Annexe I Témoignage – Giorgio Strehler : lettre à Louis Jouvet
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : L’Art du théâtre. Tome I. Le métier de comédien
- Pages : 411 à 412
- Collection : Études sur le théâtre et les arts de la scène, n° 25
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406128687
- ISBN : 978-2-406-12868-7
- ISSN : 2275-2978
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12868-7.p.0411
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 22/06/2022
- Langue : Français
Annexe I
Témoignage – Giorgio Strehler :
lettre à Louis Jouvet
Lettre fictive que Giorgio Strehler adresse à Louis Jouvet alors qu’il est en train de monter en italien le texte du spectacle de Brigitte Jaques-Wajeman Elvire Jouvet 401
Cher Patron,
Je vous écris une lettre après une répétition pendant laquelle j’ai dit vos mots. Je les ai dits à moi-même, à Guilia qui incarnait Claudia, aux jeunes gens, et enfin à un public encore imaginaire.
Nous nous sommes nourris avec une grande émotion, et une énorme gratitude, de vos pensées et moi, cette nuit, je suis incapable de vous en dire davantage.
Comme toujours, les pensées et les paroles sont confuses mais les sensations demeurent nettes et claires. C’est vous qui m’avez appris à ne pas chercher à comprendre « trop » au théâtre. C’est vous qui m’avez dit : « L’intelligence pour un acteur c’est de sentir très fort ». Et c’est vous encore qui m’avez dit : « L’arbre qui pousse ne pense pas qu’il grandit. Il grandit et c’est tout ».
Et pourtant, en moi aussi, comme en vous, il y a ce besoin de comprendre, de penser au théâtre, à notre métier.
« Comment peut-on faire du théâtre sans penser au théâtre », disiez-vous. Moi, j’ai envie d’écrire : comment peut-on résister pendant tant d’années dans ce métier qui a toujours, en soi, quelque chose d’infâme et d’indigne, de vain et d’inutile ?
412Vous avez résisté, vous, jusqu’à la fin. Je suis moi aussi en train de résister.
Aujourd’hui peut-être j’ai enfin réussi à comprendre ce que vous vouliez me laisser entendre lorsqu’un soir vous m’avez dit, après une présentation de Dom Juan, lors d’une rencontre informelle que je n’oublierai jamais : « Les acteurs n’ont pas la vocation. Si elle vient pour eux, c’est après. Elle arrive à la fin »
Dans l’enthousiasme de ma jeunesse, je vous écoutais, et je comprenais certaines choses. Mais cela, je ne pouvais pas le comprendre. Je me sentais « absolument voué » à ce moment-là au théâtre. J’étais follement plein de « vocation théâtrale », d’étonnement, d’amour pour le théâtre, de passion théâtrale. Pourquoi, pourquoi aurais-je dû attendre « la fin » ?
Des années et des années de pratique sont passées.
Et je vous écris pour vous faire savoir que maintenant, seulement maintenant, j’ai compris. Maintenant je sais ce qu’est non pas la « passion théâtrale », mais la « vocation théâtrale » qui est pierre et sang.
Patron, je suis en train de vivre, à côté de vous, la dernière épreuve d’amour que le théâtre me demande. Je suis enfin totalement dépossédé de moi-même. Il ne me reste plus que Lui, ce feu qui brûle avec une fulgurance insoutenable, sans flamme. Et sans cendre.
Comme un astre qui répand ses atomes dans l’univers.
Giorgio Strehler. 1986.
1 Ce texte a été publié dans la Revue d’histoire du théâtre. Avril-juin 1988.