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Classiques Garnier

Pourquoi 1924 ?

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Pourquoi 1924 ?

Les représentants de linterprétation métaphysique de Kant annoncent en 1924 une rupture radicale avec la lecture positiviste, qui proposait une compréhension de la pensée critique comme épistémologie scientiste, à lexclusion de – ou au moins en ignorant – toute dimension métaphysique et historique. Il sagira désormais de « revisiter » les exégèses kantiennes reçues, ainsi que dopérer un retour aux écrits de Kant lui-même, manuscrits ou publiés de son vivant, au sein dune « renaissance de la métaphysique1 ». Cette renaissance, non seulement rendra possible une nouvelle lecture de la philosophie critique et, plus généralement, des Lumières allemandes, mais se verra nourrie et éclairée en retour par le texte kantien – comme en témoignent, entre autres, les œuvres consacrées à lontologie par N. Hartmann et à la métaphysique par M. Heidegger. Cette renaissance de la métaphysique passe donc par une redécouverte de Kant.

La question que lon pourrait légitimement se poser est : pourquoi 1924 ? Quest-ce qui a rendu possible à ce moment précis la naissance dun tel mouvement – nous parlons bien dun mouvement de pensée, car des lectures métaphysiques de Kant ont existé auparavant –, sa force de conviction, son succès dans le monde kantien et, finalement, cette unité de perspective dont il a joui pendant plus dun demi-siècle ? Certains interprètes en parlent comme dune sorte d« avènement », dun changement brusque et inexplicable survenu après la Première Guerre mondiale. Ainsi, de Vleeschauwer décrit en 1954 ce quil nomme « la grande césure dans la réception de Kant par la postérité » en des termes qui dévoilent autant ladmiration que létonnement :

Vers la fin de la première guerre mondiale et pour des raisons qui sont encore insuffisamment établies, le climat spirituel se retourna complètement. La renaissance de la métaphysique, voire même de lontologie sannonça avec 28fracas. [][Plusieurs articles] ont créé instantanément dans les milieux les plus différents un climat sympathique pour une conception plus nuancée et plus complète du criticisme (De Vleeschauwer, 1954, p. 355-356).

Quelles sont en effet ces raisons encore « insuffisamment établies » ? Dans ce qui suit, nous nous proposons doffrir des éléments de réponse.

Lon a avancé2 différentes hypothèses pour expliquer ce « revirement » des années 1920, dont trois méritent dêtre mentionnées. Il sagit dabord de la crise, et de la prise de conscience conséquente, engendrées par la Première Guerre mondiale. La confiance dans la raison sen sort profondément ébranlée et la question du sens – de la vie, de la pensée, de lhomme – se pose avec une nouvelle et douloureuse acuité. Kant est désormais interrogé à partir de ces deux problèmes essentiels, les exégètes tentant de parcourir le domaine de la raison à sa suite, pour en tracer à nouveau les frontières, en assurer les principes et retrouver ainsi la confiance perdue. Leur lecture de Kant porte lempreinte de cette approche : un des textes fondateurs a justement le titre emblématique de « Persönlichkeitsbewusstsein und Ding an sich in der Kantischen Philosophie » (« Conscience de la personnalité et chose en soi dans la philosophie kantienne »)3.

Ensuite, la force inouïe avec laquelle ressurgit la question de la théorie de lêtre chez Kant est sans doute aussi une réaction à lindifférence souveraine dont le néokantisme a fait preuve à son égard. Si lon définit lêtre comme être-pensé, alors les principes de la connaissance deviennent aussi – et peut-être en premier lieu – des principes ontologiques de lobjet et de lobjectité. Ce qui ouvre la possibilité dune relecture métaphysique.

Enfin, les exégètes acquièrent une conscience de plus en plus aiguë du fait que Kant nest pas seulement le penseur de la « révolution copernicienne », mais appartient à un contexte philosophique précis et à une histoire de la pensée ; voire, que sa philosophie nest pas un « bloc » critique donné comme tel mais, au contraire, parcourt un cheminement, se cherche, évolue, subit des influences. Lon commence ainsi à sintéresser aux prédécesseurs et contemporains de Kant et à se pencher avec une curiosité croissante sur les débats de lépoque, en découvrant que Kant y est profondément impliqué. Et lon se rend compte que nombre de 29concepts-clés et de problèmes critiques ne peuvent être compris dune manière satisfaisante que si lon intègre Kant dans une continuité de pensée. Nous verrons cette hypothèse se vérifier dans les recherches sur le concept de transcendantal, chez H. Pichler par exemple. En effet, lapproche historisante se confirmera dans les années 1920 et se retrouvera renforcée dans les interprétations métaphysiques.

Bien que valables, ces trois arguments ne sauraient pourtant, à notre avis, rendre compte à eux seuls, ni même en premier lieu, de cette nouvelle orientation de lexégèse vers une perspective métaphysique. Plus décisif et plus fondamental encore nous paraît le rôle joué par la recherche philologique qui, dans les années 1880-1890, apporta une contribution cruciale aux études kantiennes, dont linfluence se fera sentir pendant plusieurs décennies. Ce rôle est intimement lié à des controverses engendrées par létude du Nachlaß kantien et qui, en retour, ont encouragé lanalyse approfondie des manuscrits. Cest la thèse que nous souhaitons avancer et argumenter dans la première partie de notre ouvrage. Ce sont dailleurs ces débats qui ont, entre autres, attiré lattention sur le contexte historique de lélaboration de la philosophie de Kant, ainsi que sur son inscription dans les Lumières allemandes. En effet, les dernières décennies du xixe siècle se caractérisent par un intense travail philologique, sans équivalent jusqualors. Nous nous pencherons sur deux éditions des manuscrits kantiens, lune très solide et académique, les Reflexionen Kants zur kritischen Philosophie par Benno Erdmann (Leipzig, 1882-1884), et lautre plus controversée, mais très influente, Immanuel Kants Vorlesungen über Psychologie par Carl du Prel (Leipzig, 1889).

1 De Vleeschauwer, 1963, p. 74. Voir aussi De Vleeschauwer, 1976, p. 317.

2 Cf. Gerhardt et Kaulbach, 1979, p. 3-5.

3 Heimsoeth, [1924] 1956.