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Classiques Garnier

Conclusion

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Conclusion

Au terme de cette étude, nous espérons avoir montré à quel point la littérature de voyage, et les journaux écrits dans la seconde moitié du xixe siècle pouvaient éclairer, de manière pertinente, par un discours intuitif et parfois tâtonnant, la réception de lart byzantin.

Et pourtant, quelle tâche ardue de résister tout dabord à lenvoûtement des romans byzantins, à leurs promesses dune délectation morbide, puis aux guides de voyage, qui avaient dans leur grande majorité ignoré ou humilié lart byzantin, pris dans les rets vasariens, ou présenté de manière si étrange et contradictoire quun lecteur de bonne volonté devait avoir de la peine à en percevoir sinon le charme, du moins des caractéristiques principales. Laria byzantine offrait encore à la fin du xixe siècle une image parfois condescendante de cet art, et surtout très ambivalente dans le meilleur des cas, et là encore, déjouer les préventions esthétiques dun discours hostile à lart byzantin, fort bien constitué, nétait pas une tâche aisée. Enfin, nombre de travaux dhistoriens de lart ne permettaient pas toujours clairement didentifier la spécificité dun art ou dun style byzantin, et la manière dont certains historiens composaient avec leurs propres résistances esthétiques pouvait laisser perplexe !

Si nous nous plaçons dans une perspective historique, en nous limitant au domaine de la littérature de voyage, deux noms méritent dêtre mentionnés tout particulièrement : celui de Valery tout dabord, qui fait véritablement entrer lart byzantin dans ses Voyages historiques et littéraires en Italie en 1831, témoignant enfin dune attention sensible à cet art et se livrant à une belle rêverie constantinopolitaine ; ensuite celui de Gautier qui, en 1851, propose une remarquable et mémorable description-ekphrasis de la basilique Saint-Marc, contribuant, par son attention morphologique et synesthésique au décor des mosaïques de la voûte, à restituer la vie des formes dans lart byzantin. Ainsi ces deux manières de reconsidérer et de regarder lart byzantin ont-elles pu, ici 448ou là essaimer, sans quil soit pour autant possible de discerner une évolution manifeste du regard des voyageurs en général. Elles ont ainsi pu inspirer des réflexions très fines sur lornement byzantin, appréhendé, ressenti dans sa matérialité, par certains voyageurs, tout comme elles ont été ignorées par dautres voyageurs, encore sensibles aux charmes dun discours fustigeant tout ensemble le caractère mortifère de la civilisation et de lart byzantins.

Nous avons choisi, tout en rappelant les principaux dogmes de ce discours hostile à lart byzantin, de mettre particulièrement en lumière les modalités dun regard nouveau posé sur lart byzantin, en comparant ces expériences sensibles avec les analyses des byzantinistes de la seconde moitié du xixe siècle.

Ainsi, loin de constituer une marge pittoresque des études byzantines, les journaux de voyage nous semblent au contraire indispensables à ces dernières, en restituant des expériences esthétiques, souvent complexes dans leur manifestation comme dans leur reconfiguration scripturaire, mais qui permettent indéniablement de reconsidérer lart byzantin. Cette complexité que nous évoquons relève de la poétique : par la mise en scène textuelle dune conversion esthétique, lécriture exhibait ses propres vacillements et manifestait également une certaine méfiance à légard dune pensée conceptuelle, incapable de restituer cette vie de lart byzantin qui tend à produire un lieu » nullement séparé « du flux de notre existence1 », comme le rappelle Yves Bonnefoy. Ainsi les voyageurs ont-ils tenté, par leur écriture, de « restituer la sensation du voir2 », et ils démontrent quun regard nouveau sur lart byzantin sincarne, sinforme dans une écriture dont il ne peut être dissocié. Il sagit de retranscrire une expérience esthétique profonde et rare : celle de résistances vaincues, dune libération esthétique : le détour par lart byzantin est bien ce qui nous oblige à interroger limpensé de nos habitudes visuelles, tel lattachement à la perspective, au modelé ou à lexpression des visages.

La libération du regard impliquait une conversion esthétique, reposant sur plusieurs renoncements, lespace de lart byzantin sémancipant du cadre traditionnel de la représentation pour souvrir à la dimension 449sacrée de lespace. Nous avons porté notre attention sur la nouvelle signification des matériaux et sur leur réception dans les journaux de voyage, en montrant surtout comment la mosaïque, considérée comme un organisme vivant, une force vitale élémentaire dans lespace sacré, préparait le regard, le guidant vers un espace transcendant.

Cest là lun des apports essentiels des journaux de voyage : la saisie intuitive de lunité de ce « lieu naturel » que constitue lédifice sacré byzantin. Cette compénétration formelle qui relève autant de la couleur que de la lumière propose un espace spirituel uni, communicatif de surcroît. Ainsi, la possibilité de sabandonner à la décoration, comme force agissante, unifiant lespace sacré, nous semble éclairer pertinemment la réception de lart byzantin. Enfin, le recours à lekphrasis pouvait être interprété comme une libération, dans son processus décriture, comme dans sa portée. Cette opération linguistique par laquelle le texte devient image pouvait en effet, dans le temps même de sa réalisation, transformer le jugement esthétique du voyageur, emporté par le dynamisme dune description attachée à rendre sensible et à révéler lanimation des formes. Cest la vie des formes, la résurrection des figures qui étaient désignées au lecteur à travers la lecture morphologique et synesthésique des édifices évoqués.

Les voyageurs allaient révéler leur sensibilité à cet « ailleurs resplendissant », promesse de lart byzantin. Ainsi, la perception, encore tâtonnante, dun espace transcendant, à partir de la force agissante du décor, qui ressemble à une énergie créatrice, attestait dune indéniable conversion du regard. Lart byzantin pouvait dès lors se concevoir comme un espace dexpérience esthétique, linguistique, spirituelle dans lequel évoluaient les voyageurs et dont les journaux constituent donc un témoignage vivant, éclairant avec vigueur la réception de cet art, et contribuant à le reconsidérer.

1 Yves Bonnefoy, Le Nuage rouge, op. cit., p. 79.

2 Edmond et Jules Goncourt, Arts et artistes, Paris, Hermann, 1997. Présentation de Jean-Paul Bouillon, p. 7-8. Lauteur redoute que les historiens de lart sous-estiment ou nient la portée poétique du discours caractérisant la littérature dart, privilégiant au nom dune « transparence » « mythique » son seul contenu.