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Classiques Garnier

Préambule

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Préambule

Précisons-le demblée, Martin Heidegger ne fait pas partie, à proprement parler, des représentants de linterprétation métaphysique. Il est toutefois impossible de ne pas nous arrêter, dans notre enquête consacrée à la réception métaphysique de la philosophie kantienne, sur son rapport à Kant et aux penseurs appartenant à ce courant interprétatif. Cela, dautant plus quen France, Heidegger a été et est probablement encore perçu comme le penseur ayant défendu le premier, ou le mieux, la métaphysique de Kant. Na-t-il pas été dailleurs linterlocuteur, ou plutôt le contradicteur – à en croire les témoignages de lépoque1 – dErnst Cassirer à Davos lors des célèbres dialogues consacrés à Kant, où il a représenté la nouvelle approche métaphysique au sens large, en sopposant à la perspective néokantienne ? Limmense écho de sa philosophie, notamment en France, a contribué à donner limpression quil avait découvert et imposé la métaphysique kantienne sur la scène philosophique allemande. Or, cette image nest pas exacte, car non seulement Heidegger ne parle pas au nom de linterprétation métaphysique, qui avait déjà droit de cité depuis plusieurs années, mais la perspective quil défend entretient un rapport complexe avec les textes de M. Wundt, H. Heimsoeth ou N. Hartmann. Ce rapport, nous en sommes persuadée, mérite dêtre examiné à nouveaux frais à la lumière de lenquête que nous proposons dans ces pages. Il permettra de mieux saisir, non seulement le cheminement emprunté par la philosophie de Kant au xxe siècle, mais également celui de la pensée heideggérienne.

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La lecture heideggérienne de Kant a fait lobjet de nombreux commentaires2. Nous souhaitons examiner de plus près ici ce qui a suscité lintérêt de Heidegger pour Kant, ainsi que son rapport, non interrogé jusquà présent, aux thèses de linterprétation métaphysique qui saffirme avant sa propre lecture de la philosophie critique. Ces deux questions peu étudiées sont, à notre avis, intimement liées et essentielles, et ne sauraient être traitées sans être intégrées dans linterprétation plus large que Heidegger propose de la philosophie kantienne. Elles contribueront en retour à mettre dans une nouvelle lumière le dialogue de Heidegger avec la pensée kantienne, dont nous proposerons une analyse plus détaillée dans le dernier chapitre de cette partie. Nous y examinerons les thèses centrales avancées en 1935 dans louvrage Quest-ce quune chose ?, ainsi que la dernière lecture heideggérienne de la philosophie de Kant3, élaborée dans les années 1960 dans le texte « La thèse de Kant sur lêtre ».

1 P. Aubenque parle de la « violence » de Heidegger, de sa « fureur de néophyte et diconoclaste », cf. Heidegger et Cassirer, 1972, p. 14-16. Laudience a apparemment été impressionnée par ce qui semblait être une confrontation entre deux mondes, Heidegger représentant bien entendu le monde nouveau et triomphant, surtout auprès des étudiants. Cassirer, figure aristocratique et « olympienne », clôt une époque non seulement de lexégèse kantienne, mais aussi de la culture allemande. Cf. Jollivet, 2009, p. 131-171 et Aubenque, 1992, p. 208-221.

2 Voir par exemple Caron, 2005 et Rivelaygue, 1992, p. 357-474.

3 Heidegger reviendra brièvement, pour la dernière fois, sur le rapport de Kant à lêtre et le comparera aux Grecs lors dun séminaire à Thor en 1969, sans changer ses conclusions (« Abîme entre Aristote et Kant ») (QIII-IV, p. 417).