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Classiques Garnier

Préface

  • Prix de la Société française d'étude du xviiie siècle 2013
  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : L’Aventure éditoriale de Jean-Jacques Rousseau
  • Auteur : Berchtold (Jacques)
  • Pages : 9 à 11
  • Collection : L'Europe des Lumières, n° 16
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812444067
  • ISBN : 978-2-8124-4406-7
  • ISSN : 2258-1464
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4406-7.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 24/02/2012
  • Langue : Français
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Préface

Les œuvres de Rousseau connurent une bonne fortune, du vivant de l’auteur. Pour mieux comprendre le contexte dans lequel les ouvrages émergent en période de célébrité, Noémie Jouhaud présente une étude plurielle et interdisciplinaire aboutie. La parution de Du livre au lire. La Nouvelle Héloïse, roman des Lumières, de Yannick Séité, voici bientôt dix ans, avait représente une avancée décisive dans l’exploration d’un tel champ de recherches. Elle s’inscrit dans cet héritage et celui de Roger Chartier, de Robert Darnton et de quelques rares autres chercheurs qui se sont intéressés à ce jour à la matérialité du livre (en particulier dans le domaine de la prose d’idées). En partant des pratiques de la lecture, Noémie Jouhaud prend en compte la dimension matérielle de l’entreprise éditoriale dans laquelle l’auteur n’est jamais engagé tout seul. L’échange collaboratif entre le philosophe et ses partenaires-éditeurs est conséquent : il confère en retour au texte des significations plurielles. L’étude de la correspondance privée de Rousseau renouvelle précieusement l’instruction de ce dossier : la connaissance de l’évolution de la pensée de Rousseau s’en trouve enrichie. De façon étonnante, c’est souvent dans le « laboratoire » des échanges tendus entre l’auteur et ses éditeurs, à propos de questions litigieuses qui se présentent lors de tractations envisageant des sorties éditoriales, que se définit des problématiques appelées à être plus tard rehaussées jusqu’à atteindre un rôle central dans les obsessions « philosophiques » de Rousseau. Un faisceau d’interactions se noue où se trouvent concernés la mise en texte à partir de consignes explicites (ou implicites) inscrites par l’auteur envisageant un protocole de lecture ; la mise en livre ressortissant à proprement parler de l’intervention de l’éditeur-imprimeur (en particulier M.M. Rey à Amsterdam) et de l’échange collaboratif entraînant des effets concrets par exemple sur la disposition aspectuelle ou typographique du texte. Le constat de ces tensions et interventions s’inscrit dans une histoire des habitus en place à propos des modes de déchiffrement. La relation entre les instances engagées est complexe et seule son étude fine et minutieuse permet de montrer son incidence patente aussi bien sur l’histoire de la lecture que

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sur celle des objets conflictuels ayant stimulé la réflexion de Rousseau. Le questionnement proposé par Noémie Jouhaud est de rigueur remarquable. L’étude embrasse du coup des champs de recherche en plein essor. À propos d’un cas exemplaire, celui de l’un des auteurs majeurs de son siècle, l’histoire matérielle du livre croise ici aussi bien l’histoire du rapport entre un auteur « bourru » et ses éditeurs, que celle de la propriété intellectuelle, promise à émerger bientôt. La connaissance de Rousseau reçoit elle aussi un tout nouvel éclairage à être ainsi envisagée à partir de la matérialité livresque : dans le rapport de l’auteur et de l’éditeur, l’échange intellectuel sur le contenu du livre, indissociable de la prise en compte de la « marchandise » qu’est le livre-objet et des ses destinataires envisagés, enrichit la réflexion sur des conceptions aussi centrales que celles du travail de « l’artisan » ou de l’« impression ». C’est aussi et surtout de la valorisation ou de la dévalorisation de l’image de J.-J. Rousseau qu’il s’agit. Alors que les questions débattues semblent, au départ, très concrètes, il se révèle que l’imaginaire occupe bientôt la place la plus importante. Il se développe tant de fantasmes féconds à partir des objets débattus ! Ses aventures éditoriales conduisent J.-J. Rousseau à vivre, à raconter, à louanger parfois, à dénoncer plus souvent, l’univers éditorial. Perfectionniste, l’« ours mal léché » veut paradoxalement contrôler la « mise en livre », les choix techniques et surtout les informations concernant le « portrait de l’auteur » ou les données biographiques fournies à son sujet (« Mon portrait »). On suit ici une impulsion décisive pour Rousseau dans la genèse de l’affirmation de la construction de soi. À cet égard, et avec ses présupposés méthodologiques et un positionnement de questionnement entièrement différents, l’étude de Noémie Jouhaud peut donc être lue dans un heureux dialogue avec l’étude de Morihiko Koshi, Les images de soi de J.-J. Rousseau : l’autobiographie comme politique, collection « L’Europe des Lumières », décembre 2011). Dans un contexte de censure, les rapports étroits de Rousseau avec le directeur de la librairie ou avec le responsable de la censure sont éloquents quant à la construction politique du livre. L’étude envisage les publics et les réactions différentes des témoignages issus des lectorats et de ceux émanant de personnages dotés d’autorité sur le marché du livre. La relation intime privilégiée entre l’auteur et l’éditeur offre encore l’occasion de formuler des confidences « d’antichambre » non seulement quant à l’hésitation sur le choix définitif du titre et de la mise en page du feuillet liminaire mais aussi au sujet des représentations que l’on se fait (en amont de la diffusion réelle) de l’attente et des réactions du

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public. Nul plus que Rousseau connut la situation de voir ses livres attaqués, et fut mis dans l’obligation de monter au créneau pour les défendre, expliciter des malentendus, dénoncer des lectures à contre-sens ou prouver à ses lecteurs que sa vie était en conformité avec les prémisses du système philosophique que les ouvrages exposaient. C’est dire l’importance du livre de Noémie Jouhaud qui dépasse largement l’enjeu de la seule connaissance anecdotique des relations personnelles entre Rousseau et les différents éditeurs avec qui il eut des liens de confiance. La lecture sensible que définit Rousseau pour moraliser, réformer et rénover le lecteur, se réclame d’une modernité en rupture par rapport à des pratiques antérieures. L’étude de Noémie Jouhaud identifie et situe bien ce moment charnière. La découverte des analyses « matérielles » de Yannick Séité a montré à propos de La Nouvelle Héloïse un roman exhibant sa propre machine et laissant deviner le travail de coulisses où se fabriquent techniquement les procédés favorisant chez le lecteur l’illusion imaginaire et la propension à appliquer à soi le climat affectif recherché. Il y a dans les thèses de Noémie Jouhaud la compréhension fine de ces enjeux méthodologiques et théoriques qui représentent une combinaison heureuse avec les avancées importantes des recherches de l’histoire matérielle de la réception. Les préambules d’éditeur qui sont insérés dans les livres ne prolongent-ils pas le dialogue en lui assurant du même coup une grande publicité ? Noémie Jouhaud, parce qu’elle connaît aussi bien l’œuvre et la correspondance de Rousseau que l’histoire du livre nous propose le résultat d’une enquête et des mises en relation inédites et passionnantes qui renouvellent la connaissance de Rousseau.

Jacques Berchtold