Annexe II Document – Christian Bérard et le théâtre
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : L’Art du théâtre. Tome II. Pratique du théâtre
- Pages : 455 à 459
- Collection : Études sur le théâtre et les arts de la scène, n° 26
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406128717
- ISBN : 978-2-406-12871-7
- ISSN : 2275-2978
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12871-7.p.0455
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/06/2022
- Langue : Français
Annexe II
Document – Christian Bérard et le théâtre
La mise en scène de La Machine infernale par Jouvet en 1934 à la Comédie des Champs-Élysées offrit à Bérard la première occasion de déployer ses dons de décorateur de théâtre. C’est Jean Cocteau qui avait recommandé Bérard à Jouvet Celui-ci fut d’abord un peu désemparé par ce personnage fantasque, mais il ne tarda pas à reconnaître l’ampleur de son talent et ce spectacle marqua le début d’une longue collaboration1.
Éloge de Christian Bérard
par Louis Jouvet2
Avec sa barbe moussue et limoneuse comme le dieu du Rhône, quand je le regarde de la salle évoluer sur la scène, suivant les éclairages où il passe, il ressemble à Néron, à Catulle, à Mounet-Sully, à une tête de Phidias ou à un clochard. C’est le dieu Protée lui-même, le vrai Protée marin.
Ce qui caractérise sa science théâtrale, c’est son mimétisme. Ce qui caractérise son talent, c’est sa puissance dramatique, le sens qu’il a du spectacle et du geste de théâtre.
Il est par surcroît paresseux, mais il aime travailler. Il travaille avec un mélange de peine et de délice qui est vraiment enivrant. Il est à la taille de n’importe quel auteur dramatique.
J’ai pris plaisir à travailler avec lui, à l’admirer, et j’ai plaisir à l’aimer. C’est lui qui nous débarrassera du vestibule factotum et des 456décors malotrus d’une douteuse architecture dans laquelle on joue les pièces de Racine. Je monterais sans peur avec lui les Maximes de La Rochefoucauld.
Il y a en lui un sens de la pauvreté où transparaissent noblesse et dignité, et, comme Saint-François, il sait allier le sordide et le magnifique.
Il a au plus haut degré, d’une façon significative, l’art d’arriver en retard devant un décor planté, l’art de méditer devant ce décor, de disputer sur les suggestions, de ne pas entendre celles qui font écueil à ses sentiments, de batifoler entre les fauteuils, en y perdant son chapeau, son pardessus, son mouchoir et tous ses accessoires documentaires, et de disparaître tout à coup comme un pur esprit entre deux voyages sur scène, sans avoir donné un coup de pinceau de la journée.
Je l’ai vu pendant trois mois, quotidiennement, je l’ai vu d’abord produire avec une prolixité inquiétante les esquisses les plus diverses, je l’ai vu se barbouiller d’encre les doigts en faisant sur n’importe quel papier les dessins les plus précis dans leur imprécision ; je l’ai vu, armé de fusain, dessiner sur des châssis de scène, ambidextre comme Léonard de Vinci, avec une sûreté de traits extraordinaire, et essuyer ensuite complaisamment son visage inspiré de ses mains noires. J’ai vu ce charbonnier se transformer en peintre et, les culottes pleines de couleur, ressembler à un arc-en-ciel qui déambule.
Tout ce qu’il dit, tout ce qu’il fait, tout ce qu’il pense, a je ne sais quoi de soluble qui crée une harmonie et une poésie où la tendresse seule n’a peut-être pas encore atteint toute sa plénitude.
J’admire Christian Bérard et je l’aime pour sa présence proche de Vitruve, de Inigo Jones3, de Laurent, de Mahelot4, de Serlio, de Bibiana5 et de Gordon Craig.
457Ce que je préconise par-dessus tout,
au théâtre, c’est le vide
par Christian Bérard6
Lorsque j’ai lu une pièce, ce qui m’intéresse d’abord, c’est l’architecture des situations, c’est-à-dire : par où les personnages vont-ils entrer, où vont-ils se rencontrer, où vont-ils se quitter ? Je vois alors s’il faut surélever l’action ou s’il faut la laisser en terrain plat. Donc, avant tout – avant même d’imaginer le décor – il faut s’occuper de son armature. Cette armature architecturale a la même importance que les agrès pour un acrobate : l’acrobate ne peut exécuter son numéro que si son trapèze est placé à tel endroit par rapport à un autre trapèze. Il en est de même pour les acteurs qui évoluent sur une scène. C’est seulement lorsqu’on a cette « ossature du décor » qu’on peut y mettre la chair : les objets. Tout en se conformant aux indications du metteur en scène ou de l’auteur qui disent : « une porte à droite, une fenêtre à gauche », il est possible de faire une porte surélevée ou abaissée, et c’est cela qui crée l’atmosphère de la pièce.
Un exemple : dans La Folle de Chaillot on me demandait une cave pour le deuxième acte. Une cave, cela évoque tout de suite un plafond bas mais j’ai pensé qu’un plafond bas serait d’un réalisme oppressant et, justement, ce qui a fait le succès de ce décor, sa nouveauté, c’est que j’ai pris le parti opposé, j’ai fait une énorme cave, très haute, qui a surpris mais qui correspond au dramatisme de ce second acte. Et c’est plus mystérieux.
Car tout dépend du sens qu’on a du théâtre : on peut mettre sur scène un objet de dix mètres de long, que personne ne voit, ou un tout petit machin posé sur une table qui attire tous les regards. C’est en cela qu’il faut avoir le sens, l’expérience de ce qui « porte » au théâtre.
La couleur est un élément très important, mais je pense qu’il faut s’en méfier : elle peut aider beaucoup, elle peut aussi nuire terriblement : car les éléments trop colorés jouent au détriment de l’oreille. Il faut user pour la couleur du même sens que pour l’architecture : c’est-à-dire qu’on doit se laisser guider par le drame.
458Pour créer une atmosphère dramatique, il est bon d’utiliser les rouges. Je savais que, pour La Machine infernale, un décor rouge produirait un effet très dramatique : pour Le Folle de Chaillot le lit rouge est somptueusement dramatique. Si au contraire, on veut rendre une atmosphère de malaise, les jaunes verts, les couleurs soufre conviennent mieux. Pour exprimer le bonheur, il n’y a que le bleu ciel, le bleu du ciel de printemps. Toutes les couleurs doivent être amenées psychologiquement par la pièce
Ce que je préconise par-dessus tout, au théâtre, c’est le vide. De cela on peut faire une règle générale ; je dis aux jeunes décorateurs : n’encombrez pas le plateau, on a toujours tendance à en « mettre trop ». Dans le décor de L’École des femmes, nous avons mis, Jouvet et moi, le minimum : un petit jardin, deux rosiers, cinq candélabres, et ce décor, qui a eu beaucoup de succès, a donné naissance à nombre de décors, en apparence identiques, mais auxquels on avait ajouté vingt pots de fleurs, vingt lustres pour « faire plus riche que Bérard ». L’action se perdait totalement.
Les plus belles mises en scène ont été faites par Meyerhold en Russie. Elles étaient belles parce que, justement, il n’y avait presque rien. C’était un art « d’allusion ». Dans La Forêt – une pièce d’Ostrovski – tout était suggéré par une planche et trois marches : c’était merveilleux. Le décor d’Anna Karénine, pièce montée par Stanislavski, atteignit à la perfection, et il n’y avait rien. Mais ce rien était tout… tout ce qui avait été enlevé. Car pour arriver à ce rien, on ne doit pas partir de rien. Il faut commencer par tout mettre… et enlever petit à petit. Ainsi, toujours dans La Folle de Chaillot (pour le décor du premier acte, la terrasse de chez Francis), j’ai commencé par imaginer un décor absolument complet, avec les marronniers, la façade du café et de l’immeuble au-dessus, puis j’ai enlevé pour ne laisser que l’essentiel : j’ai ôté les arbres – j’ai gardé le banc, parce que le banc était nécessaire à l’action – j’ai mis un tout petit peu de gris pour indiquer l’avenue Montaigne, mais la façade de l’immeuble que j’avais laissée était encore trop lourde, alors j’ai ôté les murs, ne conservant que le fenêtres suspendues dans le vide, qui suffisent à suggérer l’immeuble.
L’éclairage joue un rôle de premier plan, mais je pense d’abord à la plantation : l’éclairage vient par le même processus. Tout monte en même temps. C’est toujours l’action, le drame qui imposent.
459L’éclairage est dangereux. Un bel éclairage embellit souvent un mauvais décor, mais il faut s’en méfier, justement parce qu’il paraît tout arranger. Il faut lui laisser son rôle qui est de renforcer discrètement certains effets. Par exemple, pour la tente rouge de Sodome et Gomorrhe, ou pour le lit à baldaquin rouge de Le Folle de Chaillot, les projeteurs rouges accentuent le rouge des étoffes, de sorte que le public qui ne voit pas les projecteurs se demande : comment se fait-il que Bérard ait des rouges aussi extraordinaires ? Ces rouges sont renforcés par la lumière qu’on ne discerne pas. Tout le reste est affaire de metteur en scène.
1 Cf. Gérard Lieber, « Louis Jouvet et la Machine infernale de Cocteau », op. cit., p. 179-190.
2 Extrait du programme de La Machine infernale, 11 avril 1934.
3 Inigo Jones (1573-1652) est un architecte anglais très inspiré par la Renaissance italienne. Il s’est également illustré dans la scénographie et la conception de costumes. De 1605 à 1631 il réalise avec l’auteur dramatique Ben Jonson des « masques » – c’est-à-dire des divertissements poétiques, chorégraphiques et musicaux – utilisant la machine théâtrale pour créer du mouvement et produire des effets fondés sur la magnificence.
4 Le Mémoire de Mahelot, Laurent et autres décorateurs de l’Hôtel de Bourgogne, rédigé au début des années 1630 contient 47 croquis de décors qui témoignent du passage de la décoration médiévale à compartiments au décor en perspective. D’abord composé par Laurent Mahelot, ce recueil a ensuite été complété par d’autres décorateur, dont Michel Laurent.
5 Galli Bibiana est le nom d’une famille d’architectes et peintres italiens. Ferdinando (1657-1743), auteur de plusieurs traités d’architecture, bouleversa par ses innovations les règles de la perspective scénique.
6 In Labyrinthe, Paris, 1950.