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Classiques Garnier

Rabelais (quart d’heure de)

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : L’Année rabelaisienne
    2021, n° 5
    . varia
  • Pages : 17 à 22
  • Revue : L'Année rabelaisienne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406115045
  • ISBN : 978-2-406-11504-5
  • ISSN : 2554-9111
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11504-5.p.0017
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/04/2021
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
17

Rabelais (quart dheure de)

Et dura ce crys plus dun quart dheure.

(QL, xlviii, 650).

In the future, everyone will be

world famous for 15 minutes.

Andy Warhol

Le « quart dheure de Rabelais » na pas la célébrité des fameuses 15 minutes of fame dAndy Warhol – particulièrement si cest à lheure des mass media quon en mesure la popularité. Mais les minutes rabelaisiennes ont précédé les warholiennes dans la terrible histoire des « mauvais quarts dheure » à passer. Il faut croire que la célébrité se mérite, et quon ne la paie jamais assez cher.

Lexpression, dont lorigine reste obscure, a bénéficié dune entrée dans le Livre des métaphores du regretté Marc Fumaroli. Tout acquis à la cause des « exercices de lecture » pantagruélistes1, lAcadémicien y citait, après les lexicographes des siècles classiques, Le Petit Père André de retour de lautre monde (1716) : « Lidée de la mort nous annonce un quart-dheure, qui est pour tout le monde le quart-dheure de Rabelais2. » Pour tout le monde ? Même pour un Immortel ? Parions quil nen est rien : lÎle des Bienheureux, elle, na pas fermé ses frontières : les Macræons, âmes héroïques, y trouveront toujours leur place au soleil.

Pour lheure – ou le quart dheure –, relisons, çà-bas, lune des rééditions augmentées du Dictionnaire de Trévoux :

18

Quart d heure de Rabelais, cest-à-dire, Mauvais momens à passer, semblables à ceux où se trouvoit Rabelais, quand il falloit compter dans les hôtelleries, & quil navoit pas de quoi payer sa dépense. Voyez à la fin des particularités de sa vie, au-devant de ses Œuvres, le plaisant stratagême dont il savisa un jour à Lyon, pour se faire conduire de là à Paris, sans quil lui en coutât rien, nayant plus du tout dargent pour achever son voyage. Après avoir payé certaine somme une fois pour tout, on est exempt de ce désagréable quart dheure de Rabelais, & on a le plaisir de sortir du cabaret sans compter avec lhôte3.

Longue vie au Rabelais de légende ! Dans ce numéro, un article dElizabeth et François Rouget permet déclairer un moment privilégié de la vie posthume du Maître, réputé aussi farceur que ces Till lEspiègle, Pathelin ou Villon quil aimait tant. Soit un portrait de lartiste en insolvable, plus endetté que son safrané Panurge. Et ledit Quart-dHeure de Rabelais de brûler les planches sous le Directoire (voir p. 285-305) !

Le succès de ce Rabelais-ci, fort de son « quart dheure » de gloire, se propagea de Voltaire à Jules Verne, en passant par lénigmatique tableau (aujourdhui au Musée des Beaux-Arts de Nantes) de Jean-Louis Hamon, peintre qui, tout néo-grec quil fût, consentit à sembruegheliser pour loccasion. À la fin du xixe siècle, la locution « quart dheure de Rabelais » était si commune que nul ne songeait vraiment à rendre raison de son patronage littéraire.

Cest un fait : Alcofribas a ce don de passer dans la langue, son élément et sa demeure « naïfve », comme peu décrivains françois ont su le faire. Il y va dune forme de génie – ce « génie de la langue » quinventent les théoriciens classiques4, pourtant attachés à de très riches heures linguistiques dont lidéal ne doit que peu au « joyeux quart de sentences » rabelaisien, trop foisonnant à leur goût. En marge du purisme Grand-Siècle, dans le secret des cabinets personnels ou dans le pli dun missel (qui dissimule un in-16o ouvert à la page de la sœur Fessue ?), on na jamais cessé de lire Rabelais. Reste que son 19« quart dheure » aura mis quelque deux siècles à se faire une place en français.

Deux siècles pour un quart dheure, cest beaucoup et cest peu. Surtout pour une histoire controuvée, une péripétie de légende. Peut-être. Mais qui saurait prouver que le « stratagème » relève de la seule faribole ? Qui sait si lhomme de chair et dos – lequel, en 1547, écrivait au cardinal Du Bellay être financièrement aux abois (« en telle necessité et anxieté ») – navait pas ainsi voyagé gratis ? Devant ce genre danecdotes, les plus scrupuleux exégètes sont condamnés à se ranger sous la bannière du « grand Peut-être », lui-même si (pseudo-)rabelaisien. Ce qui ninterdit pas demprunter, en rêve, lengin de H. G. Wells pour remonter, ne serait-ce quun quart dheure, dans cette hôtellerie, sise entre Lyon et Paris, qui fut le théâtre de larnaque passée en proverbe. Il suffit de saisir ladage au vol. En fait de machine cinétique, la langue est la meilleure machine à explorer le temps.

Quoi quil en soit, lanecdote provient, comme les dictionnaires nous lapprennent, des « Particularitez de la vie et mœurs de M. François Rabelais » qui ouvraient les éditions elzéviriennes au xviie siècle, et qui reparurent dans la grande édition procurée en 1711 par Jacob Le Duchat. Voici la teneur du fameux stratagème :

Ces petites libertez quil [Rabelais] prenoit à Rome le contraignirent à se sauver en France en fort mauvais equipage, sans argent, mal vestu, et à beau pied sans lance.

Ayant gagné la ville de Lion il savisa dun plaisant stratagesme, et qui eust esté fort dangereux à un homme moins cognu : à la porte de la ville par où il entra, il prit de meschans haillons de diverses couleurs, les mit dans une petite valise quil portoit, et ayant abordé une hostellerie il demanda à loger une bonne chambre, disant à lhostesse quencore quelle le veist en mauvais estat et à pied, il estoit homme pour luy payer le meilleur escot qui fut jamais fait chés elle : demande une chambre escartée et quelque petit garçon qui sceust lire et escrire, avec du pain et du vin : cela estant fait en labsence du petit garçon, il fait plusieurs petits sachets de la cendre quil trouva dans la cheminée ; et le petit garçon estant arrivé avec du papier et de lancre, il luy fit faire plusieurs billets, en lun desquels il y avoit, Poison pour faire mourir le Roy ; en lautre, Poison pour faire mourir la Reyne ; au troisiesme, Poison pour faire mourir Monsieur le Duc dOrleans ; et ainsi des autres enfans de France ; appliqua les billets sur chacun des petits sachets, et dit au petit garçon ; Mon enfant, gardez vous bien de parler de cela à vostre mere ny à personne ; Car il y va de vostre vie et de la mienne ; puis remirent tout en sa valise, et demanda à disner quon luy apporta.

20

Pendant son disner lenfant compta tout à sa mere, et elle transie de peur creut estre obligée den advertir le Prevost de la ville, veu la mauvaise mine du pelerin.

Cestoit en ce temps-là que Monsieur le Dauphin avoit été empoisonné, et que toute la France avoit été afligée au dernier point ; Le Prevost est adverty de tout, fait quelques informations, entre dans la Chambre de Rabelais, se saisit de luy, et de sa valise. Sa mauvaise mine, le travail quil avoit souffert par le chemin, et les mauvaises responses quil rendoit, le firent grandement soupçonner ; car il ne leur dit rien, sinon, Prenez bien garde à ce qui est dans ma valise, et me menez au Roy ; Jay des choses estranges à luy dire.

Il est empaqueté, mis sur un bon cheval, et fait partir sur lheure ; on luy fit bonne chere sur le chemin sans quil luy coustast rien, et en peu de jours arrive à Paris, est presenté au Roy qui le cognoissoit fort bien, et luy demanda où il avoit laissé Monsieur le Cardinal du Bellay, et qui lavoit mis en cet estat ; Le Prevost fait son rapport, montre la valise, les paquets et les informations quil avoit faites ; Rabelais raconte son histoire, prend devant le Roy toutes les poudres qui estoient de pures cendres : le tout se termina à rire, et la Cour à sen moquer5.

Nulle mention dun quelconque « quart dheure » dans les éditions du xviie siècle. Il sera temps de regarder sa montre un peu plus tard. Pour linstant, Rabelais lespiègle œuvre dans sa chambre dhôtel. Il ny écrit pas la fiction de Pantagruel, mais joue les faux apothicaires. Lor du temps ? Sachets et cendres siléniques. Presque du safran dHibernie, déjà.

Le Dauphin était mort le 10 août 1536. Sept jours plus tard fut installé le chapitre de Saint-Maur, dont Rabelais était lun des neuf chanoines prébendés, grâce à la protection de Jean Du Bellay. Lorsque a lieu le « stratagème », sommes-nous encore en lan 1536 ? Ou bien déjà en 1537, année durant laquelle nous savons que Rabelais passe par Lyon (en août, a minima) ? Quimporte ! La légende nest pas à un quart dheure près : la célébrité na pas dâge.

21

Mais… toute éternité bue, lActualité se rappelle à nos élans sempiterneux :

– O seigneur (dirent ilz) l on se meurt icy aupres tant que le chariot court par les rues.

– Jesus (dys je) et où ?

À quoy me dirent, que c estoit en Laryngues et Pharyngues, qui sont deux grosses villes telles comme sont Wuhan et Pangolinopolis, riches et bien marchandes.

Las ! Bran ! Viruse démoniacle !

Ce mauvais quart-dheure-là, cest vrai, séternise un peu trop longuement. Les masques ne sont plus comiques, ni les confins du fin ; 2020 semble sêtre écoulée en vain, non en vin.

Qui leût cru ?

Il y a quelques mois, pour ses étrennes, LAnnée rabelaisienne recevait pourtant une Pantagrueline Prognostication pour lan de grâce .MMXX. signée du sieur Jimenes, astrophile et pentébibliopaléographe (voir infra).

Fig. 1 – Sieur Jimenes, Pantagrueline Prognostication pour lan de garce .MMXX. Cullection particolière.

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La dernière page de cette belle plaquette confirmait que les douze mois désormais écoulés sannonçaient alors, en janvier, sous les auspices les plus favorablement bibliophiliques :

Au jardin de France (cest Touraine), dedans sa cave fresche & bien garnye, Remi Jimenes, vray abstracteur de quinte essence, a transmute le plomb en mots aux derniers jours de lan MMXIX. De son pressoir domesticq, il a extraict la substantificque moelle de lalmanach rabelaisien & en a exprime douze cens douze mille millions troys cens trente troys mille milliers & quinze vingt deux douzaines dexemplaires numerotez de 1 a 50.

De ce petit livret, limpresseur faict pur, franc, & liberal don a ses parents & amys affin de leur souhaiter une bonne annee MMXX, sans prejudice du docte enseignement de maistre Alcofribas : VIVEZ JOYEULX.

Telle pronostication reste perpétuelle. Gageons seulement quil est impossible de contempler les astres et de faire marcher les presses tout en fouillant – au même moment –les entrailles dun pangolin (pangolinospicine).

Malgré le marasme, quelques pantagruélistes (bien con-nu.e.s de nos colonnes) en ont profité pour faire revivre lesprit du Maître, et covider leur sac. Voyez, vérolé.e.s, le numéro 25bis de la revue en ligne Camenæ6 (ou le 78e : cest tout un). La livraison est superbe, drôle et panomphée.

Pour le reste, le Docteur en Médicine vous souhaite la Santé, sans laquelle la vie est invivable. Relisez donc les Épidémies dHippocrate (avec le commentaire de Fuchs) et ne lui en tabustez plus lentendement.

Et mouchez-vous du coude.

1 Voir Marc Fumaroli, Exercices de lecture. De Rabelais à Paul Valéry, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 2006, p. 29 sq. et Id., Mireille Huchon et François Moureau, « Rabelais, lHomère français ? », RHLF, 2018, no 4, p. 771-782.

2 Le Petit Père André de retour de l autre monde, s. l. n. d., 1716, p. 12, cité par Marc Fumaroli, Le Livre des métaphores, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », s. v. « Rabelais. Quart dheure de Rabelais ».

3 Supplément au Dictionnaire universel françois et latin, Paris, Compagnie des libraires associés, 1752, col. 1986 (larticle « Quart dheure de Rabelais » est absent de lédition lorraine (Nancy, 1738-1742) du Dictionnaire de Trévoux). Une entrée semblable figurait déjà dans la rééd. du Dictionnaire étymologiquede la langue françoise de Ménage, Paris, chez Briasson, 1750, vol. 2, p. 364.

4 Voir les travaux de Gilles Siouffi, notamment Le « Génie de la langue française » : études sur les structures imaginaires de la description linguistique à lÂge classique, Paris, Champion, 2010 et « Le “génie de la langue” au xviie siècle et au xviiie siècle : modalités dutilisation dune notion », LEsprit créateur, vol. 55, no 2, 2015, p. 62-72.

5 Les Œuvres de M. François Rabelais, [Amsterdam, L. et D. Elzevier], 1666, f. [*9]r-[*10]r.

6 Sur le site du SAPRAT : http://saprat.ephe.sorbonne.fr/