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Classiques Garnier

Annexe IV Document – Francis Poulenc

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : L’Art du théâtre. Tome II. Pratique du théâtre
  • Pages : 465 à 466
  • Collection : Études sur le théâtre et les arts de la scène, n° 26
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406128717
  • ISBN : 978-2-406-12871-7
  • ISSN : 2275-2978
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12871-7.p.0465
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 22/06/2022
  • Langue : Français
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Annexe IV

Document – Francis Poulenc

LA MUSIQUE DINTERMEZZO1

par Francis Poulenc

Jean Giraudoux avait, pour la musique de scène, des idées si précises et si bizarres quelles me laissaient, souvent, perplexe. Ensuite, je me rangeais toujours à son avis. Jévoque, avec émotion, ce matin de janvier 1933 où je reçus un coup de téléphone de Jouvet. « Dis-moi, mon petit bonhomme, Giraudoux a besoin de te voir. Passe vite au théâtre. » Je ne me le fis pas dire deux fois, appâté par cette collaboration et, laprès-midi même, jétais à la Comédie des Champs-Élysées. On répétait Intermezzo. Sur la scène, Valentine Tessier2 et Jouvet faisaient vibrer les harmoniques dun texte qui na pas fini de méblouir. [] En souriant et sans explication, [Giraudoux] me tendit une copie de la pièce avec ce seul mot : « Voilà ». Comme je lui demandais ce quil souhaitait, il me répondit : « Deux actes champêtres et un acte de flonflons provinciaux ». [] Dès le lendemain matin, je me suis mis au piano et à ma table. Au bout 466de peu de jours, dans lallégresse dune si légère collaboration, javais achevé les deux actes champêtres, conçus pour orchestre de chambre, la musique devant être, ensuite, enregistrée. Giraudoux vint me voir ; je lui jouai ma partition et attendis, mi-anxieux, mi-confiant son verdict. « Cest ravissant, bravo ! Mais je devrai écrire une nouvelle pièce pour utiliser vos églogues. Cher Poulenc, jai besoin de musique qui ne soit pas de la musique. Il faut que cela ait lair de sortir du décor, sans donner limpression dune fosse dorchestre. » Jarrivai très penaud, laprès-midi, au théâtre. Jouvet maccueillit avec un grand éclat de rire : « Alors, mon petit père (pour Jouvet on était, sans transition, petit bonhomme ou petit père), alors, quoi, tu te crois à lOpéra ! » Je compris que Giraudoux lui avait déjà parlé et je rougis. Je proposai, ensuite, de rendre mon tablier, disant que je ne me formaliserais nullement si lon demandait la collaboration de quelquun dautre. Cest alors que le charme Giraudoux opéra. Se donnant, tout à coup, la peine de mexpliquer ce quil voulait, il memmena dîner et cest ce soir-là que nous fîmes véritablement connaissance. Jai toujours pensé que les lunettes ajoutaient beaucoup de douceur et de vie au regard de Giraudoux. Lorsque je lai vu sur son lit de mort, cest bien plus labsence de lunettes que les yeux clos qui lui donnaient ce visage grave dencyclopédiste tel que laurait modelé Houdon. Dans ce restaurant de la rue des Saints-Pères, Giraudoux mexpliqua quil souhaitait vivement lemploi dinstruments rares. Tout à coup, jeus lidée du clavecin dont, quelques mois plus tôt, javais découvert les ressources grâce à Wanda Landowska3. Cette perspective enchanta Giraudoux et il fut décidé, entre la poire et le fromage, que les deux premiers actes seraient improvisés au clavecin et que, seulement pour le dernier acte, un hautbois, une clarinette, un piston et un trombone seraient chargés dévoquer un orphéon limousin. Bien entendu, jécrivis les polkas, valses, etc. de lorphéon mais, toute une matinée, devant Jouvet et Giraudoux, jessayais mille combinaisons au clavecin. « Allons, fais-nous trois minutes dinsectes », disait Jouvet. « Maintenant, il nous faut des clairons » (des clairons au clavecin ! ! !), sécriait Giraudoux. Je tâtonnais, puis, lorsque ces messieurs étaient satisfaits, jenregistrais. Ainsi est née cette musique que seuls les sillons de quelques très vieux disques ont préservée de la mort. »

1 Francis Poulenc, Correspondance 1910-1963, réunie, choisie, présentée et annotée par Myriam Chimènes, Paris, Fayard, 1994, p. 384-385. Francis Poulenc écrit ce texte 20 ans après avoir composé la musique de scène pour Intermezzo.

2 Valentine Tessier (1892-1981) débute sa carrière en 1914 au Vieux-Colombier où elle joue Grouchenka dans Les Frères Karamazov. Sa renommée se répand alors comme traînée de poudre parmi la critique et le public parisiens. Pendant la Première Guerre mondiale, elle participe à la tournée de la troupe aux États-Unis, où elle joue des rôles classiques majeurs. Elle reste fidèle au Vieux-Colombier jusquau terme de lexpérience (1923-1924). Elle rejoint alors la troupe de Jouvet dabord pour un temps assez bref – elle interprète la Patronne dans La Scintillante de Jules Romain en 1924 – puis pour une décennie à partir de Madame Béliard de Charles Vildrac (1925). Elle endosse alors les habits des principaux personnages féminins des mises en scène de Jouvet, notamment dans les œuvres de Jean Giraudoux et de Marcel Achard. Au cinéma, elle tourne sous la direction de René Clair, Jean Renoir (Madame Bovary, 1935), Julien Duvivier, André Cayatte…

3 Wanda Landowska est une pianiste et claveciniste polonaise, une des principales instigatrices de la renaissance du clavecin au début du xxe siècle.