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Classiques Garnier

Une renaissance métaphysique

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Une renaissance métaphysique

Les écrits de B. Erdmann, de F. Paulsen et H. Pichler ont exercé une influence déterminante sur la perpective métaphysique élaborée à partir de 1924. Ce sont surtout leurs thèses sur limportance de la conception métaphysique chez Kant et sur son attachement ininterrompu à la métaphysique, sur le rôle de la Schulmetaphysik, et notamment de Ch. Wolff, dans lélaboration de la pensée critique, ainsi que sur lappartenance de Kant aux problématiques du xviiie siècle en général, qui tracent les lignes de force de la nouvelle lecture. La conviction de Paulsen devient désormais leur credo : Kant est

toujours resté fidèle à son ancien amour, malgré la critique de la raison [] ; et celui qui ne prête pas attention à cela, ne comprendra pas non plus le [philosophe] critique (Paulsen, 1898, p. vi-vii1).

Les représentants du courant métaphysique se revendiquent expressément de cette approche2, tout en gardant leurs distances avec certaines des thèses de (ou attribuées à) Paulsen, telles lexistence de deux sortes de métaphysique (du sensible et du suprasensible), linclusion de la métaphysique dans la philosophie théorique et surtout ce quil considèrent – à tort, à notre avis – comme laffirmation de lexistence dune « métaphysique personnelle », « privée » (Privatmetaphysik)3 kantienne, censée avoir renouvelé les doctrines de ses prédécesseurs sans parvenir à se défaire de contradictions et dhésitations constitutives4. Le mérite incontestable de Paulsen serait davoir reconnu dans la Weltanschauung 174kantienne limportance de la métaphysique – égale, voire supérieure à la théorie de la connaissance – et davoir mis au jour des assertions métaphysiques incontournables de Kant lui-même, négligées jusqualors. Néanmoins, malgré une contribution remarquable aux études kantiennes, son interprétation, na pas fait école et sest attirée bon nombre de critiques. H. Pichler5 a, quant à lui, participé, comme on la vu, à la relecture historique de Kant à la lumière de la scolastique allemande du xviiie siècle. La recherche ultérieure a retenu le reproche quil a formulé : « Les kantiens semblent pour la plupart ne pas voir que la philosophie transcendantale a une histoire » (Pichler, 1910, p. 84). Cest dans cette continuité que lon pourrait situer les contributions de Nicolai Hartmann, de Heinz Heimsoeth, de Max Wundt et, plus tard, celles de Gottfried Martin et de Ludger Honnefelder.

Linterprétation métaphysique de Kant comporte deux directions principales de questionnement qui retrouvent en dernier ressort les deux compréhensions de la tâche de la métaphysique : la théorie de lêtre en tant quêtre, de ses structures les plus générales et les plus communes (ens inquantum ens), dune part, et le problème de létant suprême ou éminent comme source de lêtre et clé de son intelligibilité, dautre part. Cette ambivalence, propre dailleurs à la métaphysique depuis Aristote, permet également de périodiser dune certaine manière lexégèse kantienne après 1924, et de dépasser la simple chronologie (du type « première » et « deuxième » génération), surtout que dans ce cas un choix métaphysique profond se superpose au critère temporel. Ainsi, Heinz Heimsoeth, dans sa longue et nuancée lecture de Kant, ne tranche pas formellement pour lune ou lautre conception de la métaphysique, et même sil situe lêtre « véritable » dans le monde intelligible et accorde une place privilégiée au problème de la liberté, il étudie également les autres modes dêtre – le temps et lespace, par exemple. Max Wundt, quant à lui, assume une position plus explicite en faveur dune métaphysique qui cherche à se comprendre en partant de létant suprême et 175se construit en vue dune théologie considérée comme accomplissement de la pensée spéculative. Malgré ces différences, on peut, grâce à lintérêt prépondérant quils manifestent pour létude dune métaphysique pratique-dogmatique et pour le mode dêtre qui lui est propre, rattacher ces deux représentants à une même sensibilité spécifique aux « débuts » de linterprétation métaphysique kantienne. La génération suivante de penseurs, dans une indiscutable postérité ontologique marquée par la conception de Nicolai Hartmann et, dans une moindre mesure, à notre avis, par les thèses de Martin Heidegger, se positionne essentiellement par rapport à la théorie de lêtre – pour elle, la métaphysique sefforce de répondre à la question centrale quest-ce que lêtre ?, et traite indifféremment de tous les types détant. On peut ici nommer Gottfried Martin et Ludger Honnefelder comme les exemples les plus marquants de cette deuxième orientation. Toutefois, la conclusion de lenquête de Martin, qui soutient la prééminence de lêtre suprasensible malgré son approche au départ purement ontologique, témoigne de la difficulté de séparer nettement ces deux tendances métaphysiques qui sont, au fond, et depuis toujours, intrinsèquement liées. Dautres auteurs, tel Mariano Campo, par exemple, ont, comme nous le verrons, un rapport plus complexe à ce mouvement.

1 « [Kant ist] der alten Liebe, trotz der Vernunftkritik, immer treu geblieben [] ; und wer auf diesen nicht achtet, der wird auch den Kritiker nicht verstehen ».

2 Cf., par ex., Wundt, 1924, p. 4-7.

3 Cf. Paulsen, 1898, p. 243-244.

4 G. Lehmann fait remonter ce terme à E. Dühring ; voir là-dessus Lehmann, 1969, p. 118. Ce reproche fait à Paulsen est, à notre avis, infondé, ce dernier ne faisant jamais sienne cette thèse.

5 Toujours en 1910, année de la parution de louvrage de Pichler, est publié un lexique sur Wolff : Wolffsche Bergriffsbestimmungen par Julius Baumann (Leipzig, 1910). Comme son sous-titre (« Ein Hilfsbüchlein beim Studium Kants ») lindique, ce lexique est en fait destiné à la meilleure compréhension de Kant, sa parution mettant en lumière la prise de conscience du rôle de la philosophie wolffienne dans larticulation et lexégèse de la pensée kantienne. Lauteur écrit : « [Ich] erkannte, zu welcher Schärfe die Parallelisierung mit Wolff in Auffassung und Überdenken [der KrV] nötigt » (Baumann, 1910, p. iii).