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Classiques Garnier

Annexe II Témoignage – La voix de Jouvet par Charlotte Delbo

  • Publication type: Book chapter
  • Book: L’Art du théâtre. Tome I. Le métier de comédien
  • Pages: 413 to 414
  • Collection: Studies on Theatre and the Performing Arts, n° 25
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406128687
  • ISBN: 978-2-406-12868-7
  • ISSN: 2275-2978
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-12868-7.p.0413
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 06-22-2022
  • Language: French
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Annexe II

Témoignage – La voix de Jouvet
par Charlotte Delbo1

Pourquoi ce jour-là, me suis-je trouvée seule dans une rue du camp ? Nous ne circulions jamais quen groupe, lœil et loreille aux aguets. Pourquoi étais-je seule ce jour-là au moment où des coups de sifflet éclatent de toutes parts, où des Politzei forment des chaînes au bout de chaque rue ? Sans même savoir comment cela sétait produit, me voilà dans une colonne que des femelles SS mettent en place à coups de botte, que des kapos maintiennent en place à coups de bâton. Comment me suis-je laissé prendre si bêtement ? Stupide que je suis. Oh ! Que cest bête, bête !

Me voilà au milieu de ces visages inconnus. Des Russes, des Polonaises, personne quil me souvienne avoir déjà vu, personne qui parle français. Lentement, à force de coups et de cris, la colonne se stabilise. Elle ne se défait plus. Tout le monde sest résigné peut-être. Mon dépit redouble. Et mon anxiété. Je ne reverrai pas les camarades. Où va-t-on ? On ne le sait jamais. Dans quelle sorte dusine ? On ne le sait jamais. Je suis au bord du rang, je regarde, je scrute, je cherche une issue possible. Des kapos gardent les alentours, assez nonchalantes maintenant. Elles sont fatiguées davoir couru et joué du bâton. Deux SS femelles nous surveillent, vont et viennent dun bout de la colonne à lautre. On attend Pflaum, dit « le marchand desclaves », parce que cest lui qui soccupe des transports, parce que cest avec lui que traitent les industriels preneurs de main dœuvre. Quand il arrivera, on relèvera les numéros, on formera le convoi. Nous partirons. Je partirai et mes camarades ne sauront pas où je suis. On attend. Survient une troisième SS qui rejoint ses deux pareilles, et toutes les trois sarrêtent. Je les regarde. Je ne les 414quitte pas des yeux. Il suffirait quelles sintéressent tout à coup à quelque chose, à lautre bout de la colonne par exemple, pour que… Jobserve surtout celle qui me tourne le dos. À la façon dont elle se plante sur ses jambes, jai limpression quelle déplace son attention et, soudain, dans un de ces éclairs comme on en a dans les rêves, jentends la voix de Jouvet, à sa classe au Conservatoire, Jouvet disant à un élève qui avance sur lestrade et attaque une scène : « Non. Recommence. Tu nes pas entré. Entre. Et attends. Voilà. Mets-toi en place. Bien. Ne bouge plus. Installe-toi. Tu es en place. Maintenant, tu peux parler. Et nous, nous savons que tu as quelque chose à dire. Maintenant on va técouter. Maintenant, on sait que tu vas parler. Mets-toi en place. Installe-toi. » Les trois SS étaient en place. À leur dos, à leurs bottes, à leurs épaules, jai su quelles entamaient une conversation et quelles ne bougeraient pas. Elles étaient installées. Alors, vite, je bondis hors du rang. De toutes mes jambes, je mengage dans une rue en face de moi, je cours et ma course fait surgir une Politzer que je bouscule, je cours, je cours jusquau fond du camp, jusquà notre baraque où jarrive hors dhaleine, épuisée davoir tant couru, davoir couru si vite, davoir eu si peur, et je mabats dans le groupe de mes camarades qui mouvrent les bras. « Où étais-tu ? Tu avais été prise ? Quand nous avons entendu les sifflets et vu que tu nétais pas là, nous avons eu peur. Oh, ce que nous avons eu peur ! » Moi aussi jai eu peur. Il ma fallu longtemps pour reprendre ma respiration, pour entendre sespacer les battements de mon cœur. 

1 Extrait de Charlotte Delbo, Une connaissance inutile, Paris, Les Éditions de Minuit, 1970, p. 132-135.