan permet d’éviter les gaspillages susmentionnés par Keynes. En revanche, un rationnement ciblé peut être utile afin de guider l’allocation des ressources et, dans les cas des biens de première nécessité, de faire en sorte d’éviter que leurs prix ne flambent. Il faut organiser la pénurie des biens nécessaires plutôt qu’attendre que leurs prix ne s’envolent. La mémoire de l’hyperinflation des vaincus de la Grande Guerre est encore fraiche.
Keynes affirme ensuite qu’il n’y a pas moins d’objections à l’encontre du contrôle direct des prix si rien n’est entrepris afin de contrôler le pouvoir d’achat. « Si la quantité de ressources que les autorités sont prêtes à dégager pour la consommation civile est strictement limitée, les pratiques de fixation des prix sont susceptibles de terminer en pénuries dans les magasins et queues d’acheteurs insatisfaits ». Ces résultats sont « injustes » aux yeux de Keynes et constituent un « gaspillage de temps ». Il mobilise cet argumentaire afin de souligner les avantages de son plan de paiements différés. Il admet cependant, comme pour le rationnement, que de telles mesures, si elles sont ciblées, sont susceptible de compléter son plan. Si le gouvernement arrive à assurer que les prix d’un nombre restreint de produits de nécessités n’augmentent pas, alors, il sera en mesure de contenir les revendications syndicales. On se libère dès lors du besoin d’un contrôle direct des salaires comme mesure permettant d’éviter un processus d’inflation généralisée par les coûts (Keynes 1940, 54-57). De même qu’il a travaillé et diffusé le message de la Théorie Générale pour le public américain, c’est Alvin Hansen qui lance le débat à Harvard au sujet des moyens à mettre en œuvre afin de prévenir l’inflation des temps de guerre qui s’annoncent.
Les préoccupations d’Alvin Hansen pour la question sont fort anciennes. Pour mieux comprendre sa pensée et les enjeux charriés par le sujet brûlant de l’inflation qui guette les États-Unis à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, il convient de prendre le temps de nous arrêter sur son œuvre. Cela est d’autant plus nécessaire qu’il est un des plus proches collègues de Galbraith dès la fin des années trente. Lorsqu’Hansen arrive à Harvard en 1937, il est une figure majeure de la discipline, comme en atteste son élection à la présidence de l’American Economic Association l’année suivante. Il est de nos jours essentiellement 314connu pour deux raisons. Principal interprète américain de Keynes, il donne son nom, avec Hicks (1937), au modèle IS-LM. Combiné à ladite courbe de Phillips développée à la fin des années cinquante, ce modèle va constituer « le ‘keynésianisme’, ou sa vulgate, et servir de vade-mecum des politiques keynésiennes » à partir des années soixante (Dockès 2017, 740). Deuxièmement, Hansen a développé une version de la thèse de la « stagnation séculaire » (Hansen 1938, 1939). Il estime que « la stagnation est l’horizon » dans la mesure où il voit poindre « un manque permanent d’occasion d’investir par rapport à la formation de l’épargne, d’où une pression déflationniste structurelle » (Dockès 2017, 822). Les trois facteurs qui l’amènent à cette conclusion pessimiste sont le supposé tarissement des innovations technologiques intenses en capital, le ralentissement démographique et des opportunités d’investissements des ménages ainsi que l’impossibilité de découvrir de nouveaux territoires et de nouvelles ressources8.
Écrite au cours de la Grande Depression, la thèse d’Hansen a suscité de nombreux débats à Harvard. Et si Schumpeter « se pose en adversaire des idées de Hansen », il n’est, comme nous l’avons vu, pas plus optimiste que ce dernier quant à l’avenir du capitalisme (Potier 2015). Nous avons également eu l’occasion de souligner qu’Hansen s’oppose à cette époque à Gardiner Means dans le cadre de leurs missions au sein du National Resources Planning Board. Alors que le premier favorise, pour lutter contre le marasme économique, une planification macroéconomique, le second milite plutôt pour une planification industrielle. Hansen fut également membre de la Federal Reserve et du Treasury Board de l’administration Roosevelt à la fin des années trente. Dans un hommage, Paul Samuelson pu ainsi écrire que le New Deal était « un mélange de réformes vébléniennes et de mesures régulatrices » avant que l’influence de son aîné, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, ne le transforme en une « économie mixte poursuivant des politiques macroéconomiques cohérentes et informées » (Samuelson 1988b, 32).
La carrière d’Hansen ne débute toutefois pas à Harvard à la fin des années trente. Formé à l’université du Wisconsin, un des bastion 315de l’institutionnalisme historique américain, Hansen s’intéresse à la question des cycles économiques. Sa thèse de doctorat Cycle Prosperity and Depression (1921a) est une étude de la crise de 1907 où le niveau du crédit bancaire joue le rôle déterminant dans son modèle afin d’expliquer les variations cycliques. Dans Business Cycle Theory (1927), il confère à l’investissement un rôle de plus en plus important dans l’explication des cycles économiques. Cela s’explique par le phénomène de l’accélérateur mis en avant par J. M. Clark aux États-Unis mais aussi par l’attention qu’il porte aux effets de l’investissement sur le changement technologique9. Hansen jouit alors d’une réputation qui fait de lui un des principaux théoriciens américains des cycles, en sus de Wesley Clair Mitchell. Backhouse estime d’ailleurs que sa démarche méthodologique s’inscrit « dans la tradition institutionnaliste » (2017b, 91-92). Mais, à l’inverse d’un Berle ou d’un Clark, Hansen est éminemment critique envers le National Recovery Act mis en place au début de la Présidence Roosevelt. Il estime qu’en isolant certaines entreprises des « pressions du marché », cette politique désincite les entreprises à investir. Or ce sont les résultats du changement technologique, fruit d’investissements, qui sont susceptibles d’engendrer la reprise économique et le progrès (Hansen 1931).
En tant que théoricien du cycle, Hansen s’était intéressé de près à l’inflation au sortir de la Première Guerre mondiale. Cette guerre a été défavorable aux « classes avec des revenus fixes » en raison de l’importance de l’inflation. Elle a surtout profité à « la classe entrepreneuriale » en augmentant ses profits (1920, 234-235)10. Cette inflation a selon lui été causée par les exportations massives de biens afin de répondre à la demande européenne, exportations ayant donné lieu à une hausse de la masse monétaire américaine, du fait des transferts d’or et de la hausse du crédit. À cette époque, Hansen affirme que dans une « séquence normale » du cycle économique, l’évolution des réserves bancaires détermine les crédits qu’elles peuvent accorder. Les phases de retournement du cycle dépendent donc directement de l’évolution de ces réserves. Dans le cas 316de la guerre, « le pouvoir d’achat n’est plus limité par le volume physique des réserves » dans la mesure où le gouvernement, afin de soutenir l’effort productif, va s’efforcer de soutenir l’offre de crédit disponible. Il peut le faire soit par le biais de création monétaire directe – ladite « planche à billets » – soit indirectement via la taxation et l’émission d’obligations. Dès lors, l’inflation n’a potentiellement plus de limite. Mais elle est le prix de l’augmentation de la production. Il conclut son article sur une préconisation, à savoir que le recours à la méthode de la taxation est sans doute la meilleure afin d’éviter une inflation trop importante, puisqu’ elle réduit « la demande des biens non essentiels à l’objectif de guerre » (Hansen 1920, 246). Vingt ans avant Keynes, Hansen estime déjà que retirer du pouvoir d’achat dans l’économie est le meilleur moyen de juguler l’inflation inhérente aux périodes de guerre. Il n’est incidemment pas étonnant qu’il s’intéresse aux préconisations contenues dans How to Pay for the War (1940).
Dans le numéro de janvier 1941 de la Review of Economics and Statistics publié par l’université de Harvard, Hansen publie un article sur « le financement de la défense et les potentialités inflationnistes ». Il estime que les préparatifs de guerre entamés en 1940, comme dans le cas de la Première Guerre mondiale, montrent les capacités de l’économie américaine à augmenter les niveaux d’emploi de la main d’œuvre et d’utilisation de l’équipement, bien que certains secteurs, en particulier l’acier, fonctionnent déjà à pleine capacité. Si le niveau de taxation en vigueur est susceptible de générer des revenus importants, il affirme que les délais de recouvrement des impôts, d’un à deux ans généralement, rendent nécessaire l’existence d’un déficit public afin de financer l’effort de guerre. L’enjeu de son article, à partir d’estimations des niveaux de différentes variables macroéconomiques, est de déterminer la méthode de financement des dépenses générées par l’économie de guerre. Il considère qu’une hausse de la création monétaire n’est pas nécessaire afin de soutenir le déficit public et l’investissement privé. Il prévoit, du fait de l’hypothèse keynésienne de décroissance de la propension marginale à consommer, une augmentation de l’épargne consécutive à l’augmentation de l’activité économique. Hansen estime en effet que dans la phase de « reprise économique » d’un cycle, reprise que connaît alors l’économie américaine, le financement tend naturellement à passer par quatre phases : l’emprunt bancaire, puis l’emprunt auprès des flux 317d’épargne générés par la reprise, ensuite la taxation progressive des revenus et, enfin, la taxation de la consommation. Il affirme que le recours au crédit bancaire pour financer le « déficit de guerre », comme l’a montré la Grande Guerre, contribuerait à générer une inflation non désirée. L’émission d’obligations du Trésor peut aboutir au même résultat si les banques commerciales ou les particuliers recourent au crédit bancaire pour les acheter (Hansen 1941a, 1-5).
Dans sa perspective d’absence de financement du déficit par l’emprunt, le risque principal d’inflation est finalement causé par les « goulots d’étranglement ». Il distingue conceptuellement une « inflation localisée », c’est-à-dire sectorielle, de « l’inflation généralisée ». Pour contrer l’inflation localisée, il est nécessaire de briser les goulots. Dès lors qu’une hausse de la production par la création de nouveaux équipements dans les secteurs produisant déjà à pleines capacités n’est pas envisageable, Hansen estime que le rationnement peut être une bonne solution. Quant au problème de l’inflation généralisée, il ne se présente selon lui que lorsque l’économie dans son ensemble approche de la pleine utilisation des facteurs de production. « L’arme la plus puissante » pour maîtriser l’inflation est alors de taxer la consommation, comme l’évoque « le fameux plan Keynes » (Hansen 1941a, 6). Hansen aperçoit toutefois un défaut majeur dans ce plan de retenue obligatoire sur les salaires. Il s’agit de son acceptabilité sociale. Il peut générer plus de mécontentements dans l’opinion publique qu’une hausse de l’imposition. Or, s’il conduit à des demandes de hausse des salaires, aucun pouvoir d’achat ne sera retiré du marché. Hansen estime qu’une taxe sur les produits consommés est un moyen nettement plus approprié de retirer du pouvoir d’achat, bien que les commerçants puissent profiter de l’aubaine afin d’augmenter leurs prix d’un montant supérieur à la taxe. Malgré des réserves, Hansen conclut sur une tonalité optimiste. Premièrement, les États-Unis disposent de surplus agricoles et ont une capacité d’augmentation de la production des biens de consommation. Deuxièmement, la structure fiscale américaine, conséquence du New Deal, est susceptible de générer des masses importantes de revenus. Cela permet à la fois de financer le déficit public sans recourir à la création monétaire et de retirer du pouvoir d’achat au consommateur. Les États-Unis abordent « le problème de prévenir l’inflation de guerre » à partir de fondations « plus avantageuses » que lors de l’entrée dans la Première Guerre mondiale (Hansen 1941a, 7).
318À la suite de la publication de l’article de Hansen, Galbraith, fort de son expérience au sein de la National Defense Advisory Commission, rédige un mémo sur la question des mesures à prendre et des délais de leur mise en œuvre afin de lutter contre l’inflation tout en évitant de faire pâtir la production de guerre. Avec l’accord de Gottfried Haberler, Hansen décide d’intégrer ce mémo, que Galbraith lui envoie le 13 février 1941, au numéro de mars de la Review of Economics and Statistics11. Ce dernier contient un symposium sur son article de janvier. Galbraith débute en rappelant l’effet durable exercé sur l’opinion publique par l’inflation de la Grande Guerre et la déflation consécutive. Toutefois, si « l’inflation est clairement indésirable », il convient, en voulant la contrôler, d’éviter de produire d’autres maux, tels que la réduction de la production militaire et civile ou « un partage arbitraire et régressif du fardeau du programme d’armement » (Galbraith 1941, 82). D’où d’ailleurs l’intérêt de la question soulevée par l’article d’Hansen. Ce dernier distinguait l’inflation localisée, due aux goulots d’étranglements et qui requiert de nouveaux équipements, de l’inflation généralisée, due à la pleine utilisation des capacités productives et qui requiert de retirer du pouvoir d’achat. Galbraith entend interroger la pertinence de cette distinction, dont les remèdes respectifs peuvent être contradictoires. Selon lui, le problème est beaucoup plus important que l’existence de goulots d’étranglement. Il concerne la réallocation des ressources dans l’ensemble de l’économie, laquelle est rendue nécessaire par les demandes extérieures et intérieures adressées à l’industrie de l’armement. Les « résistances institutionnelles et techniques » à cette transformation de l’économie américaine en économie de guerre rendent l’offre de plus en plus inélastique. Cette inélasticité risque de sa traduire rapidement en hausse des prix, de telle sorte que « des politiques de prix et des politiques fiscales doivent être mises en œuvre », contrairement au timing suggéré par Hansen, « bien avant que le plein emploi soit atteint » (1941, 83)12.
Galbraith insiste sur la question des délais. Réduire le pouvoir d’achat disponible une fois le plein emploi atteint ? Les États-Unis connaîtront déjà une forte inflation. Réduire la demande trop tôt ? On risque de 319pénaliser l’effort productif en réduisant les incitations des entreprises privées. Mais alors, « obtenir un plein usage raisonnable des ressources sans inflation » est-il possible ? Galbraith estime qu’il ne faut pas compter exclusivement sur des mesures de baisse de la demande globale (1941, 84). Il propose un arsenal de quatre mesures à mettre en place dans des délais différenciés. Premièrement, il faut planifier au plus vite l’allocation des ressources en fonction des besoins de l’économie de guerre. Ce fut le travail de l’Office of Price Administration and Civilian Supply puis du Supply Priorities and Allocations Board dirigés par Henderson pour la production civile et du War Planning Board pour la production militaire. L’urgence est la mise en œuvre d’une planification industrielle et technique, soit la rationalisation des processus de production et de distribution. Deuxièmement, il convient de rapidement mettre en place un contrôle ciblé des prix, éventuellement accompagné de rationnement, dans les secteurs sujets aux goulots d’étranglement – et non pas uniquement dans les secteurs produisant des biens de premières nécessités comme le suggérait Keynes (1940)13. Galbraith convient que cette tâche risque d’être « gargantuesque » et que les résultats sont incertains (1941, 84). Mais l’objectif de maîtrise de l’inflation sans pénaliser la production requiert des mesures d’exception.
Troisièmement, et avant même de commencer à retirer du pouvoir d’achat, il convient de limiter les possibilités de crédit à la consommation destinés à des achats dont la réduction ne pénalise pas l’effort de guerre. Enfin seulement, non pas lorsqu’on atteint le plein emploi mais lorsque l’on n’arrive plus à maintenir les prix des biens qui dépendent le moins des tensions dues à l’effort de guerre, peuvent intervenir les mesures fiscales visant à retirer du pouvoir d’achat. Galbraith conclut son article en affirmant que la question de l’inflation, en l’état actuel de la situation, peut être traitée indépendamment de la question du revenu. Bien que les États-Unis ne soient pas encore entrés officiellement en guerre, on constate par ailleurs que ses préconisations du moment s’inscrivent déjà dans la perspective de l’après-guerre. Le danger d’une taxe sur la consommation, telle que la préconise Hansen, est de créer une structure fiscale régressive susceptible de favoriser une baisse de la propension à consommer dans l’économie d’après-guerre et d’engendrer ainsi une 320dépression analogue à celle que les États-Unis connurent au sortir de la Première Guerre mondiale (Galbraith 1941, 85).
Comme le résume Stéphanie Laguérodie (2007, 105), Galbraith appelle à nettement plus de contrôles que Keynes et Hansen. Ses propositions requièrent une des interventions directes de l’État sur l’économie. En ce sens, il s’inscrit dans la lignée des participants de l’institutionnalisme historique et du premier New Deal. À défaut de s’accorder sur l’ordre des priorités, ces trois auteurs s’accordent en revanche sur les moyens à disposition – taxation, contrôle des prix, rationnement. Dans ses « commentaires additionnels » du numéro de mai de la Review of Economics and Statistics faisant suite à la publication du symposium de mars, Hansen ne mentionne pas directement l’article de Galbraith. Il conclut toutefois son commentaire en affirmant que les économistes n’ont sans doute pas donné assez de considération au plan de Bernard Baruch, lequel avait contrôlé les prix au cours de la Grande Guerre pour le compte du War Industry Board (Hansen 1941b). Il s’agit d’un plan de contrôle généralisé des prix. Hansen amende donc pour partie sa position exprimée quatre mois plut tôt pour considérer l’intérêt d’un recours au contrôle des prix plus important que ce qu’il avait envisagé initialement. Dans le même numéro, John Maurice Clark propose également ses remarques sur le sujet. Il travaille alors en tant que consultant pour l’Office of Price Administration et avait participé, en mars 1941, à une rencontre sur le thème de l’économie de guerre où Hansen, Galbraith et Means étaient également présents (Parker 2005, 689). S’affirmant « en accord » avec Galbraith, Clark émet des doutes sur la distinction d’Hansen entre inflation localisée et généralisée. Car l’inflation généralisée est susceptible d’émerger bien avant que le plein emploi ne soit atteint. Les contrôles directs de prix, l’allocation corollaire des priorités, le rationnement et le contrôle de la qualité des produits sont par conséquent pleinement complémentaires des mesures de contrôle du pouvoir d’achat. Ils ne sont en aucun cas de simples « adjuvants » comme l’estimait Keynes (Clark 1941, 108-112).
321Une douloureuse mise en pratique
de la théorie du contrôle des prix
Dans ses mémoires, Galbraith indique que son manuscrit « fut très lu à Washington » et lui « fit confier la responsabilité du contrôle des prix », moins d’un mois après sa parution dans la Review of Economics and Statistics. Il obtient donc cette « position institutionnelle » en raison de son « autorité professionnelle » (Hirschman et Popp Berman 2014). Il précise que « cette fonction exigeait à la fois que l’on se fit une représentation tout à fait globale de la structure de l’économie de guerre et que l’on sût la traduire en axes d’intervention extrêmement spécifiques ». Il s’en sentait capable, considérant avoir exposé un « schéma théorique » qui « traduisait les conceptions économiques les plus avancées » sur le sujet (1981, 125). Toutefois, la mise en pratique de son plan d’action ne se fit pas sans heurts. La première difficulté fut d’obtenir les « moyens législatifs » permettant de mettre en œuvre le contrôle des prix, tâche à laquelle il se consacre au printemps 1941. La perspective d’un contrôle « des prix sélectif » défendu par Galbraith et Henderson, à l’inverse du contrôle général préconisé par Bernard Baruch, est politiquement plus acceptable aux yeux des membres du Congrès opposés aux législations du New Deal (Bartels 1983, 10). Ce premier acte législatif est entériné le 28 novembre 1941, soit neuf jours avant l’attaque de Pearl Harbor. Sous la houlette d’Henderson, Galbraith partage alors la codirection de l’Office of Price Administration and Civilian Supply avec le juriste David Ginsburg. L’Emergency Price Control Act du 11 avril 1942, qui entérine officiellement la création de l’Office of Price Administration, leur fournit une « base statutaire » plus « solide » encore pour mener à bien leur mission14. La seconde difficulté est que « si rationnel » que lui apparaissait son plan, il se rendit compte qu’« il ne marchait pas » (Galbraith 1981, 130). On peut donc distinguer deux phases de sa mission de directeur assistant de l’Office of Price Administration. La première, du printemps 1941 au printemps 1942, correspond à la mise en application du plan 322initialement formulé. La seconde, d’avril 1942 à sa démission forcée en mai 1943, vise à réorienter son action en appliquant les préconisations de Baruch15.
Au cours de la première phase de la mission de Galbraith, les prix de denrées telles que le bois, la ferraille ou le textile, se trouvent « sous la pression d’une demande civile et militaire en expansion ». Conformément à la deuxième arme de l’arsenal envisagé dans son article, Galbraith et son équipe mettent alors en place un contrôle ciblé des prix « en publiant des barèmes fixant les niveaux maximaux autorisés ». Le cas de l’industrie textile permet d’illustrer la complexité administrative de la tâche. Leurs barèmes pour les produits textiles en coton étaient mobiles, dépendant de l’évolution du cours du brut, lui-même soumis à des barèmes. Mais, contre toute attente, à la suite de la promulgation des barèmes d’octobre 1941, le cours du coton brut s’effondre. Galbraith décide par conséquent que les barèmes doivent également jouer dans le sens inverse. Il fixe un prix plancher. Il estime que s’il « avait pris un autre parti », on l’aurait tenu pour « vendu aux industriels » au détriment des petits producteurs (1981, 137). Au même moment, Galbraith et Ginsburg peinent à faire accepter le prix maximal des cours agricoles qu’ils désirent, ce dernier étant prépondérant afin de minimiser les revendications syndicales sur les salaires. C’est également au cours du mois août de cet été 1941 que l’ Office of Price Administration and Civilian Supply se scinde en deux, Henderson s’occupant désormais quasi-exclusivement des questions d’allocations des ressources au sein du Supply Priorities and Allocations Board.
À la fin de l’année 1941, un nouveau goulot d’étranglement potentiel apparait. Il s’agit du caoutchouc naturel en raison de l’avancée des troupes japonaises en Asie et dans le Pacifique. Le caoutchouc synthétique n’étant pas disponible en quantité suffisante, on décide d’interdire, à partir du 26 décembre 1941, la vente de pneus neufs. L’Office of Price Administration dispose d’un réseau de bureaux régionaux et locaux qui lui permet de contrôler le respect de la directive. Il reprend ainsi en main une part de l’allocation des ressources qui avait échu au Supply Priorities and Allocations Board. En sus du contrôle des prix, l’ Office of Price Administration a donc désormais la charge du rationnement. Galbraith et 323ses collègues recrutent en conséquence. L’agence compte jusqu’à 64 000 travailleurs16. Cette première année de contrôle des prix ciblé sur les goulots d’étranglement ne parvient toutefois pas à endiguer l’inflation. Les dépenses de guerre dépassent largement les recettes fiscales malgré l’augmentation des impôts. La demande militaire et civile continue à outrepasser l’offre et exerce une pression constante à la hausse des prix. Galbraith acte donc de la nécessité de réorienter la politique de contrôle des prix qu’il met en œuvre.
Au début du printemps 1942, je l’ai déjà noté, le modèle extraordinairement logique que j’avais élaboré pour la gestion d’une économie de guerre et qui m’avait valu des pouvoirs considérables et fort bienvenus se révélait catastrophique. Qu’il eût obtenu l’appui des économistes les plus subtiles de l’époque n’atténuait en rien cette catastrophe ; tout au plus avais-je la consolation de me retrouver en excellente compagnie dans la débâcle. (Galbraith 1981, 160).
Il se résigne alors à appliquer « le plan Baruch » que les économistes n’avaient pas assez pris au sérieux d’après d’Hansen (1941b). Le plan Baruch consiste à établir un prix plafond non pas sur les produits spécifiques sujets aux goulots mais sur l’ensemble des produits. En d’autres termes, il s’agit d’un contrôle des prix généralisé, celui que Keynes rejetait explicitement dans How to Pay for the War et auquel Galbraith ne croyait pas non plus. Bernard Baruch est un financier d’influence aux États-Unis. Parce qu’il avait été l’ancien président du War Industry Board au cours de la Grand Guerre, il était une espèce de « gourou » sur les questions relatives à la mobilisation17. Fort de son expérience, il considérait qu’un contrôle général des prix était administrativement plus viable à appliquer. Mais pourquoi les différents économistes rechignaient-ils tant à suivre ses préconisations ? Dans ses mémoires, Galbraith (1981) donne une réponse, reprise depuis lors par l’historien Bartels (1983, 9). Il fallait abandonner radicalement la croyance, partagée tant par les néoclassiques que les keynésiens, selon laquelle la régulation du système économique s’effectue nécessairement par les mouvements de prix18. La solution proposée par Baruch heurtait directement l’infrastructure cognitive des économistes.
324Le plan Baruch mettait carrément de côté pour la durée de la guerre le système de marché capitaliste dans son ensemble ; il revenait à affirmer qu’en temps de guerre, les prix, ou en tout cas leurs mouvements, n’avaient aucune fonction. Nous étions horrifiés. Tous les économistes étaient horrifiés. Un économiste sans système des prix est comme un prêtre sans divinité. Nos vies durant, nous avions étudié les prix et nous avions appris aux autres comment ils s’élevaient pour encourager les productions nécessaires ; comment ils baissaient pour décourager les productions superflues ; comment ils s’élevaient pour réduire la consommation lorsqu’elle dépassait l’offre ; comment ils baissaient pour inciter à l’utilisation de biens dont l’offre était abondante ou excédentaire. Le plan Baruch expédiait tout cet admirable mécanisme dans les limbes. (Galbraith 1981, 133).
La mise en place par l’Office of Price Administration du plan Baruch est effective le 28 avril 1942, suite à la publication d’un texte intitulé General Maximum Price Regulation. Il institue un plafond de prix pour l’ensemble des produits. « Le plafond correspondait au plus haut prix pratiqué en mars par le même vendeur pour le même article vendu à la même catégorie d’acheteurs ». Si un article n’était pas encore en vente en mars, « son prix maximum s’alignait sur celui de l’article le plus voisin » (Galbraith 1981, 162-164). La mise en place de cette règlementation avait nécessité un important travail de collecte de données en amont. Galbraith et ses collègues de l’agence eurent le soulagement de constater que cette législation parvint à juguler l’inflation, de surcroît sans impacter la production, et ce aussi longtemps qu’elle fut appliquée (1981, 167-168). Pour une base 100 en 1935-1939, l’indice des prix à la consommation en avril 1942 était de 116. Il s’établit à 124 en 1943, 125,5 en 1944 et 128 à la fin de 1945. Dans le même temps, la production industrielle est multipliée par 2,5 (Harris 1947, 238). Galbraith attribue cette réussite du contrôle des prix généralisé à la capacité qu’eut l’économie américaine à accroître l’offre de biens civils au cours de la guerre. « Jamais, dans l’histoire humaine des luttes, on n’a autant parlé de sacrifice tout en se privant aussi peu que pendant la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis » (1981, 168)19.
Le General Maximum Price Regulation n’allait pas sans problèmes pour autant. Premièrement, il contribuait au départ à avantager, au bout de 325la chaine de commercialisation, les détaillants ayant vendu à un prix plus élevé que leurs concurrents au mois de mars 1942. Deuxièmement, Galbraith et ses collègues craignaient, du fait de la fixation de tarifs plafonds et d’éventuels rationnements, une mise en œuvre volontaire de la dégradation de la qualité des produits. « Nous nous préoccupâmes […] d’éviter que pour ses tickets de la semaine, une famille n’obtînt qu’un peu d’eau épaissie avec trois légumes nageant dedans » (1981, 181). Dès lors, ils entreprirent d’une part d’établir des liens entre les barèmes de prix et des normes de qualité, lesquelles existaient déjà pour les produits destinés à l’armée, et d’autre part de spécifier des normes de durabilité des produits. Sous la pression des lobbies et de membres du Congrès, ils durent toutefois renoncer. Trois groupes d’intérêt s’opposent à la première direction de l’Office of Price Administration, celle du tandem Galbraith-Henderson (1941-1943). Il s’agit des représentants des agriculteurs, des représentants du Small Business et enfin des représentants syndicaux des travailleurs salariés (Bartels 1983). Galbraith devint, selon ses mots, une des « cibles privilégiées » des revues professionnelles du secteur alimentaire. De nombreux membres de l’agence servirent de fusibles afin de calmer les critiques à l’encontre de son caractère technocratique. Le 15 décembre 1942, Henderson est contraint à la démission. Ginsburg se retire fin avril 1943. Le tour de Galbraith vint le 31 mai. Le prétexte choisi par Roosevelt fut une querelle que Galbraith entretenait avec un publicitaire travaillant pour le compte de l’Office of Price Administration20. Le 27 Octobre 1943, l’hebdomadaire The Nation titre que « Le New Deal a été purgé des New Dealers ». Les portraits de Léon Henderson, David Ginsburg et John Kenneth Galbraith – en sus de deux futurs protagonistes de notre histoire, Thurman Arnold et Robert Nathan – accompagnent l’article.
Présentée en deux temps bien distincts, l’expérience de Galbraith à la tête de l’Office of Price Administration nous a permis de montrer comment le plan théorique qu’il avait initialement envisagé s’est avéré non opérationnel. Cette pratique du contrôle des prix l’a conduit à reconsidérer 326la vision économique structurant initialement son action. Avant de détailler ce travail de théorisation des enseignements de la pratique, nous souhaitons insister sur le fait que sa mission lui a permis de parfaire sa vision du fonctionnement du système économique américain. Galbraith côtoya les dirigeants des grandes entreprises américaines. Il eut par exemple l’occasion de visiter des usines d’aviation (1981, 150). Sa conviction de l’existence d’un dualisme du système économique américain, qui conclut son article de 1936, se renforce. Dans ses mémoires, il écrit à cet égard que le succès du contrôle des prix « s’explique aussi par le degré de concentration qu’avait déjà atteint alors l’industrie américaine » (1981, 170). En effet, dans les secteurs oligopolistiques, les prix étant déjà relativement stables, car règlementés par des conventions satisfaisant la préférence pour la rigidité des entreprises, la réglementation de l’agence ne fit que se surajouter à celle des entreprises. De plus, le petit nombre d’acteurs favorise les négociations sur les barèmes et leur respect. On pourrait penser que ce jugement émis au début des années quatre-vingt a pour but de donner une cohérence a posteriori entre son expérience de l’économie de guerre et sa trilogie publiée après-guerre. Mais cette cohérence n’a rien d’imaginaire. Déjà en novembre 1941, dans un mémorandum adressé à Léon Henderson, Galbraith affirme qu’ « il est facile d’administrer des prix administrés21 ». Il étaye cette thèse dans Theory of Price Control (1952b). La théorisation de cette pratique constitue une étape supplémentaire qui nourrit la construction de son Économie intégrale. Elle constitue une analyse systémique et dynamique des variables d’ajustements du système économique.
La fécondité théorique
de la pratique du contrôle des prix
Si la pratique du contrôle des prix a amené Galbraith à amender le plan structurant initialement son action, l’expérience acquise l’a aussi conduit à tenter de théoriser les enseignements de cette pratique. Il publie sur le sujet deux articles dans l’American Economic Review et un 327troisième dans le Quarterly Journal of Economics (1943, 1946a, 1947a). Lors d’une session dédiée au contrôle des prix et au rationnement à l’occasion du 55e meeting de l’American Economic Association, Galbraith, en tant que membre de l’Office of Price Administration, affirme que l’activité de l’agence « va être une riche source d’information et d’expérience à propos de l’économie des prix pour une génération à venir » (1943, 253)22. Elle ouvre de nouvelles pistes de recherche. Premièrement, sa mission a fini d’ancrer en lui l’idée selon laquelle le système économique américain fonctionne de manière duale (1943, 253 ; 1947a, 297-300). Deuxièmement, l’expérience au sein de l’Office of Price Administration constitue un « excellent fondement » pour « tester » la pertinence de « l’analyse formelle » des économistes. Galbraith regrette à cet égard que les théories économiques ne s’attardent pas plus sur la nature, différente de celle des marchés classiques, du fonctionnement des marchés oligopolistiques. À l’instar de ses collègues de Harvard, il estime qu’ils ont une importance prépondérante dans le système américain. Il déplore en sus le manque d’attention à l’égard des « problèmes des marchés verticalement interdépendants », dont commence toutefois à traiter l’Économie industrielle (Galbraith 1943, 257).
Dans ses « Reflexions on Price Control » publiées en 1946 dans le Quarterly Journal of Economics, Galbraith, qui bénéficie désormais de trois années de recul, insiste sur le fait que « le contrôle des prix a marché », bien que le système des prix caractérisant un marché libre ait disparu au cours de la guerre. Cette expérience renforce sa croyance dans les possibilités de mise en œuvre d’une maîtrise sociale de l’économie. Il n’est pas anecdotique de penser qu’une économie où les mécanismes de marché sont suspendus est susceptible de fonctionner. Galbraith réaffirme par ailleurs l’existence d’un système économique duale, oligopolistique et concurrentiel, dans la mesure où cette structuration a été un élément déterminant dans la capacité de contrôle qu’avait l’agence. Étayant le propos tenu dans « Monopoly Power and Price Rigidities » à l’aide des 328travaux de Mason (1938) et Means (1939), il souligne la « tendance des prix à devenir inflexibles et même institutionnalisés » sur les marchés oligopolistiques, en raison notamment de la tendance des acteurs à s’auto-contrôler. Ces deux phénomènes facilitent grandement les négociations et le respect des barèmes de prix (1946a, 487)23. Le fait que la hausse de la production de l’économie de guerre américaine se soit faite à coûts constants ou décroissants dans les secteurs oligopolistiques, en raison des gains de productivité, a également contribué au succès de la politique de contrôle des prix. Galbraith affirme ensuite que « le pouvoir d’allouer les ressources » et de rationner l’offre de la part des oligopoleurs est de même nature que le pouvoir d’allocation et de rationnement du gouvernement, de telle sorte que seuls les marchés compétitifs ont posé problème (1943, 254)24. L’historien de la Seconde Guerre mondiale Hugh Rockoff estime que Galbraith a surestimé le rôle de « rationneur » joué par les grandes entreprises « pour le compte » de l’Office of Price Administration. Il affirme qu’elles n’ont rationné que lorsqu’elles avaient un intérêt à long terme à le faire, à savoir préserver les relations avec leurs clients (Rockoff 1981, 128). Galbraith n’a jamais nié que leurs comportements soient intéressés. Pour rendre raison de la faible variation des niveaux des prix dans les secteurs oligopolistiques, il reprend d’ailleurs de son article de 1936 tant l’argument en termes de rationalité avec un horizon temporel à long terme que celui de la fixation des prix selon une logique conventionnelle. Ses doutes sur la pertinence de l’hypothèse de rationalité substantive se font alors de plus en plus profonds.
L’ensemble de ce phénomène de fixation coutumière ou conventionnelle des prix mérite plus d’analyses qu’il n’en a reçues. Certes les termes mêmes de ‘coutume’ et de ‘convention’ peuvent être décevants. Mais que de nombreux 329vendeurs négligent les opportunités inhérentes à la fixation de prix ne peut être mis en doute. Ils suivent la règle simple de faire payer ce qu’ils faisaient payer auparavant ou ce qu’un autre fait payer. Fixer un prix par coutume, dans ce cas, est clairement une atrophie des motivations de marché ; on peut justement parler d’une alternative décadente à ce que les économistes appelaient autrefois le comportement rationnel. Mais je soupçonne que ce que l’on nomme coutume est plus souvent une simplification indispensable de ce qui aurait sinon été une tâche démesurément complexe. Le petit détaillant – et souvent le plus grand également – n’a ni l’information ni la capacité d’ajuster ses marges produit par produit, semaine par semaine, saison par saison, afin de maximiser ses profits. (Galbraith 1946a, 484)25.
L’année suivante, Galbraith publie dans l’American Economic Review un article intitulé « The disequilibrium system ». L’expérience de l’Office of Price Administration est à nouveau appréhendée comme « une opportunité enrichissante pour la discussion théorique » dans la mesure où la finalité du système économique était fixée une fois pour toute. Il fallait arriver, coûte que coûte mais sans inflation, à la plus grande mobilisation possible des ressources. Il considère à cet effet l’économie de guerre comme un modèle théorique dont il convient d’examiner le fonctionnement. Les trois grandes caractéristiques de ce modèle sont le contrôle direct de l’allocation des ressources, le contrôle des prix ainsi qu’un excès constant de la demande par rapport à l’offre – d’où le nom de « système déséquilibré » donné à ce modèle (1947a, 287-288)26. L’enjeu de l’article est de déterminer les conditions de viabilité du contrôle des prix et indirectement de défendre l’action de l’agence. Cette dernière, affirme Galbraith en conclusion, doit être évaluée d’après « la performance du système de mobilisation de guerre dans son ensemble ». Il ne s’agit pas de regarder uniquement les indices de prix mais également les indices de production (1947a, 300). Les résultats, comparés à ceux de la Première Guerre mondiale, sont spectaculaires. Alors qu’au cours de 52 premiers 330mois de la Grande Guerre, les prix ont augmenté de 77,8 % contre 25 % pour la production, au cours de la Seconde Guerre mondiale, les prix ont augmenté de 21,8 % contre 131 % pour la production (Laguérodie et Vergara 2008, 582).
L’allocation des ressources par le marché est selon Galbraith « incapable de produire les importants transferts dans l’emploi des ressources que requiert toute mobilisation considérable » de l’appareil productif (1947a). Prenant l’exemple de l’industrie automobile à la fin de l’année 1941, il mentionne le fait que les incitations marchandes n’ont pas suffi à générer une réallocation de la production d’automobiles vers la production de tanks. De plus, les délais d’ajustement par le marché sont généralement plus lents que les délais d’ajustement par un contrôle gouvernemental (Laguérodie et Vergara 2008, 576). La maîtrise directe de l’économie par le contrôle de l’allocation des ressources et des prix est viable. À l’allocation des ressources par les incitations de marché pensée par le système classique, Galbraith oppose l’allocation via « l’autorité » (1947a, 290 ; 1952b, 30). Cette dichotomie fait écho à son analyse à venir des mécanismes de coordination du système planificateur. On la retrouve sous une autre forme dans le fameux Markets and Hierarchies d’Oliver Williamson (1975), dont les travaux, relativement à l’étude de l’entreprise et de la coordination, sont associés à l’Économie des coûts de transaction et la nouvelle économie institutionnaliste.
Dans un système économique déséquilibré, où la demande est supérieure à l’offre, cette demande excédentaire, en absence de toute intervention, se traduit en théorie par une hausse des prix pour des quantités identiques. On a ainsi, toutes choses égales par ailleurs, ce que Galbraith nomme une « inflation réprimée », puisque la hausse des prix nous conduit vers un nouvel équilibre entre l’offre et la demande. Plusieurs politiques discrétionnaires de stabilisation sont toutefois possibles face à une demande excédentaire. On peut par exemple décider de mettre en place une politique fiscale visant à augmenter les impôts et une politique monétaire restrictive. Le but est d’arriver à réduire l’excès de demande afin d’obtenir un équilibre entre cette dernière et l’offre pour un niveau de prix donné27. Toutefois, de telles mesures, notamment l’augmentation des impôts, risquent de désinciter les salariés à 331travailler et les entrepreneurs à embaucher. Le sous-emploi constitue dans ce cas le mécanisme d’ajustement du système économique. Il est cependant contraire à l’objectif de la plus grande mobilisation possible des ressources. En l’absence de contrôle des prix, Galbraith estime que « la stabilité doit [nécessairement] être gagnée au prix d’un sacrifice en termes d’emploi et de production » (1947a, 291-293 ; 1952b, 67)28.
Galbraith explique que, à l’inverse, si l’on met en place un contrôle des prix, le déséquilibre entre la demande et l’offre se traduit en théorie par une hausse de l’épargne. Galbraith montre que malgré l’existence d’une hausse des demandes insatisfaites, et donc de la hausse corolaire de l’épargne, dont l’utilité marginale est censée décroître, les salariés et les entrepreneurs ont gardé des incitations à travailler, rendant possible la hausse de la production. Comment expliquer ce phénomène ? C’est la promesse de biens futurs, au-delà des questions de patriotisme, qui permet selon lui de comprendre cet effort (1947a, 293). Soit la force de cette promesse pouvait résider dans la confiance dans la stabilité de la 332valeur de la monnaie en vue de l’achat de biens après-guerre, confiance maintenue par le contrôle des prix. Soit cette force résidait dans la crainte d’une nouvelle dépression après-guerre, laquelle n’aurait fait que renforcer la valeur de l’épargne acquise. Galbraith précise qu’il existe cependant des « marge de tolérance » à respecter afin de ne pas désinciter les offreurs de travail. Autrement dit, il existe un problème de seuil (1952b, 35). Prenant le contre-exemple de l’Allemagne, qui avait mis en place un système similaire de contrôle des prix et de rationnement, il explique que l’épargne en vue de la consommation future a fini par constituer une faible incitation à travailler du fait de la diminution de la valeur du mark et d’un contrôle insuffisant de la demande excédentaire. L’épargne ainsi générée était par trop surabondante (1947a, 290-294). C’est pour cette raison, afin de pallier ce risque, que les niveaux des barèmes de prix importent. Ils doivent être ajustés judicieusement en fonction de l’évolution de l’écart constaté entre l’offre et la demande.
Du fait de sa vision du système économique, Galbraith milite en conséquence en faveur d’un contrôle des prix qui prenne acte du dualisme des structures de marché. Dans les secteurs oligopolistiques, le contrôle des prix ne pose aucun problème en soi et ce sont les entreprises qui, de facto, mettent en place une forme de rationnement de la demande. Le législateur doit simplement être capable de fixer les barèmes de prix de manière flexible, en fonction du degré d’excès de demande, le but étant d’assurer la hausse désirée de l’épargne. Ainsi, toutes choses égales par ailleurs, une hausse de l’excédent de demande relativement à l’offre pour un produit donné requiert une révision à la hausse des barèmes. Il est important de bien comprendre que le contrôle des prix n’est pas synonyme de gel des prix. Sur les marchés qui approchent le modèle de concurrence pure, l’excès de demande nécessite, en sus de ce contrôle des prix, la mise en place de rationnement de la part des agences fédérales. Il s’agit d’éviter que les prix des biens qui entrent dans la consommation courante des civils n’augmentent. De telles augmentations sont susceptibles de générer des demandes de hausse de salaire, contribuant à augmenter l’excès de demande et, potentiellement, à engendrer un processus inflationniste généralisé et cumulatif (1947a, 300)29.
333Comme nous l’avons indiqué, en absence de politique de stabilisation, un excès de demande sur le marché des produits se traduit en théorie par une hausse des prix. Galbraith, dans A Theory of Price Control, considère cette « inflation réprimée » comme un mécanisme « auto-équilibrant ». Toutefois, les structures de l’économie américaine ne sont pas celles décrites par la théorie néoclassique. Il affirme que « dans les marchés modernes de l’emploi et des produits, une telle hausse de prix conduit inévitablement à des demandes de salaires », quelle que soit la distance de l’économie au plein-emploi. Par marchés modernes, Galbraith fait référence aux entreprises disposant d’un pouvoir de marché et confrontées à de puissants syndicats. Si de telles hausses de salaire sont accordées dans ces secteurs, alors, la pression sur l’offre de produits exercée par la demande continue de croître et les coûts de production d’augmenter. On risque d’aboutir à une nouvelle hausse de prix, engendrant de nouvelles hausses de salaires. Ce processus « d’inflation ouverte » peut « continuer sans limite » (1952b, 62-65). Le contrôle des prix, et donc des salaires, permet d’éviter cette interaction qui accélère le processus inflationniste. L’économie de guerre a effectivement permis de montrer qu’atteindre un « équilibre stable [en termes de prix] est possible avec le plein-emploi lorsqu’il y a un monopole bilatéral sur les marchés des facteurs et un pouvoir de monopole parallèle sur les marchés des produits » (Galbraith 1947a, 292)30. Mais pour cela, le contrôle des prix est nécessaire.
L’effort de théorisation de Galbraith sur le sujet du contrôle des prix culmine avec la publication de A Theory of Price Control, lequel reprend ses articles de 1946 et de 1947. Le livre a pour but explicite de « donner une interprétation théorique de l’expérience en temps de guerre » et de penser la possibilité de généraliser le contrôle de prix en « temps normal ». Il est important de comprendre son contexte de parution. À un niveau personnel, Galbraith a réintégré le monde académique à Harvard. Mais ayant été initialement recruté en tant « chargé de cours », une position de « second plan » à ses yeux, il entend « restaurer [sa] 334réputation universitaire ». Il souhaite montrer à ses pairs qu’il peut être « un savant sûr et austère » (Galbraith 1981, 261-265). Au niveau de l’économie américaine, la période de transition vers l’économie de paix a été marquée par une forte inflation à la suite de la levée des contrôles par l’administration Truman. Galbraith juge cette dernière prématurée dans la mesure où elle a lieu avant la fin de la reconversion des industries et, de surcroît, au moment où se met en place une économie de « mobilisation partielle » du fait de la Guerre de Corée. Enfin, il constate que le groupe d’économistes de la Rand Corporation chargé par le gouvernement d’un « rapport sur la mobilisation économique » – groupe qui compte dans ses rangs Tibor Scitovsky et Lorie Tarshis – reproduit les erreurs de sa première année à la tête de l’Office of Price Administration. Leurs recommandations, comme celle de Keynes (1940) et Hansen (1941a) dix ans plus tôt, font même primer le contrôle de la demande sur le contrôle direct des prix et de l’allocation des ressources par l’autorité. Compte tenu de ce contexte, et parce que l’inflation qui guette l’économie américaine est une menace « potentiellement destructive des valeurs et des agréments de la vie démocratique », Galbraith pense devoir synthétiser ses réflexions sur le thème du contrôle des prix (1952b, 9).
A Theory of Price Control est un livre de quatre-vingts pages environ. Dans le premier chapitre, Galbraith retrace l’histoire de la perception du contrôle des prix avant la guerre. Les deux chapitres suivants, qui se fondent pour partie sur l’article de 1946 du Quarterly Journal of Economics, traitent du contrôle des prix en lien avec la thématique des imperfections de marché. Les chapitres 4 et 5 exposent son modèle en termes de système déséquilibré. Le chapitre six, intitulé « la liquidation du système », s’intéresse aux mesures à mettre en œuvre lors de la transition du système déséquilibré des temps de guerre vers un système équilibré des temps de paix. La question centrale est la gestion de l’épargne liquide accumulée au cours de la guerre31. Enfin, les chapitres 7 et 8 se consacrent au rôle que peut jouer le contrôle des prix dans le cadre d’une mobilisation partielle telle que la guerre de Corée. Cette structuration du livre est révélatrice. Même dans un ouvrage à but plutôt théorique, Galbraith se préoccupe des problématiques de l’heure. Le revers de l’actualité qu’il donne à son livre est l’absence de structuration analytique parcimonieuse. Il n’étudie pas de manière 335ordonnée chaque politique de stabilisation qu’il envisage, de telle sorte que la lecture est parfois malaisée. David Colander va jusqu’à estimer que ce livre constitue un « résumé de thèse » comportant une « variété d’idées » qui nécessiterait « plusieurs années » pour être creusée en détails. Sa nouveauté, ajoute-t-il, réside dans « la question qu’il pose », celle de la place du contrôle des prix dans la « pharmacopée des remèdes contre l’inflation ». Mais toute aussi novatrice est la réponse de Galbraith, à savoir son indispensabilité (Galbraith 1952b, 74).
Nous avons d’ores et déjà présenté les principaux arguments de Galbraith à travers l’étude des articles de 1946 et 1947. A Theory of Price Control a par ailleurs fait l’objet d’études relativement détaillées. Colander estime qu’il n’est pas exempt de contradictions internes ni de contradictions entretenues avec Le Capitalisme américain, premier opus de la trilogie publié la même année. Si la question des structures oligopolistiques est fortement présente dans les deux livres, il affirme que A Theory of Price Control repose sur une vision plus « mainstream ». Galbraith resterait « trop proche » des concepts économiques néoclassiques, notamment du concept d’équilibre32. Quant à la distinction entre un système avec des prix flexibles d’un côté et des prix administrés plutôt rigides de l’autre, Colander juge qu’elle est hors de propos pour l’analyse du contrôle des prix (1984, 32-38). Nous en doutons fortement. C’est d’une part oublier l’exigence de réalisme que s’impose Galbraith afin de produire des analyses utiles. Or les mesures de contrôle des prix ne s’appliquent pas identiquement à toutes les structures de marché. D’autre part, c’est ignorer que cette vision bimodale structure toute ses analyses théoriques depuis 1936. Alors que Colander condamne le recours de Galbraith au concept d’équilibre, ce recours doit avant tout être compris. C’est parce Galbraith ne nie pas l’existence d’un système de marché qu’il continue de recourir à des concepts de l’analyse néoclassique. À ses yeux, elle n’est effectivement pas totalement inapte à décrire le fonctionnement d’un système de marchés concurrentiels. Mais dès lors que Galbraith se concentre sur l’étude du système planificateur, il met à distance ce corpus théorique et, ce faisant, son concept d’équilibre.
336Ce livre nous intéresse enfin pour les thèses défendues que l’on retrouve par la suite dans sa trilogie. Outre celles déjà mentionnées, nous en avons recensé trois supplémentaires. La première est relative au contrôle de la demande de la part des offreurs. Galbraith affirme que « la demande sur les marchés où la concurrence est imparfaite ou monopolistique, notamment sur ceux caractérisés par un petit nombre [d’offreurs], est sujette à un contrôle informel de la part du vendeur qui est fréquemment l’équivalent efficace d’un rationnement ». L’entreprise en situation d’oligopole dispose d’un pouvoir de marché face à ses clients. Dans le cas de l’oligopole bilatéral, Galbraith souligne que les relations marchandes qui unissent une entreprise d’un secteur oligopolistique à ses clients ne sont plus impersonnelles. Les acheteurs sont « ses » clients. Elle peut déterminer l’allocation des ressources entre ces derniers. Il en conclut que le « le marché en tant qu’entité abstraite disparaît » pour laisser place à une autre forme de coordination (1952b, 11).
La seconde grande thèse se rapporte à la prise en compte de la question du management de l’entreprise. Traitant de la nature des coûts de production, Galbraith souligne le rôle de la gestion de l’entreprise dans la réalisation ou non d’économies d’échelle. Or ces dernières sont une source des gains de productivité, lesquels permettent une hausse de la production à coût décroissants. Il affirme troisièmement la thèse de « l’intérêt mutuel » du management et des syndicats en faveur d’une régulation inflationniste. Dans l’hypothèse où la demande de travail et la demande de biens sont fortes, ce sont les quantités disponibles au prix du moment, et non les prix eux-mêmes, qui limitent les ventes. Dans ces circonstances, les grands syndicats et les managers des grandes entreprises oligopolistiques peuvent s’entendre sur des hausses de prix et des hausses de salaire. « Les mêmes imperfections de marché qui facilitaient le contrôle des prix fournissent la configuration de l’interaction entre les salaires et les prix que les contrôles préviennent » (1952b, 24, 66, 71). Il reprend cette idée dans Le Capitalisme américain lorsqu’il écrit que si « l’épreuve de force entre les syndicats et la direction des entreprises » porte sur le partage du profit lorsque ces dernières ne sont pas en mesure d’augmenter leur prix, une demande forte donne « une forme radicalement différente » aux négociations. « L’entreprise qui cède aux syndicats n’a [plus] besoin de redouter d’être la première ou la seule à majorer les prix ». Ce sont alors les agriculteurs, les salariés des secteurs 337concurrentiels et tous les détenteurs de revenus fixes qui pâtissent de cette entente (1952a, 165-166).
Puisqu’il a écrit ce livre de synthèse sur le contrôle des prix en vue de restaurer sa réputation universitaire après un interlude d’une décennie hors de l’académie, il est intéressant de s’attarder sur sa réception. La recension pour le compte de l’Economic Journal souligne le côté « stimulant » du thème abordé (Allen 1953). Dans l’American Economic Review, l’économiste de l’Université de Californie George H. Hildebrand estime que le livre est « bien écrit », « tempéré » et le fruit d’une « haute expérience administrative » (1952). Dans A Theory of Price Control, Galbraith présentait Hildebrand comme un représentant des économistes s’opposant au contrôle des prix parce qu’il constitue une « négation » de « la fonction allocative des prix » (Galbraith 1952b, 62). Hildebrand estime en effet que « le contrôle des prix est une prescription pour l’action gouvernementale », laquelle serait la finalité véritable que Galbraith entend fonder théoriquement33. Pour lui, une telle intervention, tout autant que l’inflation, peut menacer une « société libre » en tant que mouvement vers « le collectivisme ». Il ajoute que le livre est donc moins « une théorie du contrôle des prix » qu’une « interprétation qui combine l’histoire avec un raisonnement ad hoc34 ». La critique théorique principale qu’il adresse porte toutefois sur la question du processus « d’inflation ouverte » théorisé par Galbraith à partir des hausses cumulatives de prix et de salaires. Hildebrand estime, à l’instar d’un Milton Friedman, que la cause de l’inflation ne réside pas dans le pouvoir des grandes entreprises mais provient toujours d’un excès d’offre de monnaie35.
338Martin Bronfenbrenner (1954a), un économiste de l’université du Wisconsin qui s’est intéressé comme Galbraith aux thèmes du contrôle des prix sur les marchés imparfaits et du pouvoir des syndicats, considère ce livre comme « un supplément essentiel » au « manifeste institutionnaliste » que constitue Le Capitalisme américain36. À l’instar d’autres recensions, il souligne que le livre n’est pas un traitement théorique pur de la question du contrôle des prix, traitement qui aurait nécessité des développements nettement plus amples. Mais il ne recense pas moins de quatre grandes idées majeures défendues par Galbraith. Premièrement, « l’inflation réprimée » est préférable à « l’inflation ouverte », un avis selon lui « partagé par tous les économistes ». Deuxièmement, les contrôles directs permettent d’atteindre des niveaux plus élevés de mobilisation des ressources que des contrôles indirects. Bronfenbrenner tient également cette idée pour « vraie ». Troisièmement, les contrôles directs et indirects sont complémentaires. Si c’est le cas en théorie, l’expérience de l’Office of Price Administration montre que le contrôle des prix a empêché le vote au Congrès de certaines hausses de la fiscalité. La logique de la théorie économique n’est, dans la pratique, pas indépendante des conflits politiques. Quatrièmement, les contrôles des prix peuvent fonctionner sur des périodes relativement longues dans les économies « libéral-capitalistes » ou « libéral-socialistes ». La plupart des économistes sont sceptiques sur ce point. C’est notamment le cas de Paul Samuelson qui croit en l’efficacité des prix sur une échelle de six mois environ37. Bronfenbrenner l’est également. Galbraith lui-même avait souligné le rôle crucial de la croyance commune favorable à l’épargne dans le contexte de la guerre. Or cette croyance n’est pas susceptible d’être constamment 339répandue dans l’opinion publique. Dans un discours prononcé en 1947, il reconnaissait que les « contrôles de temps de guerre » ne produisent pas « une vie économique saine » (Galbraith 1947b, 2).
Dans une brochure des années soixante-dix pourtant intitulée Contre Galbraith, Milton Friedman reconnait qu’avec cet ouvrage, Galbraith est « la seule personne qui a fait une tentative sérieuse afin de présenter une analyse théorique qui justifie sa position » en faveur du contrôle des prix (Friedman 1977, 12). Au moment de sa sortie, A Theory of Price Control a toutefois un écho académique modeste et de surcroît rarement enthousiaste. Or en cette même année 1952, Galbraith publie également Le Capitalisme américain. Nombre de thèses sont présentes dans les deux livres. Le Capitalisme américain s’adresse toutefois à une audience plus vaste et connaît un succès notoire. Quand bien même l’on considère uniquement les réactions de la sphère académique, elles sont sans commune mesure comparées à celles suscitées par A Theory of Price Control. Galbraith en tire une conclusion radicale. Désormais, il court-circuitera les canaux traditionnels de la diffusion scientifique afin de s’adresser directement à un public plus élargi.
J’ai toujours considéré A Theory of Price Control comme l’un de mes ouvrages les plus importants. Nul autre n’associe la compétence technique que je possède en Économie à une expérience aussi poussée de la matière traitée. Les critiques l’ont d’ailleurs bien vu. Mais ils furent peu nombreux à en rendre compte, comme le furent, dans un premier temps, les lecteurs. L’expérience m’a appris qu’on peut consacrer sa vie à écrire des livres bien accueillis par les spécialistes sans que personne ne les lise. Mais même cette chance peut vous être refusée. Selon le cours normal des choses, ceux qui sont chargés de rendre compte de votre travail sont les défenseurs patentés des idées reçues. Il est dans la logique du système que tout novateur comparaisse devant un jury hostile. Aussi décidai-je de me présenter désormais devant un public plus ouvert, décision, qu’à la différence de certaines autres, je n’ai jamais eu à regretter. (Galbraith 1981, 171).
340Ingénierie sociale versus
maîtrise sociale de l’économie
Ce chapitre portant sur la problématique de l’articulation entre la théorie et la pratique, il est une occasion idoine de revenir sur la notion équivoque d’instrumentalisme38. La majorité des participants de l’institutionnalisme historique américain adhère à la vision selon laquelle l’Économie peut et doit être un outil de transformation du réel. Cette idée générale selon laquelle l’analyse économique doit permettre d’agir sur le monde est fort répandue dans la discipline. Il n’est donc aucunement étonnant que nombre d’économistes aient occupé diverses positions institutionnelles en raison de leur autorité professionnelle au cours de la Seconde Guerre mondiale. Nous souhaitons comparer ici la participation de Galbraith à l’effort de guerre américain avec la participation d’autres économistes pour deux raisons. Nous pensons qu’il est nécessaire d’établir une distinction entre deux formes d’instrumentalisme, que nous nommons respectivement l’ingénierie sociale [social engineering] 341et la maîtrise sociale de l’économie [social control]. Cette distinction se justifie eu égard au problème que pose l’articulation entre les dimensions positive et normative de l’Économie auquel l’économiste est confronté lorsqu’il jouit d’une position institutionnelle. Nous voulons en sus rendre compte de la diversité des tâches et des enjeux auxquels les économistes ont été confronté au service de l’effort de guerre. Pour mettre en perspective la singularité des enjeux de la mission de Galbraith à la tête de l’Office of Price Administration et illustrer en même temps la distinction conceptuelle que nous proposons, les missions effectuées par Tjalling Koopmans et Simon Kuznets nous sont apparues comme les plus pertinentes à mettre en exergue.
La distinction entre maîtrise sociale de l’économie et ingénierie sociale trouve son origine dans les deux racines de l’Économie que sont l’éthique et l’ingénierie. En présentant l’instrumentalisme de Galbraith, nous avons affirmé que dans une perspective d’ingénierie sociale, les économistes distinguent généralement de manière stricte la dimension positive et la dimension normative de l’Économie pour se consacrer à la première. Dans une perspective de maîtrise sociale de l’économie, les économistes assument en revanche plus volontiers de porter des jugements sur les finalités à valoriser socialement, à condition que ces jugements soient explicités. Le récent article d’Albrecht intitulé « Positive public economics : reinterpreting ‘optimal’ policy » est un bon point de départ afin de distinguer plus précisément ces deux formes d’instrumentalisme. À la dichotomie jugée poreuse entre économie positive et économie normative, Albrecht ajoute un troisième terme qu’il nomme justement « l’économie instrumentale39 ». Il définit avec parcimonie ces catégories. Une proposition positive est plutôt du type « si A, alors B ». Une proposition normative est plutôt du type « B est bon ». Une proposition instrumentale est plutôt du type « Si vous voulez B, alors A vous permettra de l’obtenir » (Albrecht 2017, 93). En tant qu’ils effectuent des missions de services publics au service de l’effort de guerre, ce sont plutôt des propositions instrumentales que les économistes émettent. Mais alors qu’Albrecht considère qu’il existe une distinction forte entre ces trois catégories, la formulation même 342qu’il propose permet de faire apparaître que tout rapport instrumental à une théorie ou à un modèle repose nécessairement sur un rapport du positif au normatif.
En effet, la première partie de la phrase – « si vous voulez B » – dépend de jugements normatifs préalables, à savoir si B est oui ou non désirable d’être poursuivi. À un niveau purement conceptuel, on peut parfaitement penser que ce jugement se situe hors des attributions de l’économiste. Mais le rapport instrumental à une théorie n’en repose pas moins ad minima sur une normativité hypothétique. La seconde partie de la phrase décrivant une proposition instrumentale – « alors A vous permettra de l’obtenir » – dérive de l’analyse positive qui permet à l’économiste de conclure que « si A, alors B ». Nous défendons la thèse que la différence entre une perspective en termes d’ingénierie sociale et une perspective en termes de maîtrise sociale de l’économie se joue au niveau de la proposition « Si vous voulez B ». Elle interroge le rôle que joue l’économiste dans la société. Revient-il à l’économiste de savoir et dire si B est oui ou non désirable ? Pour des économistes tels Robbins (1932), cette question n’est pas scientifique et, par conséquent, n’est pas censée être du ressort de l’économiste. Comment l’Économie peut-elle être instrumentale sans être normative ? C’est assez simple. Il suffit de considérer la finalité (B) comme donnée et de s’interroger uniquement sur les meilleurs moyens (A) de la faire advenir. Mais une question surgit alors nécessairement. Existe-t-il, dans la réalité de l’expertise économique, des situations ou la relation entre une fin donnée et des moyens est isolée au point de n’avoir aucun impact majeur sur cette finalité ou d’autres finalités ? Lorsque ce n’est pas le cas, l’économiste n’est-il pas contraint d’émettre des jugements de valeurs ? Illustrons ces interrogations à partir des exemples concrets que constituent les missions effectuées par Galbraith, Koopmans et Kuznets.
Comme la majorité des économistes travaillant aux États-Unis, Tjalling Koopmans a été missionné au cours de la Seconde Guerre mondiale afin de mettre des outils de la discipline économique au service de l’effort de guerre américain. Il participe à l’activité d’une agence fédérale qui se nomme le Combined Shipping Adjustment Board. En recourant à la méthode de la programmation linéaire qu’il a contribué à perfectionner, il a pour mission de déterminer l’allocation optimale 343de ressources données40. Lorsqu’il explique que la programmation linéaire est un outil utile de la science économique et qu’elle revient à traiter un problème sous la forme d’une maximisation sous contrainte, Paul Samuelson présente succinctement le problème que son collègue de la Cowles Commission eut à résoudre. « Un nombre total spécifié de bateaux (vides ou lestés) doit être envoyé à partir d’un nombre de ports. Ils doivent être alloués à un nombre d’autre ports d’arrivage, sachant que le total envoyé à chaque port est spécifié. Si on nous donne les coûts unitaires de transport entre chacune des paires de ports, comment peut-on minimiser les coûts totaux du programme ? » (Samuelson 1952b, 284). Ainsi exprimées, les données du problème que Koopmans eut à résoudre étaient simples. Il fallait certes construire les outils d’analyse permettant de le traiter. Mais il ne s’agit que de logistique. Dans cette perspective, le « si vous voulez B » n’a même pas une normativité hypothétique. Il est posé d’emblée que nous voulons minimiser les coûts totaux du programme (B) et la programmation linéaire permet d’obtenir l’allocation optimale (A) qui sera conseillée. C’est cette forme d’instrumentalisme que nous nommons l’ingénierie sociale. La question de la finalité pour laquelle on utilise l’Économie n’est pas matière à discussion. Elle s’exprime en termes d’efficacité économique et peut être réduite à un problème d’optimisation.
Dans Keeping from All Thoughful Men : How U. S. economists Won World War II, l’historien Jim Lacey a mis en lumière le rôle majeur de Simon Kuznets et de son collègue Robert Nathan dans l’établissement de l’outil que constitue la comptabilité nationale ainsi que leurs travaux au sein du War Production Board, agence fédéral en charge de l’allocation générale des ressources41. Souhaitant détruire certains « mythes » prégnants dans 344l’historiographie américaine autour de la question de la mise en œuvre des plans de planification de la production militaire américaine et de ses impacts sur les décisions du commandement américains, Lacey traite de l’élaboration par Kuznets du concept de « faisabilité ». Les données du problème auquel Kuznets fut confronté peuvent, comme pour la mission de Koopmans, être exposées de manière simple. L’armée souhaite avoir à disposition un certain nombre de ressources et dans certains délais afin de pouvoir planifier ses opérations, notamment sur le front européen. Pour ce faire, on se fixe des objectifs en termes de production. Bien entendu, il s’agit de tenir compte du potentiel productif du système américain, lequel peut justement être appréhender grâce aux travaux de comptabilité nationale. Dès lors, on pourrait penser que le travail de Kuznets est de la même nature que celui de Koopmans. Il s’agit de mettre un nouvel outil économique au service de la production de guerre afin d’obtenir des résultats optimaux. Mais la comptabilité nationale permet uniquement à Kuznets de conclure que, au mieux, l’armée peut vouloir tel niveau de production (B), en tant que finalité. Ensuite seulement on peut utiliser des outils d’allocation des ressources, tels que la programmation linéaire, pour parvenir à la solution (A). Avec cet exemple, l’Économie n’apparaît ni directement normative ni directement instrumentale au sens d’Albrecht (2017). Elle impose un principe de réalité – la « faisabilité » – sur la finalité à poursuivre. Un mémorandum rédigé par Kuznets à Nathan le 13 avril 1943 montre cependant que même la question de la détermination du caractère viable d’une finalité n’est pas sans équivoque.
La faisabilité d’un ensemble de buts en termes de production est loin d’être un concept univoque. Il est important de distinguer différentes variantes et de poser la question du concept de faisabilité que nous souhaitons voir nous guider.
Nous pouvons demander quels buts de production sont faisables sous les conditions qui existent actuellement ou qui sont en vue avec certitude et sécurité. Ceci, pour notre but, est le concept d’un minimum de faisabilité puisqu’il mesure le potentiel de production sans tenir compte de l’intensification de l’effort productif de guerre que l’on peut envisager. […]
Nous pouvons demander quels buts de production sont faisables avec un effort total, ce dernier ne se développant pas dans une situation idéale mais avec l’inertie humaine, les fragilités, l’ignorance, les intérêts égoïstes, etc. exerçant 345un effet retardant. Ce concept d’une faisabilité maximum réaliste donnerait une approximation de l’output qui peut être produit sous des conditions dans lesquels un effort total s’intensifiant rencontre diverses résistances qui peuvent être attendues.
Enfin, nous pouvons demander quels buts de production sont faisable sous des conditions idéales. (Mémorandum de Kuznets à Nathan du 13 avril 1943)42.
Le problème de la faisabilité idéale mis en avant par Kuznets est que les objectifs de production risquent de ne pas être atteints et de conduire à une performance déséquilibrée selon les types de produits désirés par l’armée. Des objectifs trop élevés risquent de générer en réalité un résultat moindre que des objectifs en termes de faisabilité maximale réaliste. Quant au problème de la faisabilité dans les conditions actuelles, elle risque de conduire à un plan de production qui génère un « sacrifice potentiellement substantiel » des capacités productives américaines, sacrifice qui est contraire à l’objectif ultime consistant à fournir un maximum de moyens à l’armée. La défense de l’option d’un « maximum de faisabilité réaliste » par Kuznets et Nathan au sein du War Production Board a donné lieu à de vifs débats entre les économistes et le commandement militaire (Lacey 2011, 96-118). Par rapport à notre discussion sous les différentes formes d’interventions des économistes jouissant d’une position institutionnelle, cet exemple montre que Kuznets n’a pas pu, afin de résoudre la tâche assignée, se contenter d’informer sur les différentes solutions possibles. Il a été conduit à se prononcer sur la bonne finalité à choisir, à savoir un objectif en termes de « faisabilité maximum réaliste » plutôt qu’un « maximum faisable sous des conditions idéales ».
La mission de Galbraith à la tête de l’Office of Price Administration constitue le troisième exemple afin d’illustrer la différence de nature des modalités d’interventions des économistes. L’objectif assigné à l’agence était donné, à savoir juguler l’inflation sans pénaliser la production. On peut exprimer cet objectif sous la forme d’une proposition de type instrumentale. « Si vous voulez » la stabilité des prix (B), « alors » des mesures de contrôle de prix, de rationnement et de contrôle de la demande devraient vous permettre de l’obtenir (A). L’article de 1941 de Galbraith peut être considéré comme un exemple de travail qui rentre 346parfaitement dans la catégorie « instrumentale » d’Albrecht (2017). Ce sont bien des solutions pour obtenir la stabilité des prix sans pénaliser la production dont il débat avec Hansen. Mais, nonobstant la question de leur efficacité, la mise en pratique de solutions dans le cadre d’une telle mission pose deux problèmes auxquels n’était pas confronté Koopmans dans le cadre de sa mission au sein du Combined Shipping Adjustment Board. Premièrement, les différents moyens mis en œuvre pour contrôler les prix sont susceptibles d’avoir des effets collatéraux et à long terme sur de nombreuses variables du système économique, elles-mêmes susceptibles d’exercer en retour un effet sur la production. Si l’objectif de « stabilité des prix » est bien donné à Galbraith, il est un objectif trop général pour être traité indépendamment des autres finalités attribuées au système économique. D’ailleurs, pour instrumental que soit l’esprit de l’échange entre Hansen et Galbraith, il charrie déjà des raisonnements normatifs. Le meilleur exemple est l’argument de Galbraith à l’encontre d’une taxe sur la consommation telle que la préconise Hansen. Une telle taxe risque de créer une structure fiscale régressive risquant d’engendrer une baisse de la propension à consommer dans l’économie d’après-guerre et par conséquent une nouvelle dépression. Ainsi, avant même d’exercer sa mission au sein de l’Office of Price Administration, Galbraith est confronté à des questions d’ordre normative, en l’occurrence relatives à la désirabilité sociale et économique de diverses structures fiscales envisageables. De même, lorsque Galbraith défend l’idée de mettre en place des normes de qualité pour les produits, cela ne répond pas directement à un objectif de maintien de la stabilité des prix permettant de maximiser la production. Cela provient de la considération selon laquelle le consommateur a droit à un standard de qualité compte tenu de l’existence des rationnements et des contrôles des prix.
Deuxièmement, et bien que Koopmans et Galbraith obtiennent une position institutionnelle pour leurs compétences respectives en tant qu’économiste, leurs missions sont différentes au regard de leur dimension politique. Koopmans avait affaire à une matière non humaine lorsqu’il résolvait des problèmes logistiques. Au contraire, Galbraith était en contact régulier avec les représentants des entreprises, des syndicats et des consommateurs. La réalisation de sa mission ne pouvait pas ne pas tenir compte des rapports de pouvoir entre l’agence fédérale et ces groupes de pression. Ainsi, dans le cadre de la mission de Galbraith, en 347raison de la généralité du problème posé d’une part et de sa dimension politique d’autre part, la question normative des finalité est nécessairement matière à discussion. C’est cette forme d’instrumentalisme que nous nommons maîtrise sociale de l’économie. À partir de l’exemple de Koopmans, nous avons souligné que l’ingénierie sociale pouvait être assimilée à un problème d’allocation optimale des ressources. Pour reprendre une expression employée par Galbraith pour décrire les enjeux de sa mission à la tête de l’Office of Price Administration, sa tâche devait avant tout permettre de parvenir à une « allocation psychologique optimale des ressources », composant avec les attentes des divers groupes d’intérêts (1947a, 288).
Les exemples de problèmes auxquels Koopmans, Kuznets et Galbraith ont été respectivement confrontés dans leur mission permettent de mettre en lumière le critère fondamental qui rend raison de notre distinction entre la maîtrise sociale de l’économie et l’ingénierie sociale. Cette différence réside dans le degré d’isolation du problème que l’économiste, en tant qu’expert jouissant d’une position institutionnelle, est amené à traiter. Un degré d’isolation important réduit les problèmes d’effet émergents, limite les problèmes liés à l’incertitude de l’information et peut être traité relativement à l’abri des relations de pouvoir entre les différents acteurs sociaux et politiques. Du degré d’isolation d’un problème considéré par l’économiste, en tant que théoricien ou en tant qu’expert, dépend selon nous assez largement les questionnements normatifs auxquels il aura à se confronter. Nous avons vu que la caractéristique de l’instrumentalisme de Galbraith, comme de tout ceux s’inscrivant dans une perspective en termes de maîtrise sociale de l’économie, porte sur la volonté d’expliciter ces jugements de valeurs et de faire preuve de réflexivité sur les finalités à poursuivre. La relation entre le degré d’isolation d’un problème et les jugements de valeurs est alors ambivalente. On peut penser que c’est parce qu’ils assument d’émettre des jugements de valeurs que des économistes se permettent de traiter de questions d’une telle ampleur. Mais la proposition inverse semble tout aussi fondée. C’est lorsqu’ils traitent de questions de grande ampleur que des économistes sont contraints à émettre des jugements de valeurs.
Si nous avons voulu distinguer l’ingénierie sociale de la maîtrise sociale de l’économie, c’est pour souligner la diversité qui existe dans la réalité de la vie d’économiste en tant qu’expert au service du gouvernement. Mais 348il est bon de rappeler que ces deux formes d’instrumentalisme sont, en pratique, aussi complémentaires. Au sein de l’Office of Price Administration, des économistes travaillaient par exemple en tant que statisticiens et économètres sur les problématiques d’allocations des ressources. Nous sommes donc tentés de conclure que l’ingénierie sociale est in fine une forme bien particulière de maîtrise sociale de l’économie, où le critère suprême de valorisation est l’efficacité économique43. C’est aussi parce que cette conception de l’optimalité, au cœur du processus de rationalisation du monde, a pris une place inouïe dans l’infrastructure cognitive de la société moderne, qu’elle doit être distinguée. Car là où un économiste comme Galbraith peut s’opposer à l’ingénierie sociale, c’est lorsque l’on utilise les outils de l’Économie comme révélateur d’optimalité en soi, en cessant de s’interroger sur les finalités promues par le truchement de ces outils. La programmation linéaire et la comptabilité nationale sont des exemples de tels outils qui contribuent à façonner une infrastructure cognitive en termes de maximisation. Il ne fait pour nous aucun doute, bien que cette histoire n’ait pas été écrite à notre connaissance, que les divers outils de la discipline développés au cours de l’effort de guerre ont directement participé de l’émergence du paradigme de la croissance d’après-guerre, paradigme dont Galbraith interroge le sens et les finalités dans L’ère de l’opulence.
1 Galbraith emploie cette métaphore dans un discours de novembre 1940 (Holt 2017, 25-33).
2 Voir le mémorandum du 16 Septembre 1940. JKGPP, Series 2, Box 1.
3 Avant sa démission en décembre 1940 de l’American Farm Bureau Association, Galbraith faisait la navette entre le siège du Farm Bureau de Chicago et le siège de la National Defense Advisory Commission à Washington.
4 Le Supply Priorities and Allocations Board va ensuite fusionner avec l’Office of Production Management afin de former le War Production Board en charge de la planification de la production américaine d’armement (Lacey 2011, 61-70). La création de l’Office of Price Administration suscita de vifs débats au sein du Congrès américain (Parker 2005, 142).
5 Pigou consacre un chapitre au contrôle des prix dans The Political Economy of War (1921).
6 Samuelson écrit le 14 Septembre 1945 dans The New Republic : « La dernière guerre fut la guerre du chimiste, et celle-ci a été nommée la guerre du physicien. On peut également dire que c’est la guerre de l’économiste ». Cité par Lacey (2011, 32).
7 Pour une présentation synthétique des principales idées de l’ouvrage, lequel fit largement consensus dans la profession selon Galbraith, voir la revue de Hayek (1940). Ce dernier estime que les questions cruciales soulevées par l’essai de Keynes concernent le rythme auquel et la forme sous laquelle, après-guerre, les salaires différés seront restitués. Une restitution sous forme de « cash » risque selon lui de générer de l’inflation. Il milite en faveur d’une transformation de ces paiements différés sous forme de propriété d’actions détenues par un fond de pension ad hoc.
8 La question du progrès technologique dans l’analyse de la dynamique économique est centrale chez Hansen, notamment lorsqu’il traite de la stagnation séculaire et des cycles. Elle lui vient sans doute de sa lecture de Marx, comme en témoigne un article de jeunesse aux accents institutionnalistes : « La dynamique sociale moderne ne peut être comprise sans rechercher les effets de la technologie sur la civilisation » (Hansen 1921b, 83).
9 Sur les analyses macroéconomiques de Clark comparée à celles de Keynes, voir Fiorito et Vernango (2009).
10 Deux ans plus tard, à partir de statistiques détaillées, Hansen montre que le taux de salaire réel des travailleurs de l’industrie a diminué entre 1915 et 1918 (Hansen 1922a, 1922b).
11 Lettre de Galbraith à Haberler du 28 mars 1941. JKGPP, Series 3, Box 7.
12 Galbraith soutient à nouveau cette affirmation lorsqu’il tire les leçons de son expérience à la tête de l’Office of Price Administration et insiste sur le rôle des anticipations autoréalisatrices dans le processus inflationniste (Galbraith 1943, 256 ; 1946, 485).
13 Sur sa différence avec Keynes, voir également Galbraith (1947a, 289).
14 Au moment de sa signature, le discours de Roosevelt traduit bien la peur d’une partie de l’opinion publique américaine envers le contrôle des prix. Sur ce thème, voir Andrew Bartels (1980, 1983).
15 Pour un exposé détaillé du rôle de Baruch dans la vie politique américaine, voir Grant (1997).
16 Galbraith (1981, 135-137, 152-156).
17 Lacey (2011, 5), Lind (2012, 242).
18 Sur le plan Baruch, voir Laguérodie et Vergara (2008, 579).
19 Bien qu’il ne s’appuie jamais sur les travaux et mémoires de Galbraith, l’historien Jim Lacey, dans un livre qui entend détruire les mythes de l’historiographie américaine relative à la Seconde Guerre mondiale, défend également cette thèse (2011, 4).
20 À ce sujet, voir Galbraith (1981, 164, 181, 177, 184) et la lettre de Galbraith à Bowles du 29 décembre 1943. JKGPP, Series 3, Box 7. Henderson fut remplacé par Chester Bowles – le père de l’économiste radical Samuel Bowles. Selon Bartels, au cours de la seconde phase de l’Office of Price Administration (1943-1946), Chester Bowles fit preuve d’une plus grande habileté politique que ses prédécesseurs dans la conciliation des intérêts des différents groupes de pression (Bartels 1983).
21 JKGPP, Series 2, Box 3.
22 Il fait ici référence à l’analyse économique. Mais l’agence fut également une riche source d’informations statistiques. À noter que l’Office of Price Administration est la cinquième institution qui fournit le plus de contributions à l’American Economic Review dans les années quarante (Backhouse 1998). L’agence représente 3,1 % des contributions dans la revue, la première institution étant Harvard (6,6 %) et la deuxième Columbia (3,8 %). Ses économistes et statisticiens, notamment Richard Gilbert, eurent un rôle majeur dans l’établissement de la comptabilité nationale aux États-Unis (Mitra-Kahn 2011).
23 À la même époque, Bronfenbrenner montre que le contrôle des prix appliqué aux marchés imparfaitement concurrentiels peut générer une hausse des quantités produites (1947, 110). Ainsi le contrôle des prix peut non seulement ne pas freiner, mais aussi favoriser la hausse de la production. On peut noter par ailleurs que sur les quatorze cas de conflits juridiques entre l’ Office of Price Administration et une entreprise parmi les 100 plus grandes, deux seulement ont lieu lorsque Galbraith est présent dans l’agence. Les conflits entre l’Office of Price Administration et les grandes firmes portèrent en général sur des prix de ventes ou d’achats supérieurs aux barèmes, des prix prédateurs ou sur le non-respect des règles de rationnement (Rockoff 1981, 125).
24 Le marché des légumes frais était par exemple impossible à contrôler (Galbraith 1952b, 12).
25 Cette citation est reprise dans A Theory of Price Control (1952b, 18). Galbraith envisage clairement une forme de rationalité limitée au sens de Herbert Simon, limitée comme chez ce dernier par les capacités cognitives individuelles ainsi que l’environnement (Simon 1955, 1956).
26 Il mentionne en sus le rationnement, dont il critique la mise en œuvre au cours de la guerre. L’augmentation des coupons de rationnement pour faire plaisir à l’opinion publique a fait perdre son sens à la mesure. Même avec un coupon, une personne n’était pas assurée d’obtenir sa ration. L’échec du rationnement met alors en échec le contrôle des prix, lequel n’apparait plus comme acceptable (1952b, 50-52). Sur ce thème, voir Laguérodie (2007, 117-119).
27 Voir aussi Galbraith (1952b, 71) et Laguérodie (2007, 118).
28 Cette dernière affirmation appelle une digression. Elle fait directement écho à une relation du type Courbe de Phillips et du fameux dilemme entre inflation et chômage. Dans sa déconstruction des divers aspects du mythe de « la Courbe de Phillips », James Forder (2014) a souligné l’existence d’un nombre notoire de travaux antérieurs à l’article de Phillips (1958) traitant de la relation entre inflation et chômage. A Theory of Price Control en est une excellente illustration. David Colander (1984) a affirmé que Galbraith précède les interprétations de Phelps (1967) et Friedman (1968) au sujet la « Courbe de Phillips de long terme ». Tout l’intérêt du contrôle des prix proposé par Galbraith est, si on l’exprime en référence à ce cadre, de permettre une baisse du taux de chômage qui est compatible avec une absence d’accélération de l’inflation (Colander 1984, 35). Pour féconde que soit cette lecture, il est important de rappeler que, pour Friedman, la cause sous-jacente fondamentale de l’inflation est toujours une croissance excessive de l’offre de monnaie. Pour Galbraith, la cause de l’inflation, en particulier avant que le plein emploi ne soit atteint, réside essentiellement dans le pouvoir des grandes entreprises de contrôler leurs prix, pouvoir qui rend possible la spirale hausse des salaires-hausse des prix (Laguérodie et Vergara 2008, 587-588). On a généralement appelé cette thèse, que l’on retrouve présentée par Samuelson et Solow (1960), la thèse de l’inflation par les coûts [cost-push inflation]. Au cours d’un colloque sur le rôle des syndicats l’année précédant la parution de A Theory of Price Control, John Maurice Clark (1951) défendait une thèse similaire à Galbraith. Plus on se rapproche du plein emploi, plus le comportement des groupes d’intérêts contribue à des pressions inflationnistes. Lucas Fiorito insiste toutefois pour souligner que la relation entre les niveaux des prix, de l’emploi et de la production chez Clark n’est pas aussi mécanique que la courbe de Phillips telle qu’elle est présentée dans les années soixante par Samuelson et Solow puis par Friedman (Fiorito 2009, 910). Au regard de l’importance que Galbraith accorde, comme Clark, au concept de pouvoir de négociations des syndicats, sa perspective n’a pas non plus le caractère mécanique véhiculée par une représentation du type Courbe de Phillips.
29 À propos de ce processus cumulatif de hausse des salaires et des prix, faisant référence à un article de Paul Samuelson sur la Théorie Générale, Galbraith soutient comme en 1941 qu’il peut se mettre en place avant même que le plein emploi ne soit atteint ou avant qu’il existe une demande excédentaire. Cette idée est également partagée par des auteurs comme Clark ou Solow.
30 Dans la version révisée cette article pour A Theory of Price Control, il écrit que le capitalisme moderne « est caractérisé par l’oligopole sur le marché des produits et des syndicats forts sur le marché des facteurs » (1952b, 34).
31 Enjeu très bien perçu, comme nous l’avons souligné, par Keynes (1940) et Hayek (1940).
32 Colander ajoute que Galbraith ne passe pas le pas d’affirmer que « l’excès d’offre » est l’état normal des affaires, ce qu’il fait dans sa trilogie. Mais traitant de l’économie de guerre, Galbraith s’intéresse ici, fort logiquement, à l’excès de demande de consommations civiles, excès né de la mobilisation de l’économie.
33 Melvin De Chazeau affirme lui aussi que le livre est une tentative de « rationaliser la philosophie du contrôle des prix » (1953, 66). Il ne partage pas l’optimisme de Galbraith quant aux possibilités de liquider l’épargne accumulée au cours des périodes de contrôle. Il estime que Galbraith n’interroge pas assez les conséquences à long terme – sur l’investissement et la qualité des produits notamment – de la mise en place de tels contrôles.
34 Hildebrand (1952, 987-990). Il affirmait déjà sa crainte du collectivisme dans son article « Consumer Sovereignty in Modern Times » (Hildebrand 1951, 29-33).
35 « Quelle est la cause de cette interaction [entre les salaires et les prix] ? Est-ce le ‘pouvoir’ de certains vendeurs, considéré en tant que variable indépendante ? Si tel est le cas, l’argument confond la partie et le tout. Pour moi, il est fantaisiste de dire que ces groups spécifiques puissent eux-mêmes déterminer le niveau d’ensemble des prix et des salaires. Si l’offre de monnaie est maintenue constante, la pression à la hausse des prix et des salaires particuliers sera contrôlée. Soit ces vendeurs feront l’expérience d’une baisse des ventes et de l’emploi (élasticité de la demande) ; ou, s’ils sont principalement situés dans secteurs où la demande est en hausse en raison du réarmement, la demande devra diminuer ailleurs. Dans tous les cas, un parechoc modéré de ressources inemployées est créé. Dire par conséquent que les salaires et les prix, par leur ‘interaction’, puissent générer l’inflation, consiste à confondre l’effet avec la cause. Cette dernière proposition revient à dire qu’une expansion monétaire doit être pratiquée, afin d‘accommoder les vendeurs agressifs. Si tel est le cas, il y aura une traction générale exercée par la demande excédentaire, qui aura pour effet d’augmenter le niveaux des prix et des salaires de partout. La cause réelle est la politique monétaire » (Hildebrand 1952, 988).
36 Voir Bronfenbrenner (1939, 1947, 1954b, 1956).
37 Confronté à une question sur le dilemme entre l’inflation et le chômage, Paul Samuelson mentionne la solution du contrôle des prix et des salaires que défend Galbraith afin de juguler l’inflation. Il estime toutefois que, dans le cadre des « économies mixtes modernes », les effets ne fonctionnent qu’à court-terme (Samuelson 1977).
38 À partir des années cinquante, le terme instrumentalisme est régulièrement associé à la posture méthodologique adoptée par Friedman (1953a). Dans son article fameux qui passe en revue la littérature suscitée par les Essays in Positive Economics, Lawrence Boland explique que « les instrumentalistes, tels Friedman, sont uniquement concernés par l’utilité des conclusions dérivées d’une théorie » (1979, 507). Dans l’optique de Friedman, ce sont « la précision », « l’échelle » et « la conformité des prédictions avec l’expérience » que fournissent les théories économiques « positives » qui importent (Friedman 1953a, 4). La différence entre l’instrumentalisme de Galbraith et celui de Friedman porte prioritairement sur cette question méthodologique du réalisme. Pour Friedman, le réalisme d’ensemble d’une théorie économique est de faible importance. C’est la pertinence des prédictions qui importe. On peut toutefois penser que cette pertinence peut n’être que fortuite d’une part et uniquement évaluable ex post d’autre part, ce qui pose problème si l’on souhaite que l’Économie soit un outil efficace permettant de prendre des décisions ex ante. Pour Galbraith, le réalisme d’une théorie est une condition de la viabilité des propositions de politiques publiques envisagées par les économistes. Car une théorie peut toujours amener à conclure que certaines mesures sont souhaitables, voire optimales, au regard d’un objectif donné, mais sans être réalisables pour autant. C’est de ce degré de viabilité des solutions tirées des enseignements de l’Économie et de son expérience au sein de l’Office of Price Administration dont Galbraith tient compte lorsqu’il théorise le contrôle des prix. Cette divergence entre l’instrumentalisme de Galbraith et celui de Friedman n’a rien de singulier. La position éminemment spécifique de Friedman a suscité une levée de boucliers dans la profession – comme en atteste, parmi d’autres, les critiques de Koopmans (1957), Simon (1959) et Samuelson (1963).
39 Cette tripartition se retrouvait déjà dans la distinction de Walras entre la science, l’éthique et l’art ou respectivement « l’économie pure », « l’économie sociale » et « l’économie appliquée ».
40 Voir Koopmans (1949, 1951). Les problématiques d’allocation optimale des ressources sont au cœur des activités de Koopmans au sein de la Cowles Commission. Sur son rôle au sein de l’institution, voir Herfeld (2018).
41 Benjamin Mitra-Kahn (2011) a récemment montré que la compatibilité nationale américaine telle qu’elle s’est développée dans les années quarante devait moins à la vision de Kuznets que ce que l’on croit habituellement, puisqu’il le présente comme « son principal adversaire ». Kuznets excluait les dépenses publiques d’armement de son calcul du produit national brut, dont il souhaitait qu’il puisse représenter une mesure du bien-être. Inclure les dépenses publiques d’armement dans le produit national brut semblait en revanche nécessaire à l’économiste de l’Office of Price Administration Gilbert. Sans cela, la préparation des États-Unis à la guerre apparaîtrait nécessairement comme une mauvaise performance économique. De ses débats sur l’émergence de la mesure de la richesse, Mitra-Kahn démontre comment « la guerre a non seulement changé l’économie » mais également conduit à sa « redéfinition » (Mitra-Kahn 2011, 245-247, 256-263).
42 Lacey reproduit l’intégralité du mémorandum en annexe de son livre (2011, 137-145).
43 Bell (1973) suggère cette idée dans son ouvrage sur la société post-industrielle.