Annexe IV Document – Conservatoire. Classe du 2 octobre 1940
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : L’Art du théâtre. Tome I. Le métier de comédien
- Pages : 419 à 422
- Collection : Études sur le théâtre et les arts de la scène, n° 25
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406128687
- ISBN : 978-2-406-12868-7
- ISSN : 2275-2978
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12868-7.p.0419
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/06/2022
- Langue : Français
Annexe IV
Document – Conservatoire.
Classe du 2 octobre 1940
Bajazet, acte II, scène 1
Paula Dehelly1 dans le rôle de Roxane
Même si Jouvet avait déjà engagé sa réflexion sur l’art du comédien avant 1934, date de son engagement comme professeur au Conservatoire, sa pensée murit et s’approfondit au contact de ses élèves. On reconnait dans les observations qu’il fait ici à Paula Dehelly, des points essentiels développés dans ses notes. On y retrouve aussi son exigence face aux impératifs du métier d’acteur. Il loue Paula Dehelly pour sa maîtrise technique dans l’exécution du rôle de Roxane et, dans le même mouvement, lui montre qu’elle ne peut en rester à ce stade si elle veut donner un plein développement à sa carrière.
Louis Jouvet : C’est bien, c’est très bien, du point de vue exécution, c’est très bien. Ton truc est bien en place. Je trouve cela très bien.
Ce que je voudrais vous apprendre ici, ce n’est pas absolument à faire ce que tu as fait là, tu sais le faire toute seule d’ailleurs. Tout ce que tu as fait est très bien. Je ne te le dis pas pour te faire ensuite des restrictions. Quand on te voit donner une scène comme celle-là, on se dit : « C’est une actrice, il n’y a pas d’erreur » et si je te voyais pour la première fois, je dirais : « C’est quelqu’un d’intéressant, je veux l’avoir. »
420On épouse une femme, on choisit un comédien ou une comédienne, on met des années avant de les connaître, c’est quelquefois très long, on se trompe, on se méprend sur quelqu’un ; c’est le fait du jugement téméraire qu’on porte sur un passant, sur sa femme, sur son ami, qui fait qu’on va toujours trop vite, et qu’on a des surprises ensuite. Ce n’est que par une longue introspection en soi-même, une observation juste des choses qu’on arrive à connaître les gens. Je te dis cela parce qu’au fond, je ne te connais pas. Si je te voyais pour la première fois, je dirais : « C’est très bien, nous allons renouveler l’expérience, lui changer son emploi, étudier à la fois sa sensibilité, son caractère… » Je crois – ce que je t’ai déjà dit sous d’autres formes – que, dans ce sens, le morceau en question est très bien, mais je n’augure pas bien de la façon dont tu travailles actuellement par rapport à ton avenir. Il y a dans la scène, comme tu viens de l’exécuter, un très grand métier, une très grande technique, qui, si je ne te connaissais pas, me ferait dire : « C’est une fille… Je l’embarque tout de suite. » Dans toute ta scène, quand on l’observe bien, il y a des moments où la sensation physique de l’actrice n’est pas vraie. C’est un morceau, tu dois en convenir, qui est extrêmement difficile. Il y a des moments où la sensation physique n’est pas vraie et que tu recouvres avec un poncif de déclamation. C’est difficile à dire ce que je vais te dire. Je n’appelle pas ça du truc, j’appelle ça exactement le poncif. C’est quelque chose à quoi aucun d’entre nous n’est insensible. Si je voulais donner une définition de cette diction, je dirais que c’est un poncif Comédie-Française parce qu’évidemment il n’y a qu’à la Comédie-Française qu’on joue la tragédie. On pourrait à l’analyse déceler une diction de Madame Delvair2, une série de dictions que tu as entendues, et qui pour toi comme pour tout le monde finit par influencer sur les jeunes comédiens, et que malgré soi on utilise. Avec l’utilisation de ce procédé, de ce poncif, tes qualités de comédienne, qui sont des qualités constructives, font que tu exécutes cette scène… qui est une scène qui défie une actrice de ton âge. Je ne connais pas de comédienne de ton âge qui puisse jouer ça, ou alors on jouera ça romantique et on dira elle a un bon tempérament. Toi, tu as joué la scène, tu l’as exécutée d’un bout à l’autre, mais il y a des moments où la sensation physique n’est pas vraie, où tu la recouvres avec un cliché.
421Paula : D’ailleurs je l’ai senti, je n’avais pas accroché pour toute la première partie.
Louis Jouvet : Je voudrais que tu comprennes ce que je te dis en ce moment, parce que c’est la clé de ta carrière. Suivant ce que tu comprendras ou ne comprendras pas de ce que je te dis, tu peux continuer à travailler dans ce poncif, dans cette science que tu as du théâtre, et si tu ne rencontres pas de bonnes conditions dans lesquelles tu vas te perfectionner, tu continueras dans ce poncif et tu ne vas pas fleurir, tu ne vas pas secréter cette sensibilité dans laquelle l’acteur doit vivre, alors tu te dessécheras sans t’en rendre compte. Que tu passes trois ans à l’Odéon dans l’état où tu es – je dis l’Odéon parce que c’est un endroit où on travaille un peu au hasard… « Je joue Hermione après-demain et dans trois jours je joue… » – et tu feras ce métier, tu ne pourras pas résister, tu te sauveras par d’autres côtés ; mais ton métier t’asphyxiera et te tuera lentement du point de vue de la sensibilité.
Je te mets en garde contre la réussite que tu viens de faire, le tour de force extraordinaire que tu viens de faire, de nous donner une scène qui auditivement, visuellement, non seulement est supportable mais qui est intéressante. Comme professeur, c’est ta sensibilité qui m’intéresse à l’heure actuelle, beaucoup plus que tu ne penses, parce qu’ici, dans ce laboratoire, c’est l’échantillonnage de cette sensibilité, c’est sa vertu, ce sont ses pouvoirs actifs qui m’intéressent, moi professeur, et c’est dans la mesure où je puis en juger que je suis votre professeur au Conservatoire.
Paula : Je l’ai compris, je crois.
Louis Jouvet : Là, c’est tellement frappant ! Parce que tu es arrivée à un point de perfection technique où il n’y a plus rien à te dire…
Au point de vue examen, c’est parfait. Mais moi, je suis ton professeur, je t’aime bien. Si je ne prenais pas à cœur mon travail ici, je dirais : « Parfait, mon enfant », mais il y a autre chose, il y a un cas personnel et ce cas personnel, si on développe le sujet, ce serait le cas de l’acteur proprement dit. Tu peux faire illusion. Il y a quinze ou vingt ans, tu aurais travaillé comme ça, tu aurais été engagée à la Comédie-Française tout de suite. À l’heure actuelle, tu ne seras pas engagée parce qu’ils n’ont pas besoin de toi. Tu aurais fait une carrière avec ces qualités de technique, cette tradition qui est le mauvais sens du mot tradition. On disait : « C’est quelqu’un qui rentre dans le cadre, qui va jouer comme… dans une conception de la technique ». Mais cette technique 422est périmée, elle est dangereuse pour toi, et je souhaite pour des lendemains que tu verras toi, que tu tiennes compte de ce que je te dis en ce moment-ci. Car dans dix ans, il y aura un théâtre nouveau, et si tu joues alors comme on jouait à la Comédie-Française il y a trente ans, tu t’étonneras qu’on ne t’apprécie pas. Ce sera une question d’éducation technique, d’éducation de la sensibilité et de la sensation. Pour toi, à titre de directeur de conscience je te dis cela et je te jure que j’ai raison.
Maurice Escande3 : D’ailleurs tous les acteurs doivent penser et chercher cela.
Louis Jouvet : C’est la connaissance de soi-même et le degré de participation à ce qu’on fait. Tout le problème de l’acteur pourrait être posé uniquement sur l’attitude et le comportement de l’acteur vis-à-vis du personnage, à condition que l’acteur sache ce que c’est qu’un personnage, mais on peut aussi le poser sur le plan de « la consommation du personnage par l’acteur », la participation d’un acteur au personnage.
Il y a des types d’acteurs infinis, qui se différencient par ces deux points : par l’attitude qu’ils ont vis-à-vis du personnage, ou par la façon dont ils s’associent, dont ils vivent sur le personnage. En tout cas, tout cela n’est pas mal, c’est plus intéressant que cette dernière matinée de samedi où tu n’étais pas, mon cher Maurice, ce qui a été quelque chose de navrant.
1 Paula Dehelly (1917-2008) travaillait également avec Jouvet le rôle d’Elvire dans le Dom Juan de Molière, acte IV, scène 6. Ces cours, dactylographiés avec d’autres par Charlotte Delbo ont été publiés dans Louis Jouvet, Molière et la comédie classique, op. cit. C’est sur ces cours qu’est fondé le spectacle de Brigitte Jaques-Wajeman Elvire Jouvet 40, créé en 1986 au Théâtre National de Strasbourg et dont le texte a été publié chez Beba en 1986 et chez Solin en 1992.
2 Jeanne Delvair (de son vrai nom Louise Deluermoz, 1877-1949) était entrée à la Comédie-Française en 1899, élue sociétaire en 1910, elle interprétait les grands rôles de la tragédie.
3 Maurice Escande (1892-1973) était sociétaire de la Comédie-Française. Ami de Jouvet de longue date, il suppléait à sa demande comme professeur au Conservatoire.