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Classiques Garnier

Préface

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Préface

Nombreuses sont les œuvres qui, aux xvie et xviie siècles, franchirent les frontières et circulèrent entre plusieurs langues. Étudier ces mobilités textuelles est devenu une tâche majeure, située à la croisée de la critique littéraire et de lhistoire culturelle. Une des stratégies de recherche les plus pertinentes pour saisir ces circulations est létude des traductions. Cest le parti qua choisi Francesco Montorsi dans ce livre savant et élégant qui sattache aux traductions françaises des romans de chevalerie italiens entre 1490 et 1550. Son ouvrage constitue ainsi une contribution originale permettant de comprendre lapparent paradoxe qui fait des traductions de litalien un laboratoire pour que, comme lénonce lode de louage du traducteur Jacques Vincent, « soit faitte / Nostre langue plus parfaite ».

Mais quest-ce quun roman de chevalerie ? En constatant les définitions multiples et instables du « roman de chevalerie », Francesco Montorsi souligne le contraste existant entre la recherche par la critique littéraire de distinctions tranchées, capables de caractériser le genre en sa spécificité, et la porosité des catégories maniées par les traducteurs, les éditeurs et les lecteurs du xvie siècle. Pour eux, les parentés entre « roman », « histoire » et « instructions » brouillent les différences entre la fable imaginée, le récit donné comme véridique, ou le miroir des vertus chevaleresques. Cette indistinction se retrouve dans les classements des livres tels que les proposent tant les inventaires des bibliothèques privées que ces « bibliothèques sans murs » que sont les répertoires dauteurs et dœuvres établis par les bibliographes du temps.

En traduisant et publiant des romans de chevalerie italiens, traducteurs et éditeurs sont mus par une double intention : dune part, ils désirent rendre contemporains des textes déjà anciens, mais pensés comme donnant la possibilité dune « littérature » moderne et nationale ; dautre part, ils entendent établir une séparation nette entre ces romans « modernisés » et les « vieux romans » du fonds médiéval de la matière de France. Un tel projet semble bien accepté par le public des lecteurs qui, à partir des témoignages méticuleusement recueillis par Francesco

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Montorsi, demeure jusquà la mi-xvie siècle composé, à la fois, par les élites sociales traditionnelles et par ces « nouveaux » lecteurs que sont les artisans, les jeunes gens et les femmes.

Le succès des romans et lélargissement de leur public a sa contrepartie : la double dépréciation des textes et des lectures. La critique du « genre » – telle que lénoncent Amyot, Ronsard ou Montaigne – désigne, pour le pire, la relation établie entre lirrégularité et lextravagance des fables et le dérèglement, ou le délire, de limagination de leurs lecteurs. Le genre devient lillustration par excellence du danger de lexcès de livres. Cest ce que montrent tant lanalyse de lexpression « fatras de livres », substituée à celle de « tas de livres », pour introduire la crainte dun désordre périlleux, que lévolution qui fait considérer comme de « vieux romans » ceux qui, préalablement, incarnaient une certaine modernité littéraire. Dans la décennie 1560, la double disqualification semble avoir raison du roman de chevalerie et annonce, ainsi, la parodie cervantine.

Dans ce livre, Francesco Montorsi étudie avec rigueur les traductions de quatre romans italiens, deux « vieux romans », Guérin Mesquin et Morgant le géant, et deux modernes, le Roland amoureux et le Roland furieux. Pour chacune delles, il mène une analyse exemplaire qui identifie les éditions ou les manuscrits utilisés par les traducteurs, le contexte culturel et éditorial de la traduction et de lédition, les choix lexicaux et stylistiques et la relation, fidèle ou distante, au texte traduit. Cette démarche lui permet de contraster la traduction de Guérin Mesquin, caractérisée surtout par des coupures et des résumés, et celle de Morgant le géant, qui est une véritable réécriture introduisant dans le texte des références aux chroniques (renforçant ainsi la proximité entre roman et histoire) et tout un réseau dinterpolations puisées dans le répertoire de la littérature chevaleresque française (Les Quatre Fils Aymon, Fierabras, Galien le Restoré). Le roman se trouve ainsi « nationalisé » et, également, christianisé dans le contexte dun retour de lesprit de croisade.

Létude parallèle des traductions des romans de Boiardo et de lArioste, fondée sur les mêmes exigences, est tout aussi convaincante. Elle associe la description des formes typographiques des éditions, une réflexion sur les styles de prose française choisis pour traduire les vers italiens et une attention aux transformations du texte. Alors que la traduction du Roland furieux recherche la littéralité, celle du Roland amoureux séloigne souvent du texte traduit par son goût du réalisme,

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des images mythologiques ou du pathétique sentimental. Surtout, la christianisation et la « nationalisation » des représentations de la chevalerie se trouvent mises au service de la supériorité des chevaliers français et de leur roi.

Francesco Montorsi montre ainsi que lhistoire des traductions nest ni celle dune universelle trahison des œuvres originales, ni celle dune progressive exigence de fidélité. À la même époque, pour le même genre, coexistent des traductions qui respectent le texte traduit et dautres qui sen éloignent très librement. Rendre compte de ces différences suppose des analyses minutieuses identifiant tant les préférences esthétiques et idéologiques des traducteurs que les stratégies commerciales ou politiques des éditeurs. Létude des textes et celle des livres ne peuvent être séparées et, comme le prouve ce livre, lapproche philologique, lhistoire du livre et la poétique de la réception peuvent, ou doivent être rassemblées dans une même recherche.

Celle menée à bien par Francesco Montorsi invite à de nombreuses réflexions. Tout dabord, sur la professionnalisation, sinon des traducteurs, qui demeurent durablement dépendants des mécènes, du moins de la traduction des romans de chevalerie, comme lattestent les contrats passés entre éditeurs et traducteurs qui, sécartant des normes communes, prévoient pour ces livres à succès des rémunérations en argent, des avances faites à l« auteur », ou même le début de limpression des ouvrages avant même lachèvement de leur traduction. Létude ici proposée éclaire, également, la tension, ou coexistence, entre deux modalités de lecture des romans de chevalerie : dun côté, la lecture solitaire et silencieuse du genre, nécessaire pour que soit capturé son lecteur comme le fut Alonso Quijano qui en vint à se nommer Don Quichotte de la Manche, et, dun autre, la pratique perpétuée de la lecture à haute voix de ces mêmes textes, telle quelle est attestée par les témoignages – y compris dans l« histoire » imaginée par Cervantès – et par les « indices doralité » rencontrés dans les livres eux-mêmes, adressés « aux lisans et écoutans ».

À partir de létude dune catégorie particulière de livres, Francesco Montorsi éclaire les stratégies éditoriales et commerciales des imprimeurs et libraires-éditeurs du premier xvie siècle, qui ne se contentent pas de répondre à une demande déjà constituée, mais inventent de nouveaux marchés et de nouveaux publics. Le projet est risqué car il dépend de la fidélité des lecteurs aux genres quils ont aimés. Jusquà la décennie 1560, leur engouement pour les romans de chevalerie ne se dément pas,

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assurant le succès des traductions et les profits de leurs éditeurs. Ensuite, dans le dernier tiers du siècle, il nen va plus de même. Le genre, cible dacerbes critiques, est alors délaissé pour des lectures plus dignes, ou plus pieuses, moqué pour ses fables invraisemblables et, finalement, abandonné aux bibliothèques, bleue ou pas, du colportage.

Roger Chartier

Collège de France