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Classiques Garnier

Annexe III Témoignage – Interview de Dominique Blanchar par Marc Véron

  • Publication type: Book chapter
  • Book: L’Art du théâtre. Tome I. Le métier de comédien
  • Pages: 415 to 418
  • Collection: Studies on Theatre and the Performing Arts, n° 25
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406128687
  • ISBN: 978-2-406-12868-7
  • ISSN: 2275-2978
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12868-7.p.0415
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 06-22-2022
  • Language: French
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Annexe III

Témoignage –
Interview de Dominique Blanchar
par Marc Véron

30 octobre 1998

Un beau jour, place du Panthéon, au déjeuner, mon père a reçu, au moment du café, un télégraphiste qui apportait un pneumatique, un petit bleu dans lequel Jouvet lui disait :

« Jai vu Minou hier soir et lidée me vient quelle pourrait reprendre le rôle dAgnès dans LÉcole des femmes ; cela pourrait être, pour elle, la préparation à des débuts. »

Mon père a été tellement sidéré par cette proposition quil na pas répondu.

On pourrait se dire quil aurait pu sauter sur le téléphone afin dappeler Jouvet, quil connaissait très bien. Il était tellement effaré à lidée que Jouvet pouvait penser à moi pour un rôle.

Cest un rôle extraordinaire, immense. Il ne voulait pas lui dire : « Elle peut venir auditionner ». Il ne voulait pas le lui dire.

Tout ça restait en suspens. Et cest resté en suspens quand même quelques jours. Je comprenais les hésitations de mon père. Je ne disais rien mais jen mourrais denvie.

Il fallait imaginer ce quétait Jouvet. Cétait quelquun dimmense.

Je me souviens dun soir… Nous devions aller dîner chez des amis avec mon père. Cétait dans le quartier de Villiers. Le printemps sannonçait ; il faisait très beau et nous navions pas reparlé dAgnès. Jétais un peu intimidée. Je nosais pas en parler à mon père. Cela traînait depuis plusieurs jours. On marchait sur le trottoir et je dis à mon père : « Tu sais, Jouvet souhaite mentendre. Étant au Conservatoire où il a une classe, je pourrais passer une audition. Il me connaîtrait et… miracle, miracle, sil me prenait dans sa classe. »

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Un rendez-vous a donc été pris. Jai auditionné un lundi, je men souviens… Le plateau était nu on avait déplanté le décor de La Folle de Chaillot. Il y avait un cercle dacteurs sur la scène qui faisaient une italienne de Knock.

Nous sommes dabord allés dans son bureau ; jétais dans un état de trouille invraisemblable et, lui, il a été extraordinaire, liant, vif, très gai, très gentil, dune très grande gentillesse. Il savait que jétais une jeune fille très intimidée.

« Voulez-vous que nous commencions ici, ou bien voulez-vous aller sur le plateau ? », me dit-il.

Je souhaitais aller tout de suite sur le plateau.

Il a décroché son téléphone ; il a parlé avec la régie et nous sommes donc descendus.

Nous avons retrouvé tous les comédiens en cercle et il leur a dit : « Je voudrais que vous nous laissiez seuls, car je dois faire passer une audition. »

Nous nous sommes retrouvés seuls sur le plateau nu. Il ma demandé si je souhaitais un peu de rampe ; la rampe a, pour moi, hélas, disparu. Cétait un halo de lumière qui rendait la salle irréelle. Cétait très agréable dans cette circonstance.

Il sest déplacé vers la salle, au milieu de lorchestre, avec mon père. La salle était sombre ; ils sont allés sasseoir au milieu de lorchestre et Jouvet a dit : « Vous commencez quand vous le voulez, prenez votre temps. »

Je crois que le morceau choisi était le monologue de Psyché : « Où suis-je ? Et dans un lieu que je croyais barbare… »

« Je ne vous regarde pas », me dit-il.

Je suis alors entrée et jai commencé.

À la fin, je les ai entendus chuchoter et au bout dun moment Jouvet me dit : « Ne restez pas là, descendez, venez. »

Je suis donc descendue dans la salle et il ma dit : « Cest très bien comme ça, cest bien, cest bien. Pouvez-vous revenir dans huit jours en ayant appris le deuxième acte de LÉcole des femmes ? »

Pour moi, cétait plutôt bon signe puisque javais un second rendez-vous avec lui.

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Marc Véron

Il na pas cherché à décortiquer ce que vous vouliez faire ? Il vous a dit « cest bien » ?

Dominique Blanchar

Non, non, il a parlé beaucoup avec mon père mais je nai jamais su ce quils sétaient dit.

Je suis donc revenue huit jours après. Mon père mavait dit que, pour cette deuxième entrevue, jirai seule.

Ce jour-là, cétait le décor de La Folle de Chaillot qui était planté : la terrasse du café Chez Francis, premier acte. Cest donc dans les chaises du café que jai passé la fameuse scène des révérences, avec un comédien qui me donnait la réplique et puis Jouvet qui était seul dans la salle.

La scène des révérences… toute la scène des révérences, la rencontre avec Horace.

Puis il est venu au bord de la rampe, et alors que jusquici il mavait toujours vouvoyée, il ma regardée et là, tout à coup, il ma tutoyée : « As-tu envie de le jouer ? »

Pour quil me demande ça, pensai-je !

Jai commencé à pleurer et à lui dire : « Oui, pour lenvie de jouer, mais jai aussi envie de dire non car jai très peur. Cest une responsabilité extraordinaire de jouer avec vous. »

Il ma dit : « Cest plutôt oui quand même ? »

« Cest plutôt oui », lui ai-je dit.

« Ça tombe bien car nous allons la jouer ensemble », me dit-il.

Cétait extraordinaire, un conte de fées !

Bien sûr, lorsque je suis sortie de lAthénée je volais, je ne marchais pas sur le trottoir, jétais à trente centimètres du sol.

Nétant jamais montée sur une scène de théâtre, très jeune, totalement inexpérimentée, jai toujours eu conscience que ce qui marrivait était magique.

Ce nest pas lorsque Jouvet est mort que jen ai pris conscience, cest évidemment à chaque moment.

Jai vécu ça en le savourant, en savourant ce conte de fées, je peux le dire maintenant que je suis une vieille dame.

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La pièce a eu un succès immédiat. Mes débuts ont été tout de suite remarqués et remarquables (presse de lépoque).

Heureusement, jétais une fille très équilibrée, ça ne mest pas monté à la tête je nai pas été grisée. Je savais très bien que ça ne serait pas facile et quil fallait travailler beaucoup.

À partir de ce moment, Jouvet ma gardée dans sa troupe et nous avons créé ensemble LApollon de Marsac, ensuite appelé Apollon de Bellac, à cause de la ville natale de Giraudoux.