Préface

L’ouvrage de Nathalie Ubéda est la version remaniée de sa magnifique thèse de doctorat en histoire contemporaine, soutenue sous ma direction à Nice, au mois de mai 2022.

Dans le sillon des travaux de recherche sur les occupations italiennes et allemandes dans le sud-est de la France, menés notamment par les historiens Jean-Louis Panicacci, Ralph Schor ou encore Jean-Marie Guillon, Nathalie Ubéda vient combler un vide historiographique par son étude sur la présence américaine sur la Côte d’Azur de 1917 à 1967.

Son livre, porté par une bibliographie riche et maîtrisée et par une fine connaissance des courants et enjeux historiographiques, reflète le fruit d’intenses recherches débutées en 2017. L’ouvrage bénéficie avant tout d’un socle solide au niveau des sources. Ces dernières sont multiples, à la fois françaises (Archives nationales, Archives départementales des Alpes-Maritimes, Archives municipales de Cannes, Antibes, Hyères, Nice et Villefranche-Sur-Mer), et étrangères (Archives du Palais princier de Monaco et Archives nationales des États-Unis ainsi que la Bibliothèque présidentielle Truman). Nathalie Ubéda s’est également appuyée sur des archives privées, des archives audiovisuelles, auxquelles s’est rajoutée une étude des journaux français et américains. Un travail de dépouillement considérable mené malgré la crise sanitaire qui a freiné ses recherches sur le sol américain, pour les sources concernant la Navy.

L’analyse qu’elle propose révèle un travail riche aux multiples niveaux d’entrées historiques. L’approche « par le bas » des soldats américains sur la French Riviera permet, en effet, de croiser de nombreuses réflexions portant sur l’histoire des conflits mondiaux, sur l’armée, tout autant pour les forces terrestres que navales, sur l’histoire du tourisme et des loisirs, sur l’histoire économique et sociale, sur celle des représentations croisées et des circulations culturelles et enfin, sur celle des relations internationales, notamment autour de la question de la puissance américaine et de sa politique diplomatique, alliant aussi bien hard et soft power.

Les recherches de Nathalie Ubéda s’inscrivent dans une durée historique relativement longue, permettant d’étudier différentes générations de militaires américains. Apparaissent ainsi trois temps forts que sont la Grande Guerre (1917-1919), la Seconde Guerre mondiale (1944-1946), avec respectivement leur sortie de guerre, et enfin celui de la présence de la flotte américaine sur la French Riviera, jusqu’au retrait français du commandement intégré de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (1948-1967).

Pour les trois périodes historiques, comme l’analyse l’auteure avec qualité, des contextes différents apparaissent. Ce sont ainsi les permissions et la nécessité de soins aux blessés avec le centre de permission et de convalescence Riviera Leave Area, lors de la première guerre mondiale, la zone de repos et de loisirs United States Rest Riviera Area durant le second conflit mondial et enfin le port de Villefranche-sur-Mer avec la présence de la VIe flotte entre 1948 et 1967, au moment de la Guerre froide.

Se dessine, dès lors, au fil des pages, sur fond des trois séquences historiques, les modalités d’appropriation du territoire par les soldats états-uniens, ainsi que la question des rapports entre militaires et populations locales. La présence américaine sur le territoire de la Côte d’Azur, sur le littoral plus que dans l’arrière-pays, donne ainsi lieu à diverses formes d’interactions et parfois ambivalentes entre les soldats et les populations des Alpes-Maritimes. Elle est aussi, pour les trois périodes historiques, à l’origine de toutes sortes de représentations. Ces dernières, le sont aussi bien pour les soldats vis-à-vis des populations que pour les civils vis-à-vis des militaires états-uniens. Différents points que Nathalie Ubéda, analyse avec clarté et précision dans son ouvrage.

Cette présence américaine est également à l’origine de retombées économiques, touristiques et d’introduction d’éléments de la culture et du mode de vie américaine, renforcés par des temps forts du calendrier, comme celui du 4 juillet, date de la fête nationale des États-Unis.

Pour autant, elle comporte d’autres impacts beaucoup moins positifs, que sont la prostitution et la violence dans le comportement de certains soldats, en grande partie responsable de la dégradation rapide de l’image des États-Unis sur la French Riviera. Des attitudes, non spécifiques à la Côte d’Azur, mais qui vont contribuer à alimenter un certain antiaméricanisme auprès d’une partie de l’opinion publique, comme l’analyse déjà en 1990, pour la période 1870-1914, l’historien Jacques Portes dans son 13ouvrage, « Une fascination réticente.Les États-Unis dans l’opinion française », édité aux éditions des Presses universitaires de Nancy.

Les apports de l’ouvrage de Nathalie Ubéda sont ainsi pluriels. La force des écrits de l’historienne repose sur les différents niveaux d’analyses qui se veulent à la fois distincts et complémentaires les uns avec les autres. L’un des premiers niveaux est constitué par l’étude des combattants. Leur nombre est considérable : 100 000 Sammies sur le sol de la French Riviera lors de la Grande Guerre, 300 000 durant le second conflit mondial et plusieurs milliers qui, chaque année, entre 1948 et 1967 (année de retrait de la France du commandant intégré de l’Otan), furent présents sur la Côte d’Azur, avec notamment l’installation d’une partie de la VIe flotte en Méditerranée. C’est le cas à Villefranche-Sur-Mer où 400 à 800 personnes y sont présentes en permanence. L’analyse, dans une volonté d’histoire sociale des conflits contemporains, porte aussi bien sur les masses que sur les individus, allant du simple soldat aux élites de commandement.

Le second niveau dans l’étude proposée repose le cadre d’étude particulièrement intéressant. En effet, quel intérêt à étudier et à préférer le cadre local plutôt que le cadre national ? Qu’est-ce qu’un territoire nous apprend sur la guerre ? Que peut-on encore connaître sur les différents conflits mondiaux et la période de la guerre froide ? L’échelle est intéressante car l’analyse d’un territoire permet de faire remonter à la surface toutes sortes de sources : certaines formant des dossiers conséquents, d’autres n’ayant subsisté qu’à l’état de fragments. Ici, pas d’histoire surplombante, mais une histoire qui se veut parfois au ras du sol de plain-pied avec les actrices et les acteurs des différentes périodes. Mais, pour autant, ce n’est pas une histoire d’en bas, c’est une histoire à parts égales, aussi bien depuis le cadre international que local. Une histoire qui accueille avec le même intérêt des sources militaires, civiles, sociales, culturelles, et aussi bien niçoises, monégasques qu’américaines.

Le troisième niveau dans l’analyse est lié au plan chrono-thématique, qui a la qualité de pouvoir faire émerger de grandes thématiques construites autour de la Côte d’Azur. Elle est à la fois un lieu de permissions et de convalescence, une zone de repos et de loisirs, une terre de retombées économiques et de contacts avec les populations locales, et un espace géographique de diffusion idéologique, stratégique et culturel d’américanisation. Entre 1958 et 1967, la VIe flotte fait environ 14175 escales par an dans des ports français de la Méditerranée. Elles sont l’occasion de réaliser des exercices militaires en mer, mais également d’organiser, dans un cadre de public diplomacy, des visites des bâtiments pour les populations locales. Parmi les exemples caractéristiques de cette diffusion, se retrouve le festival de Cannes où la VIe flotte y fait escale au moment de l’événement cinématographique.

Le dernier niveau d’étude dans l’ouvrage, est constitué par la construction de l’analyse. Chaque étape de sa démonstration s’appuie sur une méticuleuse démonstration dans le croisement des sources et juxtaposition des données chiffrées. Nathalie Ubéda a le souci de la précision, afin de pouvoir donner vie au récit. Les exemples ne manquent pas à l’instar notamment du récit sur le restaurant La Mère Germaine, appartenant à Germaine Brau, mis à l’honneur outre-Atlantique dans un film de 25 minutes diffusé sur la chaîne de télévision ABC.

L’analyse permet de comprendre l’intérêt d’avoir questionné la Côte d’Azur au prisme de la présence américaine entre 1917 et 1967. C’est une histoire certes militaire et stratégique que propose Nathalie Ubéda, mais c’est aussi une histoire à hauteur d’hommes et de femmes. Une histoire aux multiples facettes, sociales, économiques, culturelles, touristiques, mais aussi des représentations croisées et idéologiques. Chaque escale de la VIe flotte est à la fois une démonstration de l’amitié franco-américaine, mais s’inscrit aussi dans un registre plus international en se voulant une démonstration de force vis-à-vis de l’URSS dans un contexte de guerre froide. L’ouvrage de Nathalie Ubéda, constitue un apport historiographique qui fera date.

Jean-Paul Pellegrinetti

Professeur Histoire contemporaine. Université Côte d’Azur Nice

Directeur du Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine (CMMC UPR 1193)