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Classiques Garnier

Annexe I Document – Décoration d’Ondine

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : L’Art du théâtre. Tome II. Pratique du théâtre
  • Pages : 443 à 453
  • Collection : Études sur le théâtre et les arts de la scène, n° 26
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406128717
  • ISBN : 978-2-406-12871-7
  • ISSN : 2275-2978
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12871-7.p.0443
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 22/06/2022
  • Langue : Français
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Annexe I

Document – Décoration dOndine

Notes prises au jour le jour par Louis Jouvet durant sa collaboration avec Tchelitchev1.

8 mars [1939]. Arrivée de Tchelitchev vers minuit.

Il ressemble à un ancien roi de France, et à Vermeil, apeuré, excité, brillant, gesticulant. À la répétition aujourdhui, plein didées, il nen finit pas de discourir, il me dit quil a vu Gielgud et quil est mauvais comme acteur et comme metteur en scène. La reine dHamlet mourait en robe bleue, on ne peut pas mourir en robe bleue, il y a des couleurs qui parlent, le bleu en est une, on ne peut mourir quen noir, en blanc, en rouge ou en gris de plomb. Il dit quil ne tient jamais compte du spectateur, quil cherche sa vision jusquà ce quelle soit suraiguë et qualors il la réalise pour limposer, et quelle simpose par cela même. Mais on sent, on devine quil a déjà une vision naturellement faite pour le spectateur, une vision spectaculaire qui veut en imposer aux autres, un goût dun mystère qui veut créer le mystère chez les autres.

– Je sais toujours, dit-il plus tard, pourquoi je fais une chose, et pourquoi jemploie une couleur. Je ne dis pas : cest joli ou cest beau, sans savoir pourquoi, et je ne prétends pas faire quelque chose qui soit beau sans pouvoir lexpliquer. Jaime le mauvais goût qui arrive à exprimer quelque chose.

Un charmeur exaspéré qui veut simposer et qui va jusquà la mystification en toute sincérité.

Il fait penser à un spectre qui voudrait rattraper sa vie passée, par une sorte dagitation quon ne retrouve que chez les drogués – il ne lest pas.

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Tchel. dit : la poésie et la folie, cest la même chose. Il veut se justifier et se définir.

Il a une vision forcenée des choses et des êtres, qui saccompagne dun besoin de justification et dexplication très violent.

Il dit : je ne peux pas travailler avec des morts, on ne sait pas ce quils veulent ; un vivant, même sil ne dit rien, on sait ce quil veut, ce quil est.

Il a fait un grand tableau, cent personnages, deux cents yeux qui vous regardent, toutes les couleurs de larc-en-ciel : « Jai mis trois ans. » Il parle de la Grande Jatte de Seurat à Chicago avec une passion charmante et désordonnée.

Il a les yeux de Rimbaud jimagine, et les mains de Jeanne la Folle. On ne peut pas lentendre et le regarder à la fois ; quand il parle si on le regarde on ne lentend pas toujours, et si on se met à lécouter on ne le voit plus. Il a laccent bourguignon. Il « ruisselle ».

Tchel. voit le Ier acte dOndine au printemps, brouillard et orages ; le II cest lété ; le III lautomne, et à la mort du chevalier cest lhiver, tout est gris, le costume jaune de Bertha devient feuille morte dans la lumière.

Et je pense à Valery Larbaud qui avant de traduire As you like it, me disait : « Il ny a quune chose qui marrête, je ne sais pas en quelle saison cela se passe. » Seuls ceux-là qui ont de telles préoccupations, de tels sentiments sont des initiés de théâtre.

Tc. a livré aujourdhui dimanche 12 mars ses deux premières maquettes. Il y a vraiment apport, explication de lœuvre par une conception surajoutée ; cest cela le théâtre, lart daccommoder, de commenter avec autre chose que des mots une œuvre dont le sens est lui-même caché à celui qui la écrite. Jattends la réaction de Giraudoux devant ces maquettes2.

31 mars. Tch. :

– Jai des cauchemars, je rêve que les décors sécroulent, ils seffondrent, refusent de se tenir droit, le bleu devient jaune, il y a un amas détoffes, de toiles, les couleurs changent, cest affreux.

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– Je vois mes maquettes, et je refais dix toiles de fond. La maquette me parle, se moque de moi, se tourne elle-même en dérision, mais je sais ce que je veux faire et je lui dis non. Je lui fais des promesses. « Patience, ma petite, je sais comme je tarrangerai. » Cest une ruse quils se jouent lun lautre.

Il refuse de faire un bourreau au lieu dun greffier. Ce sera encore une note rouge avec les juges, et puis un bourreau cest banal, on nen peut rien faire.

– La toile et le bois cest terrible… et la peinture donc.

Il raconte comment il a fait des séraphins avec des plumes de cygnes et des plumes en mousseline, partant de la poitrine et se relevant comme des geysers de chaque côté du visage. Derain lui dit : « Mais les séraphins, les anges, ont des ailes dans le dos », et il répond : « Vous en avez vu ? »

Son histoire de Salammbô, la grosse chanteuse et la petite ballerine, quand il était petit garçon et quon le mena au ballet, et quil simaginait que cétait la petite ballerine de tout à lheure qui avait une si jolie voix, dans lépaisseur de la grosse dame. « Chut », lui dit sa mère. Il explique quil a fait une robe rayée, tachetée, zébrée, qui éclate quand lhéroïne meurt, elle crève de tous les côtés.

Mourir comme un vieux fauteuil au marché aux puces, cest affreux, mais mourir comme un poisson chinois qui éclate, ça cest beau.

Marcher avec une traîne, apprentissage, un drap de lit et un verre deau.

Ce matin, il retéléphone, il veut faire un bourreau pourvu quon nen ait rien dit à M. J. [Monsieur Jouvet]. On na pas les mêmes idées le soir que le matin. Il veut faire un bourreau, il demande durgence des documents pour faire un costume tout chargé dinstruments de torture.

3 avril.

Il travaille sur le 1er acte.

Léon3 dit : il na aucune technique. En effet il sen soucie très peu, il est au-dessus de la technique, il sait ce quil veut. Deshays4 est tout réjoui de le retrouver et de lentendre sexprimer, il est émerveillé de son invention et de ses idées.

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Cest un mystique, un poète du théâtre, il a une conception des décors qui est apocalyptique.

Il voit les décors comme les personnages de laction les voient.

Il était très décontenancé par lapparition de la ville dYs, Il naime pas ça. – Quest-ce que cétait la ville dYs ? Mais ce matin il est revenu très satisfait ; les apparitions seront lhistoire du dessin et lhistoire de la création, seulement il faut changer leur ordre : 1. Comète (des points), 2. Larbre de Judée (des lignes), 3. Les pyramides (des volumes), 4. La ville dYs (des volumes rattachés à la mer et à la terre, un assemblage de volumes vivants), 5. Le cheval de Troie (un animal, je le vois dans Léonard de Vinci, il est extraordinaire), 6. Vénus arrivera en réalité, cest la création humaine qui vient comme le couronnement de cette histoire de la création5.

Il dit tout cela avec une logique qui le satisfait et qui est toujours dans la violence et lexclusivisme.

Quand je lui dis que les domestiques parleront à la fin du III, il bondit : « Non, les domestiques, ça ne parle pas, il faut que ce soit le roi des Ondins. » Et il mexplique comment seront les domestiques, avec des tabliers, toutes sortes de tabliers, relevés sur le côté, de toutes les dimensions, de toutes les couleurs, « ce sont des tabliers, les domestiques ».

Il dessine au fusain sur le tulle du décor et il me dit : je fais des traits pointus, mais ils seront ronds dans lexpression, parce quil faut que limpression du 1er acte soit un sentiment de bonté.

Il me dit : je ne fréquente plus le monde, cest effroyable, ce sont des chapeaux et des robes qui parlent, et les hommes sont des poissons, des truites.

Cézanne, Delacroix nont jamais fréquenté le monde, on est perdu si on se laisse aller à les voir. Manet sest perdu quand il a commencé à fréquenter le monde.

– Pascaud6 apporte une « truite au bleu » en carton ; [Tchelitchev] le dos voûté, comme un dos de femme, une grande robe de chambre rouge 447caille, un morceau de fusain à la main, regarde, il dit : cest bien, mais quand on jette la truite il faut quelle bouge, cest très laid un poisson qui saute comme un « croissant ».

Maquettes. « Mes maquettes ne sont pas bonnes, elles sont laides, mais cest ainsi quil faut quelles soient ; si elles étaient belles, ce serait de la peinture, ce serait mauvais, une maquette cest une maquette. »

Il veut que le bourreau soit plus rouge que les juges, un rouge plus méchant.

Il a trouvé Mad[eleine] parfaite, il aime la répétition quil a vue de la pièce en arrivant de N. Y. [New York] parce quil a senti que nous avons joué la pièce plus tragique quelle nest.

– Il faut que les gens pleurent. Jai voulu quils pleurent à Orphée, les joues et les maquillages savants faits pendant deux heures, les robes de satin blanc, tout cela était dégoulinant, dégouttant de larmes, le rouge des lèvres, le noir des yeux coulaient sur le satin blanc, cétait magnifique ; le satin ce nest rien, on le jette, on peut en retrouver, mais les larmes cest quelque chose.

Il y a chez lui un besoin dadhésion, dapprobation qui le rend habile et diplomate, un peu insinuant ; il est malin, il est gentil, dit Léon.

La bouderie de Camille7 est maintenant finie, il a fait une arête de poisson pour le 1er [acte] qui témoigne du désir quil a de servir Tch., de ne pas passer pour un sot, dobtenir son approbation et son estime, et aussi de témoigner sa compréhension personnelle en même temps que son habileté et son regret…

Tch. dit : cest très bien ceux qui boudent parce quon peut bien plus facilement les gagner ; ceux qui sont sensibles, cest très agréable.

4 avril.

Tch. apporte les maquettes du III, on les pique sur le mur avec des punaises, il est plein de réticences et dexplications, il ny a que les « pêcheurs » qui sont dessinés et peints ; les autres maquettes il faut les faire pour les voir. Je lui fais des objections sur la couleur du filet dOndine, il est de cet avis, cela doit être plus vert bleu, bleu de Prusse. Il aime beaucoup la fille de vaisselle, et Bertram, il peindra le tablier 448de la fille de vaisselle lui-même (cest une fille qui ira très loin). Il est enchanté de Vivant8. « Vivant jusquici était mort, maintenant il est devenu vivant, ses cheveux sont merveilleux. » Bor9 viendra demain. Il faut faire des chaussures avec des griffes et de la fourrure.

Bertha sera une « mite », une mante religieuse. Les couleurs le préoccupent beaucoup sous les lumières. On sent quil sait ce quil veut, il parle avec enthousiasme. Il a refait le costume de Violante ; jai eu raison, me dit-il, de lui faire des objections, ce sera une Walkyrie, la description quil fait du costume est apocalyptique, mais dun lyrisme étonnant.

Schiaparelli10 pourra lui baiser les mains, elle volera cela, elle sait très bien voler.

– Moi aussi jai volé, jai volé Breughel pour le roi des Ondins, je lavoue, cest un vol.

Sur le plateau il travaille avec Marie11, on rajoute un troisième dégradé en colle de pâte12, il est enchanté.

Il dessine des arêtes de poisson sur la porte. Pendant que jécris il me fait appeler, il a quelque chose dimportant à me dire.

Cest une tache bleutée quil vient de trouver dans une épaisseur du papier calque, il est émerveillé – et il dessine encore des détails darêtes de poisson. « Tch. a lair dun fou mais il ne lest pas. »

Il mexplique léclairage nacré, bleuté du jour, rosé comme une truite, du 1er acte, le deuxième sera épouvantable, des lumières fausses, le mauvais goût quand on le dépasse devient magnifique.

Vu sous un aspect particulier, le vulgaire, le laid devient divin, devient merveilleusement tragique.

Il veut des petites lampes, en vers luisants dans la couronne du roi et de Odette T.13.

Il faut quau moment de lopéra les gens ne sachent pas sil faut rire ou pleurer.

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Et les costumes du III sont indiqués très précisément pour leurs places, la mise en scène lui importe beaucoup pour la place des couleurs et limpression que ces couleurs doivent donner.

– Le garde, orange, doit se déplacer, il est fait pour aider certains verts et certains bleus (le chevalier et Ondine), cest lorangé de lautomne, mais il faut quil circule et quil parte à un moment donné.

7 avril, vendredi saint.

Souvenirs sur Naples, les marionnettes, le Roland furieux, le combat dans des rochers noirs, éclaboussés de sang, la vieille au piano qui joue « Je cherche Titine », beauté des costumes brodés, que Schiap[arelli] a volée aussi.

Ceci à propos des lumières, rouge, vert, bleu dans les colonnes.

Il est enchanté des perruques, il les corrige encore. Marthe14 essaye pour lui les perruques et les barbes, il est ravi, il voudrait quon la photographie.

Il réclame des lampes solaires, le fait est que cest un éclairage assez merveilleux pour ce quil cherche, il y a un ton indécis, sans soleil, qui change beaucoup la couleur de la peau et les couleurs des matières. Les perruques sont très différentes dans cette lumière, les cheveux blancs que Marthe a mis lui rougissent le visage.

Il revient encore à Naples et raconte le voyage de ces Italiens à N. Y. [New York], leur faillite, et la main qui à lentracte montre une bouteille géante deau purgative pour la publicité.

La visite, dans les caves, de ces marionnettes, figures mangées, poussiéreuses, les visages couverts de toiles daraignées ; pourquoi Schiap[arelli] ne fait-elle pas aussi des voilettes en toile daraignée ?

Il redit encore « Faisons Tempête », il est hanté au milieu dun essayage ou dune répétition de décor par Shakespeare.

– Mad. [Madeleine] sera Ariel, on lhabillera en travesti, avec des cheveux, des ailes, un maillot et une braguette, et tous les pédérastes viendront se demander quand elle sera pendue dans les airs : quest-ce que cest, un homme ou une femme ?

– Pour la tempête, on fera bouger, remuer le ciel, pas le décor.

– Avec des gens en toile cirée, huilée, imperméables.

– Faisons Tempête.

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Puis il dit quil ne veut plus faire de couleurs, ça le fatigue trop, il veut faire la prochaine pièce noir et blanc, « et je vous garantis que ce sera magnifique, ma-gni-fique », en trois syllabes.

Il me raconte la Nuit des rois, en moderne, Olivia grand chapeau avec robe entravée sur une plage moderne, avec des cabines à rayures, les hommes en caleçon, et des bas et des jarretières, ce sera bien plus intéressant quavec tous ces gens en manches à gigots et à crevés.

Il est éblouissant, il vous aveugle dinvention. Si on se prend à écouter la première phrase dune de ses imaginations, le verbe ne vous parvient plus que dans le lointain. Dailleurs cest toujours la première phrase quil attaque, qui dit tout et qui éclate doriginalité

– Les surréalistes ne sont pas des poètes, cest dommage, ils nont fait que des imitations, des transpositions. Faire des colonnes en cheveux et y mettre du lierre, voilà ce quils feraient de mon décor, mais moi je vais faire du marbre et dans mon marbre on verra tout ce quon voudra, des cheveux, des algues, des paysages, tout. Dans ma salle de bains à N. Y., le dallage en marbre, jy vois des paysages mer-vei-lleux. Les surréalistes ont fait du bon travail, ils nous ont sortis de langle droit et de léquerre.

Il veut faire une cascade quon projettera, il va la dessiner.

– Hercule avec un sexe, ô ! tout petit à cette distance, les pieds comme ça, la tête comme ça.

Dimanche 9 avril. Tch. et Tourjansky15, essai de maquillage.

Il décrit le cheval de Troie quil a dessiné, les fontaines des Tuileries quil a vues, une vieille femme folle qui se peigne. « Quand je me promène, je vois des choses extraordinaires, la nature me fait signe. Je suis le roi des Ondins, le magicien qui vous prépare tout. Vous attendez votre jouet comme un enfant, vous laurez. » Il parle des décors et costumes, il ne se doute pas des difficultés financières dans lesquelles je vais tremper.

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« Je fais des choses, les autres les exécutent, cest une chose, et ce que font les autres en est une seconde, et il en naît une troisième qui est encore autre chose. »

Il dit cela du perruquier, il parle de sa conception, de ce qua fait Vivant, et de ce qui en sortira à la fin.

Cest tout lart du théâtre, cette collaboration qui saccommode chaque fois, et où lessentiel est lesprit.

14, soir.

Tch. vient essayer à Auteuil les robes de Madeleine. « La couleur déforme, la couleur est omnipotente, les cubistes nont pas compris cela, la forme nest rien. »

Il veut laver son cheval16 pour le faire plus blanc.

Il admire Marquaire17. Les femmes avec le balustre dans le décor du III, ce sont des choses folles, mais cest avec des choses folles quon fait des choses vraies ou vraisemblables. Tout est fou, pour faire une chose vraie.

15. Jessaye mes costumes ; il parle et il enivre, ce nest pas seulement sa volubilité, mais tout ce quil dit, cette vitalité extraordinaire, il se fâche, les femmes pleurent, il renvoie les artistes femmes, il grinche, il nen peut plus, il na plus de voix. Drame des colonnes tantôt mal peintes, et léclairage de ces colonnes. – La fille de vaisselle, cest Ondine trempée dans le noir, il ne faut pas le dire. Le Chevalier voit la mort dans le costume dOndine.

16. Dimanche, dernière de Knock. 934 000 en 68 jours.

Tantôt après la matinée, Tch., un balustre en cristal, Deshays, Marquaire, Camille, Tourjansky et ses fards étalés par terre. Thierry les bras chargés de maquillage, et les lèvres peintes.

Nouvelle atmosphère insensée, avec le perruquier qui arrive à 7 ½.

Lundi 17.

Ira18 boude parce que la générale est le 27 et quelle ne pourra pas venir. Tch. est charmant et la console. Il aime Deshays, cest le français gai, chanson et romance, le français romantique. Deshays est modeste, 452il me dit, quand je lui demande sil na jamais fait de maquettes de costumes : Non, moi je suis fait pour le commerce de la peinture, « le marié na pas de roses ».

Tch. mexplique son exposition, toutes sortes de papiers de couleurs, avec des cadres les plus divers, les dessins se voient très bien, on les regarde.

Il est content de la transparence des colonnes.

Ira mexplique quil déteste les femmes encore jeunes et désirables, « il naime que les vieilles et les difformes », – la femme qui fait ma cuirasse et qui coupe dans un ballon de caoutchouc, avec une application modeste et sûre.

Il [Tchelitchev] veut un hôtel abandonné pour exposer son grand tableau.

Politesse exquise toujours, amabilité avec chacun.

Il éblouit et il enivre.

Il mange des biscottes, boit du thé, avec un air épuisé, mais sa vitalité métonne et moblige à ladmirer et à lenivrer.

Mardi 18.

Son exposition. 56 dessins étonnants, dune technique et dune inspiration très diverses, des fragments mais dune sûreté de ligne, dune grâce et dune puissance extraordinaires, cest le génie du dessin. Le souvenir de Gustave Doré, dont il parle : « Verdi, Rossini et Doré sont trois hommes méconnus, dans trente ans on parlera deux à légal de Beethoven ou de Vinci. »

Détail de son enfance, le bracelet dagate de sa tante, à trois ans il ne cesse de le contempler, et il dit « portrait » ! À cinq ans, sa nurse avec qui il fait des expositions avec les gravures, revues, collées au mur de la chambre, les lits rejetés dans un coin ; alors ils jouent quils vont à lexposition. La nurse à la mère : « Cest terrible… ce sera un peintre. »

Mercredi 19 avril.

Il dessine Madeleine. Je le trouve le front avec une marque de baiser, il a fait quatre dessins pas encore aboutis. Il dit : « Jen ai fait 75 pour Charlie avant den réussir un et je lai gardé. »

Il raconte à Madeleine, comment il voit Othello : une petite chambre vert bouteille, avec un escalier gigantesque, il y a un petit lit avec des draps gris, et Desdémone est une petite mite… alors Othello rentre, 453avec un immense flambeau, et il la tire du lit et la tue. Cest lombre qui tue la lumière, la mite et le papillon.

Renoir ne peut pas jouer O. Il pense que je peux le faire, que jen ai le physique.

Il dit que je ressemble à la table de la salle à manger et que je le fais penser à Archimède qui prend son bain et cherche son problème pendant que la ville brûle.

Il dit : je suis une mécanique, mais je ne sais pas qui me règle, mais je sais que tout arrive à son moment et comme il faut.

« Jai acheté Atlas pour faire Hercule. Hercule était trop cher. Jai coupé Atlas en deux. Je vais le dessiner en perspective. »

16 mai.

Exposition de son tableau Phénoména chez René Drouin, 17 place Vendôme. Public mêlé, ce nest pas ce quil a fait de mieux, son imagination ségare, il est fait pour être inspiré dans des limites vers un point donné ; ce tableau fait leffet dune fermentation, et il na pas la poésie de Bosch ou de Breughel, ce sont de vrais monstres, et non pas des phantasmes ou des symboles. Chez Bosch ce sont des hommes qui deviennent des monstres. Ici ce sont des monstres quil a essayé dhumaniser.

17 mai.

Visite de Cocteau, il est malgré tout très emballé, très surpris, conquis, surtout du Ier acte. Il dit : cest cela que je devrais faire, de la féerie. Ces pièces modernes sont ridicules et il vitupère Dorziat19.

21 avril, vendredi.

Il [Tchelitchev] explique clairement que tout est épars, rien nest coordonné, et pour montrer ce quil veut il dit quil cherche lui limpossible – le possible ce nest pas difficile – cest de faire, de montrer limpossible ; ce nest pas difficile de sasseoir sur une chaise (il est au bout de son commentaire), il a un ressaut et dit : ce qui est difficile…, il va abandonner… puis brusquement… cest de voler… !

1 Les annotations de ce texte sont de Marthe Herlin.

2 Jouvet na pas noté cette « réaction ».

3 Léon Deguilloux, chef machiniste et constructeur du Théâtre Louis Jouvet.

4 Raymond Deshays, peintre de décor et directeur dun atelier de peinture de décors.

5 Jean Giraudoux modifia dans ce sens lordre des apparitions.

6 Maurice Pascaud, jeune décorateur qui sortait de lÉcole des Arts décoratifs, fut engagé pour exécuter certains accessoires dOndine et pour aider à différents travaux. On lui confia, entre autres tâches, la peinture de la grande coquille dans laquelle apparaissaient au deuxième acte, le Roi des Ondins et deux petites Ondines. À la demande de Tchelitchev, pour obtenir léclat irisé dun coquillage, Pascaud la peignit au vernis à ongle nacré nuancé de quelques légères touches de couleur. Leffet obtenu ravit Tchelitchev.

7 Camille Demangeat, chef machiniste, constructeur, maquettiste, établissait les plans et les feuilles de mesures des décors.

8 Le perruquier.

9 Chausseur de théâtre.

10 Elsa Schiaparelli (1890-1973) est une créatrice de mode italienne, fondatrice et directrice dune maison de haute couture à Paris dans les années 1930-1950. Ses innovations avant-gardistes, comme le « rose shocking » lui valurent une réputation de provocatrice. (Note des éditeurs)

11 Jeune peintre de décor de latelier de Deshays, Tchelitchev lappréciait beaucoup.

12 Il sagit du décor du premier acte.

13 Odette Talazac, qui jouait Salammbô.

14 Marthe Herlin.

15 Célèbre maquilleur de cinéma. Tchelitchev fit composer pour la pièce des maquillages dont toutes les teintes « naturelles » étaient bannies, sauf pour Ondine. Les fonds de teint allaient dun gris plombé à un gris bleuté léger et même au bleu pour certains personnages ; uniformément étalés sur la peau, ils nétaient relevés daucune couleur ; les lèvres étaient maquillées en brun sombre ou violacé ; les yeux, les sourcils étaient très marqués, très dessinés. Cependant le Roi et la reine Yseult avaient droit à un maquillage plus clair, un peu plus « humain ». Les visages prenaient ainsi une valeur de masque.

16 Le Cheval de Troie (apparition du deuxième acte).

17 Chef électricien du Théâtre Louis Jouvet.

18 Ira Belline, parente de Tchelitchev, qui exécuta les costumes dOndine. Jouvet avait déjà travaillé avec elle auparavant.

19 Gabrielle Dorziat (1881-1979) a fait une longue et brillante carrière de comédienne au cinéma et au théâtre où elle est linterprète notamment de Jean Cocteau, Henri Bernstein ou Édouard Bourdet. Elle joue sous la direction de Louis Jouvet le rôle de Clytemnestre dans Électre de Jean Giraudoux en 1937 et celui de Dorine dans Tartuffe en 1950. (Note des éditeurs).