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Classiques Garnier

Préface

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Préface

John Stuart Mill, avant de devenir ce quil est pour nous aujourdhui, un « méconnu célèbre » (Droit, 2009, p. 8), est apparu dans lhistoire des idées et de la pensée économique comme une figure très étonnante. Selon les premières impressions de son ami J. A. Roebuck, un politicien et haut fonctionnaire du Royaume-Uni en Inde, Mill, âgé de dix-neuf ans lors de leur première rencontre, était « un résultat de lentraînement le plus strict et extraordinaire. Il était armé de pied en cap » (Ball 2000, p. 34). Les impressions dAlexander Bain, philosophe écossais titulaire de la chaire de logique et de littérature anglaise à luniversité dAberdeen et lun des meilleurs amis de James Mill, ne sont pas très différentes de celles de Roebuck :

Dès la fin de la session dhiver dAberdeen, à la mi-avril 1842, je suis allé à Londres et jy suis resté cinq mois. Le lendemain de mon arrivée, je me suis rendu à la Maison Indienne avec Robertson, et jai réalisé mon rêve : rencontrer Mill en personne. Je ne suis pas prêt doublier limpression quil ma faite, alors quil se tenait près de son bureau, le visage tourné vers la porte, comme nous entrions. Sa grande silhouette élancée, son visage jeune, aux cheveux clairsemés, son teint frais et les mouvements de ses sourcils lorsquil parlait ont tout dabord attiré mon attention ; son attitude vive, sa voix fluette aux accents tranchants, mais sans être stridente ni désagréable, ses traits avenants et son expression douce seraient restés gravés dans ma mémoire même si je ne lavais jamais revu. Pour compléter le tableau, je devrais ajouter sa tenue, qui était toujours semblable : un complet noir accompagné dune cravate en soie. De nombreuses années plus tard, il troqua sa veste pour un surmanteau, mais il resta toujours attaché à la couleur noire. (Bain, 1882, p. 64)

La citation ci-dessus montre que la richesse de son intellect, reflétée par son œuvre, intriguait à lépoque. Qui est vraiment John Stuart Mill ? La conversation ci-dessous, menée par Hippolyte Taine, philosophe et historien contemporain de Mill, avec lun de ses amis à Oxford, où il suivait les séances de British Association for the advancement of learning (Taine, 1864, p. 302-303), nous livre ses incertitudes au sujet de Mill :

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– Quest-ce que encore que votre Stuart Mill ?

– Un économiste qui va au-delà de sa science, et qui subordonne la production à lhomme au lieu de subordonner lhomme à la production.

– Soit, mais il ny a pas là non plus de quoi faire un philosophe. Y a-t-il encore autre chose dans votre Stuart Mill ?

– Un logicien.

– Bien ; mais de quelle école ?

– De la sienne. Je vous ai dit quil est original.

– Est-il hégélien ?

– Oh ! pas du tout ; il aime trop les faits et les preuves.

– Suit-il Port-Royal ?

– Encore moins ; il sait trop bien les sciences modernes.

– Imite-t-il Condillac ?

– Non certes : Condillac nenseigne quà bien écrire.

– Alors quels sont ses amis ?

– Locke et M. Comte au premier rang, ensuite Hume et Newton

[]

– A-t-il une idée personnelle et complète de la nature et de lesprit ?

– Oui.

– A-t-il rassemblé les opérations et les découvertes de lintelligence sous un principe unique qui leur donne à toutes un tour nouveau ?

– Oui ; seulement il faut démêler ce principe1 .

– Cest votre affaire, et jespère bien que vous allez vous en charger.

Le contenu du programme du colloque du bicentenaire de la naissance de lauteur, qui sest tenu entre le 4 et le 7 Avril 2006 à lUniversity College de Londres prouve bien le peu dattention portée à lapport de Mill en économie, il sagit sans doute dune position minoritaire comparée à un « apport majeur » en philosophie morale et politique. Dans le programme du colloque2, promettant une réactualisation de lœuvre de Mill, les sessions se déroulent autour de « la politique, lutilité, la morale, la liberté, lhistoire/la littérature et Bentham ». Mill est présenté comme un « spécialiste de la philosophie morale », un « intellectuel public » ou « penseur cosmopolite » plutôt que comme un économiste, philosophe des sciences ou un épistémologue. Cette lacune provient probablement du nombre insuffisant darticles proposés sur ces sujets, ou encore, des affinités des organisateurs du colloque avec certains thèmes. Le résultat est que dans la liste des 129 articles sélectionnés par le colloque, on ne trouve quune contribution 13touchant au domaine des sciences, 5 à celui de léconomie et 3 à celui de lépistémologie économique.

Ses travaux dans le domaine économique noccupent en fait quune petite partie de son œuvre. Avant dêtre économiste, Mill est dabord non seulement un philosophe qui a connu la notoriété dans divers domaines de la pensée tels que la philosophie morale, la philosophie politique, la logique, la philosophie de la linguistique, la philosophie des sciences et lépistémologie, mais aussi un « homme passionné daction » (Reeves, 2007, p. i)3 . En outre, Mill sest également intéressé à dautres sujets relevant des domaines historique, sociologique et psychologique. Imposante, son œuvre rend compte de sa volonté indéfectible de développer ses idées dans toutes ces disciplines, qui fait de lui un penseur infatigable et fécond4. Lœuvre de Mill engendre une réflexion des plus riches sur divers sujets ou débats, comme le souligne Dostaler (2005, p. 31). Nous savons que Mill est un conciliateur : sur le plan moral, il concilie lutilitarisme et lintuitionnisme ; sur le plan épistémologique linductivisme et le déductivisme ; sur le plan politique, le capitalisme libéral et le socialisme – nous ajoutons le positivisme et lintuitionnisme, le rationalisme et la culture des sentiments, la pensée analytique et la pensée littéraire.

Face aux dimensions considérables de lœuvre remarquable que Mill nous a laissée, lentreprise paraît difficile à mener. Les 33 volumes publiés par lUniversité de Toronto dont chacun contient à peu près 800 pages, soit environ 264 000 pages, en témoignent. Mais il sagit, comme son 14titre lindique, de « Collected Works », et non dœuvres complètes. Dès lors, une question se pose, touchant au domaine de lédition des ouvrages anciens : celle de savoir si tout ce qua écrit Mill a bien été publié5. Cette question renvoie évidemment à une autre : est-il possible de connaître toutes les œuvres dun auteur qui a publié sous plusieurs pseudonymes6 ?

Pourtant la situation reste toujours paradoxale… Eclipsé par le nombre même de ses œuvres en divers domaines, tels que la philosophie morale (Utilitarianism, 1861), la philosophie politique (On Liberty, 1859), une étude sur les genres (The Subjection of Women, 1861), Mill demeure un économiste méconnu. Une explication qui justifie peut-être labsence des interprétations de la contribution de Mill à la théorie économique 15et à lépistémologie économique au colloque du bicentenaire de la naissance de lauteur.

En France, il nest pas seulement un économiste méconnu mais aussi un « méconnu célèbre » (Droit, 2009, p. 8). En 2009, dans un article du Monde, publié à loccasion de la nouvelle traduction de Considération sur le gouvernement représentatif (1861), il est noté que « [b]ien que [Mill] figure dans la liste officielle des auteurs du baccalauréat, mieux vaut ne pas imaginer ce que pourrait donner une interrogation écrite dans le grand public, même cultivé » (ibid., p. 8)7. Sans doute, chacun garde un souvenir de lauteur britannique, mais la France nest pas le seul pays où « on le lit assez peu » (ibid.). Pire : « on ignore trop souvent lampleur et la puissance de son œuvre » (ibid.).

En sciences économiques, le nom de John Stuart Mill (1806-1873) est habituellement associé aux hésitations, mais ceux-ci arrivent même, la plupart du temps, à le sous-estimer (voir par exemple L. A. Boland (1987) qui fait référence à Mill dans un seul paragraphe en mentionnant son nom parmi ceux de Nassau Senior, John Elliot Cairnes et John Neville Keynes sans différencier en aucun point ses propos de ceux de ces derniers dans lentrée de « methodology » quil a écrite pour New Palgrave : A Dictionary of Economics). Mill8 est souvent présenté comme un « auteur de synthèse » (Arena & Maricic, 1992, p. 510 ; Maricic, 1992, p. 530) qui na pas fourni de contribution propre à lévolution de la théorie économique et dont lœuvre est caractérisée par des confusions.

Dans le vingtième chapitre, « Désintégration de lécole de Ricardo », du quatrième livre du Capital, « Théories sur la plus-value », K. Marx ([1905] 1974) présente Mill comme un auteur confus en se basant sur sa lecture de « Essay IV : On Profits and Interests » de Mill : « Les idées originales de Monsieur J. S. Mill sur léconomie politique » (Marx, [1905] 1974, p. 230) sont pleines de confusions, il confond dans son analyse « le travail employé » et « les salaires payés », et « en soi, cette confusion ne donne pas une idée très favorable de sa compréhension de la théorie de 16Ricardo quil prétend enseigner » (ibid.) plus loin, il reproche à Mill de ne pas « distinguer la plus-value du profit ». Ensuite, « Monsieur Mill ne voit pas très clairement même la question quil cherche à résoudre » (ibid., p. 231 ; p ; 232) « Monsieur J. St. Mill, qui dun côté, à la suite de Ricardo, considère profit et plus-value comme immédiatement identiques et, dun autre côté, ne conçoit pas le taux de profit (entraîné par des considérations polémiques vis-à-vis déconomistes anti-ricardiens) dans le sens de Ricardo » (ibid., p. 230). La fidélité de Mill à Ricardo est le sujet dun débat qui fait encore écho chez les historiens de la pensée économique, tout en gardant son mystère. Nous y trouvons lentrave la plus importante qui empêche de classer Mill dans lécole de pensée qui convient ou de reconstruire, selon les termes de Hands (2001), The Millian Tradition en économie. Nous revenons à plusieurs reprises sur cette question qui est spécialement traitée tout au long du livre. Nous défendons lidée selon laquelle la seule manière de différencier Mill de Ricardo au niveau de la théorie économique est didentifier lépistémologie qui fonde sa théorie. Bien que nous ne nous soyons pas penchée particulièrement sur la comparaison de Mill avec Ricardo ou avec dautres auteurs ricardiens au niveau épistémologique dans ce travail, larrière-plan philosophique que nous reconstruisons dans le livre est capable de montrer sa singularité.

Il est considéré comme un auteur dont lœuvre est caractérisée par des palinodies (Hausman, 1981a). Hausman (1981a) défend lidée selon laquelle, entre « Essay » et Logic, Mill a changé davis et que les positions que Mill maintient dans ces deux livres ne sont pas compatibles. De Marchi (1986) critique la position de Hausman (1981) en citant également deux autres œuvres de ce dernier : « Are General Equilibrium Theories Explanatory ? » (1981b) et De Marchi (1986, p. 98) accuse Hausman de manipuler la pensée de lauteur pour la rendre compatible avec les arguments de la microéconomie actuelle et des modèles déquilibre général et de la stratégie de la théorie néoclassique.

Mill est considéré comme un auteur qui doute (Blaug, 1986 ; Thilly, 1923). Blaug (1986, p. 209) affirme quil y a même des doutes théoriques dans le livre : « Mill a des doutes sur certains points particuliers – comme nous le savons aujourdhui par sa correspondance privée avec Cairnes – le doute théorique ne transparaît pas dans le texte. Des idées disparates issues dapproches divergentes sont présentées côte à côte, 17sans aucune tentative dunification. Mill évite soigneusement toute revendication doriginalité, bien que de telles revendications, comme nous le verrons, auraient été justifiées. Son but était simplement, comme il le dit sans sa préface, décrire une Richesse des Nations mise à jour, “qui tienne compte de lextension des connaissances et du progrès des idées à lépoque actuelle”. Sous le titre du livre se révèle son intention de traiter des principes abstraits en relation avec “leur application à la philosophie sociale”, et bien quil nélude pas les problèmes théoriques, le ton général du livre suggère limportance mineure de la rigueur de lanalyse en tant que telle. »

Afin de mieux comprendre la théorie économique de Mill, il nous semble quil est très important de voir que ce dernier est dabord un « philosophe généraliste9 », ensuite de se rappeler que sous linfluence dA. Comte, « Mill prend la peine de préciser les relations quelle [léconomie politique] entretient avec les autres sciences » (Maricic, 1992, p. 532). Or, dès que lon prend conscience de cette situation singulière de lauteur, une question simpose : convient-il danalyser la contribution de Mill à léconomie séparément de ses autres travaux philosophiques ou de ses écrits dans dautres disciplines ? Nous donnons une réponse négative à cette question tout en notant, avec Bouretz (1990)10, que cette richesse se trouve certainement à la source de nos confusions sur lauteur.

Tout au long de ce travail, nous allons nous consacrer spécifiquement à la recherche des liens existants entre son œuvre économique et son œuvre 18philosophique. Nous allons éviter de comparer Mill avec les auteurs de son époque, que ce soit au niveau philosophique ou au niveau théorique. Ce choix ne provient pas dune ignorance de notre part quant à lexamen de ses textes par ses contemporains11. Mais nous avons choisi plutôt de donner la place aux interprétateurs modernes de lauteur afin dexaminer lintérêt que nous portons aujourdhui à la pensée de Mill. Cela nous permet aussi dêtre intéressée par lampleur des récents débats relatifs aux questions de méthode en nous donnant pour tâche dinterroger les causes et les conséquences de cet intérêt progressif ainsi que les raisons pour lesquelles elles méritent dêtre examinées de plus près.

La question philosophique la plus cruciale développée par Mill qui intéresse les économistes est la question de lapplication de la théorie économique aux problèmes des différentes nations et époques. Cest une question épistémologique. Il nest donc pas anodin que son ouvrage sintitule Principles of Political Economy with some of their Applications to Social Philosophy12. Nous reprendrons ce sujet par la suite. Lapplication est un sujet très important tant pour Mill que pour les économistes contemporains au sens où elle soulève un vrai problème de la science économique13 : le niveau dabstraction qui éloigne la théorie de la vrai vie.

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Mill précise que les conditions individuelles propres à certains cas peuvent empêcher lapplication de ces lois et appelle ces conditions individuelles des « causes perturbatrices », dont la science économique doit analyser les actions. En effet, selon lui, en science économique, comme en politique, « bien que nous nayons pas les moyens de disposer dune base suffisamment stable [], pour une induction satisfaisante par la comparaison des effets, les causes, en tout cas, peuvent être lobjet dexpérimentations spécifiques » (« Essay », p. 78). Lors de cette phase uniquement on peut proposer une analyse causale qui correspond au cas examiné, tenant compte des effets des « causes perturbatrices » qui nont pas été pris en considération dans la phase de construction de la théorie économiques abstraite. Pour la même raison, pour Mill, les lois économiques sont des lois tendancielles toujours influencées par leffet de ces causes sur les autres, les « causes générales » celles qui sont « stables, au moins pour un seul pays pendant une période particulière de temps et sous certains ensemble dinstitutions » (De Marchi, 1998, p. 312). On ne peut donc pas appeler, pour Mill, le cas que la théorie nexplique pas, un cas d« exception ».

Le livre propose une réflexion singulière sur la place de lauteur dans lhistoire de la pensée économique afin de définir son apport à lévolution de la théorie économique. Cette réflexion tient à surmonter les difficultés quont éprouvées certains auteurs à interpréter Mill, en proposant une vision globale de son œuvre. Ainsi, nous comptons participer à un débat de plus en plus actuel sur lœuvre économique de Mill, tout en nous écartant de la lecture traditionnelle de ses commentateurs, pour tenter dapporter un nouveau regard. Nous montrons que sa philosophie des sciences est prédominante dans la construction de la base épistémologique de sa théorie économique et de ses autres arguments dans dautres disciplines.

Dans les écrits de Mill, il est possible de trouver une contribution originale à la littérature sur plusieurs sujets tout en privilégiant certains sujets particuliers. Il sagit des thèses qui nous ont aidée à construire notre propre thèse et à constituer notre argumentation : Mill est un philosophe des sciences qui a fondé la base scientifique de sa théorie économique (ou bien de son épistémologie14 économique) sur une philosophie des 20sciences qui lui est propre. Parmi la connaissance des diverses disciplines et doctrines que son éducation lui procure, lapprentissage de la science (Première Partie) lui permet de proposer un principe de causalité qui lui est propre, le principe dhétéropathie causale (PHC) (Deuxième Partie). Ce principe se trouve à la notion démergence (Troisième Partie). Il fournit à ses arguments, en morale (Quatrième Partie), en politique (Cinquième Partie) et en économie (Sixième Partie) une justification scientifique. Cette étude nous permettra didentifier les deux méta-méthodes (la pensée contrefactuelle et la pensée interdisciplinaire) qui, selon nous, seront utiles aux économistes pour réfléchir sur la nature des lois économiques que nous définissons comme hétéropathico-déductive et interdisciplinaire (Septième Partie).

1 Cf. Taine, 1864, p. 325-327.

2 Consultable au http://www.politicalthought.org.uk/conference/programme.php.

3 Pour Revees (2007), qui signe la première biographie définitive publiée de lauteur, à loccasion des 200 ans de sa naissance, Mill est un « homme passionné daction », un « journaliste », « membre du Parlement », un « radical ou révolutionnaire », un « philosophe, [] qui a profondément structuré la société victorienne et continue dilluminer la nôtre » (Reeves, 2007, p. i) : en tant que journaliste, « il écrit un article sur la réforme agraire en Irlande puisque le peuple de cette nation était privé de nourriture » ; en tant que membre du Parlement, « il a introduit le premier vote pour les droits politiques des femmes et a lutté pour préserver la liberté dexpression » ; en tant que radical ou révolutionnaire « dans sa vie privée, [] il a poursuivi presque vingt ans une histoire damour avec la femme dun autre homme », et sest attaqué à certains thèmes comme la « régulation des jeux, de la prostitution et des alcools, ainsi que la réforme de la chambre des Lords et la violence » (ibid., p. i).

4 A. Bain, un philosophe écossais qui occupait la chaire de logique et de littérature anglaise à luniversité dAberdeen et qui fut également lun de ses amis les plus proches, affirme qu« aucun calcul ne peut intégrer les innombrables petites pulsions de connaissance et de pensée quil a fait vibrer dans les esprits de sa génération » (Bain, 1882, p. 195)

5 Cest une question que sest posée en particulier à N. MacMinn, professeur à Northwestern University et à London School of Economics and Political Science (University of London). Il lui a consacré une étude dans les archives de la British Library of Political and Economic Science. N. MacMinn a demandé à lun de ses étudiants, J. M. McCrimmon, qui prévoyait un voyage en Angleterre pour faire des recherches sur Mill, de vérifier si celui-ci avait établi une liste de ses écrits. Cest le Dr. W. C. Dickinson, bibliothécaire de la British Library of Political and Economic Science, qui répondit à McCrimmon que la « bibliothèque a obtenu, lors dune enchère, un groupe de manuscrits mixtes écrits par Mill ou à sa belle-fille Helen » (ibid., p. vii) parmi lesquels se trouvait un carnet (notebook) où lon trouve la liste de ses publications. MacMinn et McCrimmon adressèrent une demande à la bibliothèque pour publier ce mystérieux « notebook » qui, jusque-là, navait été ni catalogué ni exploré, et qui comprenait, apparemment, cette liste complète de ce que Mill avait publié de 1822, date de sa première publication, jusquà 1873, lannée de sa mort. Néanmoins, leur demande fut refusée, car la bibliothèque avait déjà fait appel à un éditeur pour le publier. À la mort de cet éditeur, en 1935, ils obtinrent enfin le droit de publier le « notebook ». Paru en 1945, le « notebook » constitue aujourdhui une base de données très importante des écrits anthumes et posthumes de Mill (ibid.). Cette importance est ainsi expliquée par les auteurs : « Since Mill wrote on a wide diversity of subjects; since many of the things he wrote were not collected for publication in book form, and since a large part of what he had printed was signed by a pseudonym or not signed at all, the probabilities are that a great deal of this material would never have come to light as being by Mill. But thanks to the fact he had prepared this Notebook, practically everything from his pen that got into print is now available to those interested in Mill or in any of the many departments of thought on which he left his mark » (ibid., p. xii). Voir ibid., p. xii pour la liste des œuvres publiées après la mort de lauteur et qui ne font pas partie du contenu du « notebook ».

6 Mill a utilisé au moins vingt noms dauteurs entre 1822 et 1858. Les plus utilisés et dont il sest servi plusieurs fois sont : A., A.B., A.M., Antiquus, et D. Parmi ceux dont il sest servi au moins trois fois, citons : S., An Enemy to Religious Persecution, Wickliffe, No Lawyer, A Lover of Caution, The Censor of the Judges, A Friend to Science, A Friend to Responsible Government, Quesnai, No Worshipper of Antiquity, An Enemy to Legal Fictions, Ph., Lamoignen, Historicus, Orthographicus, C., et P. Occasionnellement, il a aussi utilisé les initiales M., J. S., ou bien, après 1848, J. S. M. Mais la plupart de ses articles ne sont pas signés (ibid., p. ix).

7 On associe le nom de Mill à « lutilitarisme, à léconomie politique ou à lémancipation des femmes [] » (Droit, 2009, p. 8), il est considéré comme l« un des pères du libéralisme anglais ou des mouvements radicaux » ou encore comme l« un des premiers grands féministes »… Sa réputation ne va plus très loin au-delà de ces quelques clichés (Boss, 1990, p. 5).

8 Labréviation Mill sera utilitsée uniquement pour J. S. Mill. James Mill sera toujours désigné par son nom et son prénom, afin déviter toute confusion entre les deux auteurs.

9 Ce fait, manifeste dans la rupture historique entre le xviiie et le xixe siècle, est marqué par lémergence dun nouveau type de philosophes : les « philosophes généralistes ». Dogan et Pahre (1991, p. 218) considèrent Mill et Marx comme des « philosophes généralistes ». Ils avertissent le lecteur en soulignant que ce qualificatif ne doit pas être entendu dans le sens dune certaine particularité que lon attribuerait à certains écrivains des Lumières. Au contraire, selon eux « la majorité des savants du xixe siècle furent un autre genre de généralistes que les Encyclopédistes, bien quils ne fussent ni des spécialistes ni des chercheurs hybrides, comme on peut le voir par quelques exemples ». Ils font référence à trois auteurs, Mill, Marx et Engels : « John Stuart Mill fut un philosophe à part entière, tout en étant également un grand économiste et un fin politologue. Il existe au moins trois Karl Marx : le philosophe, léconomiste et le sociologue. On peut dire la même chose de Friedrich Engels » (ibid., p. 218).

10 Bouretz (1990) affirme que « Multiforme et prolifique, lœuvre de John Stuart Mill est le lieu dun bon nombre de contrastes. Parce quelle touche aussi bien léconomie politique que la morale, la logique que la philosophie, elle a donné prise à des commentaires critiques abondants, mais parcellisés entre des disciplines depuis longtemps autonomisées, voire concurrentes. Doù la difficulté à récompenser le Mill des économistes ou des épistémologues, celui des politistes ou des philosophes » (ibid., p. 13).

11 G. Buchdahl (1971) et S. Hollander (1983) comparent la position de W. Whewell et celle de Mill sur linduction. M. Zouboulakis, (2003) propose une étude pour comparer la conception dhomo oeconomicus chez A. Smith et Mill.

12 Lessence de la pensée de Mill, cependant, se trouve dans ses propositions de réforme économique et dans le caractère pénétrant de son ton moralisateur, à la fois sentimental et austère, lorsque son désir de prêcher lamélioration sociale prend le pas sur lélégance de labstraction théorique » (Blaug, 1986, p. 256-257). Ce point est même évoqué par Mill lui-même : « Mill pourtant si doué pour le travail théorique, disait à un ami “je considère que la recherche purement abstraite en économie politique… a très peu dimportance, comparée aux grandes questions pratiques que soulèvent le progrès de la démocratie et la dissémination des opinions socialistes []” Il a effectivement dit que “le laissez-faire devrait [être] la règle générale ; tout écart par rapport au laissez-faire, sauf sil est motivé par une meilleure cause, est un mal certain”, mais il voulait se faire le défenseur, et il se fit effectivement le défenseur dactions collectives fragmentaires dans lintérêt dune “meilleure cause” » (ibid. p. 257)

13 En effet, les réflexions épistémologiques furent peu nombreuses pendant la période des « Trente Glorieuses » : tant que léconomie réelle fonctionnait bien, la science économique, sur laquelle se fondaient les politiques économiques menées, nétait pas remise en question et « la question de son statut ne se pos[ait] pas » (Mouchot, 2003, p. 12). Dans la droite ligne de Mill, Mouchot (2003) insiste également, non pas sur la théorie mais sur la question de lapplication de cette dernière ; pour lui, « si la question du statut de la discipline resurgit avec une telle force aujourdhui, cest bien parce que ses applications au réel posent des problèmes » (ibid., p. 12).

14 Mouchot (2003) fait écho à la double signification du mot en insistant sur la différence entre les termes épistémologie et méthodologie, sans particulièrement renvoyer à la différence entre les termes anglais et français. Selon lui, lépistémologie nous renvoie à la question du type de savoir en économie, tandis que la méthodologie consiste à comprendre en quoi ce discours est connaissance dune réalité économique. Lambiguïté de ces questions sefface une fois que lauteur montre la dépendance entre les deux : « le questionnement épistémologique dérive des problèmes méthodologiques et il sappuie sur eux pour tenter délaborer des réponses » (ibid., p. 12). Nous allons donc utiliser tout au long de ce travail le terme épistémologie comme synonyme de méthodologie.