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Classiques Garnier

Pour Michel

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : L’Année rabelaisienne
    2021, n° 5
    . varia
  • Auteur : Brancher (Dominique)
  • Pages : 25 à 30
  • Revue : L'Année rabelaisienne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406115045
  • ISBN : 978-2-406-11504-5
  • ISSN : 2554-9111
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11504-5.p.0025
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/04/2021
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
25

Pour Michel

Comment trouver un mot magique, un mot caméléon, un mot Protée, pour capturer la densité des émotions qui se bousculent en nous tous lorsque nous pensons à Michel, à lui qui savait si bien jouer de la langue et la rendre belle, la faire danser et tournoyer à pas bien cadencés, à lui qui a fait virevolter en nous tant didées, et qui nous a portés, indéfectible, généreux, bienveillant, à lui pour qui nous avons tous une immense affection.

À la manière dune autre Thaumaste, génial personnage de son cher Rabelais, « je vous puisse asseurer quil ma ouvert le vray puys et abisme de Encyclopedie », et ce, merveille, sans que le puits ne se transforme en abîme ! 

De loin, on aurait pu penser que du thyrse baudelairien, il incarnait le bâton, tuteur de vignes et détudiants indociles, animé dune volonté, droite, ferme et inébranlable. Cétait mal le connaître : car il était aussi ligne arabesque, enlaçant la beauté des fleurs et des pampres, amoureux de leurs « prestigieuses pirouettes ».

Les années passant, le bâton est même devenu prétexte, comme laurait dit Rimbaud, tout idéal, et ses lignes droites ont fait la cour aux lignes serpentines, quil aimait retrouver dans la peinture de Jérôme, son ami peintre. Nest-il pas passé dune thèse consacrée à la poésie religieuse aux agapes symposiaques, aux rebellions dÉros, à la figure du bouffon ?

Et la douceur sest mise à empreindre de manière croissante son visage anguleux, animé par un regard amusé et songeur, souvent ironique, mais dune ironie à lame tendre, celle des grands lucides.

Son insatiable quête herméneutique, dédiée à rompre les os et à en faire savourer la moelle, sa disponibilité vigilante à tout ce que le monde offre et surtout dérobe au regard trop pressé, sa passion pour ce quil refoule dans ses tréfonds, sinterdit et se cache, cette cura au fond, ce soin, avec lequel il observait le macrocosme, en-deçà de toute philautie, étaient proprement gargantuesques – comme dailleurs son amour des douceurs. « Langue mangeante et langue parlante1 » ne sont-elles étroi26tement solidaires, du banquet platonicien aux ripailles rabelaisiennes, du triclinium à sa chaire genevoise, comme lenvers et le revers dun organe aussi terrifiant que merveilleux ?

Sa curiosité était irrésistiblement portée vers ce qui en apparence lui était le plus étranger, vers ses plus intimes contraires – organiser un dîner avec un autre fils de pasteur, de surcroît neuchâtelois, comme le fit un jour Max Engammare, ne pouvait ainsi se solder que par un silence glacé et un épouvantable fiasco mondain.

Son incroyable ouverture à laltérité tenait à ce quil savait, avec Montaigne, quelle se nichait au cœur de son être, et quil ny avait « monstre et miracle au monde plus expres que [soy]-mesme2 ».

Ô combien jai pu lexaspérer en piétinant sa ponctualité calviniste, en péchant par rétention de pages, puis en lengloutissant sous de soudaines dysenteries verbales, ou des élucubrations trop touffues, là où il aurait souhaité un art topiaire mieux maîtrisé. Désormais le délai est devenu incommensurable, et je ne peux plus guère exaspérer que ceux qui mont confié ces pages.

Mais avec le temps, ô merveille, nous avons appris à rire de concert de nos compatibles incompatibilités, de notre concordia discors, de nos affinités défectives et de nos atomes crochus, crochetés et détricotés.

Michel avait le goût des métamorphoses littéraires, et sur le plan même de la vie, il na cessé de me surprendre en révélant des facettes insoupçonnées de soi-même, pourfendant, avec Michaux, le préjugé de lunité du Moi, dépassant sans cesse ses bornes, différant davec soi-même.

À linverse des héros des Métamorphoses dOvide, transformés en cerf ou en jonquille, mais figés dans leur identité, il gardait toujours le même corps, ce grand corps dégingandé qui aimait à se balancer, à osciller, pour accueillir, non pas comme une prison mais comme un mobile homme, les infinies modulations de son esprit.

Dans sa chambre dhôpital, aux soins palliatifs, la mort était là, mais nous avons arpenté détonnants univers, des volières où ses mots, ses phrases, fusaient, bruissaient, se croisaient, comme des oiseaux exotiques et chamarrés, affranchis des règles de la logique, des servitudes spatio-temporelles, incluant tous les tiers.

Autrefois, il avait une si grande conscience du temps, et sa montre, discrètement, cachée à lintérieur du poignet, était sa manière, dans la vie, comme le dirait Montaigne, « darrester la promptitude de sa 27fuite, par la promptitude de [sa] sesie3 ». Comme Montaigne encore, il détestait lidée de passer le temps, et voulait le « retaster » et sy tenir. Mais avec sa maladie, ce rapport a changé. Cette montre renversée à son poignet est devenue lune de ces montres molles que Salvador Dalí, qui les comparait à des fromages, peut-être helvétiques, a peintes dans un tableau célèbre, intitulé la « Persistance de la mémoire ».

De fait, les derniers voyages quil a accomplis autour de sa chambre en ont fait une chambre de mémoires, mémoires vivantes et frémissantes, chambre où se rencontraient les mille amis venus à son chevet, sentremêlaient les souvenirs de temps diffractés.

Il ma confié les plus grandes joies de sa vie, ses livres, sa famille, et rien nilluminait plus son visage que de parler de son fils Marc, de peser, affectueusement, les qualités du soufflé de Marianne, dévoquer le projet sur lequel, avec Frédéric, il a jusquau dernier moment travaillé. « On peut toujours commencer, on ne finit jamais », écrit Michel en ouverture de Perpetuum mobile4. Fasciné par la plasticité jouissive de la culture renaissante, il na eu de cesse de la rendre à son mouvement essentiel, en célébrant ses tourniquets contradictoires, ses vertiges polysémiques, ses pieds de nez aux agélastes trop pressés de verrouiller le sens.

Il a reconnu en Rabelais « lun des acteurs – ou des fomentateurs » de la « crise herméneutique de la Renaissance5 », et il a salué cette Crise pleine de grâce impertinemment, jusquaux entrailles, pour sa puissance vitale de questionnement. Car elle nous invite, comme elle invitait les contemporains du Chinonais médecin, frictionnant au mercure de sa plume les esprits vérolés, à ne jamais céder à la torpeur herméneutique, à lui préférer lardeur, la vigueur toute gigantale dune relation critique charnellement aiguisée.

Michel, comme il détestait tous les dissolvants académiques, acharnés à désamorcer loutrance désopilante et tentatrice de ces saints mots quon ne saurait voir ! Il aurait pu dire, avec Christian Prigent, que Rabelais est resté au travers de la gorge de lhistoire littéraire « comme une arête monstrueuse quon a essayé de dissoudre dans dimbéciles acides lagardémichardesques6 ». Tout lintérêt pour lui nest pas de dégeler 28Rabelais, mais de prendre une dégelée, de laisser la douceur doison de sa langue « torcheculative » pulvériser les représentations recroquevillées et figées. Nest-ce pas la leçon métalittéraire du fameux épisode des paroles gelées auquel il a consacré de belles pages7 ?

Souvenons-nous, la découverte de ces étranges concrétions inspire au « je » narrateur, Alcofribas Nasier, une mauvaise idée, un fétichisme mercantile :

Je vouloys quelques mots de gueule mettre en réserve dedans de lhuille, comme lon guarde la neige et la glace [] Mais Pantagruel ne le voulut, disant estre follie faire reserve de ce dont jamais lon na faulte et que tousjours on a en main, comme sont motz de gueule entre tous bons et joyeulx Pantagruelistes (QLlvii p. 670-671).

Pantagruel condamne énergiquement ce désir de capitalisation du langage, qui reflète lapparition du commerce de la glace et de la crème glacée dans lEurope du xvie siècle, et qui menace danéantir la vitalité des signes en les réifiant en valeur quantifiable – comme si Rabelais anticipait ici les écueils de sa propre canonisation et patrimonialisation. Au narrateur thanatopracteur, qui veut conserver la langue, Pantagruel oppose une vision tout autre de lactivité littéraire, givrée et dégivrante, en jetant sur le tillac « plenes mains de parolles gelées ». Elles explosent comme des dragées pour libérer une « barbarie onomatopéique8 » et carnavalesque, comme il convient en ce moment de fonte des glaces, traditionnellement reconnu comme le véritable début de lan :

lesquelles ensemblement fondues ouysmes, hin, hin, hin hin, his, ticque, torche, lorgne, brededin, brededac, frr, frrr, frrr, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, traccc, trac, trr, trr, trr, trrr, trrrrr. On, on, on, on, ououououon : goth, magoth, et ne sçay quelz aultres motz barbares, et disoyt que cestoient vocables du hourt, et hanissement des chevaulx à lheure quon chocque, puys en ouysmes daultres grosses et rendoient son en degelent, les unes comme des tabours, et fifres, les aultres comme de clerons et trompettes (ibid., 670).

Le lecteur fait ici lexpérience dun pur bruitage, où le signifiant devient pâteux, sopacifie et se dénonce comme tel, mêlé à des mots arrachés à toute syntaxe signifiante. Empruntés à une chanson du musicien 29Jannequin (Défaite des Suisses à la journée de Marignan), ces derniers sont désormais réduits à leur musicalité intrinsèque. Dans la cacophonie « sanglante » et « horrificque » de la bataille restituée, les paroles, sauvagement corporalisées, némanent plus de bouches mais de « gorges coupées » qui ont perdu la possibilité darticuler. Lépisode rend compte ainsi dune défaite ou dun « désastre » plus meurtrier encore, celui du sens. Mais étrangement, ce dégel constitue un agréable « passe-temps » pour les navigateurs du Quart livre. La défiguration du langage par le son, la représentation dun vacarme infigurable, déjouent par le rire et le plaisir la glaciation du langage. Cest exactement ce que Michel na cessé, à sa manière, de faire : sopposer à lhibernation des représentations stéréotypées grâce à un style à la limpidité toute classique, où la force se noue à la forme, la saveur se love au cœur du savoir.

Au gymnase, les anciens grecs pratiquaient divers exercices, dont la SCIOMACHIE, le combat avec son ombre. Dans ce combat ombratile, on luttait avec la tête et les talons, ou des gantelets, pour assouplir les jointures de lâme. Cest ainsi que Michel a feinté durant les derniers mois de sa vie avec son ombre trop mortelle, tantôt serein comme un bouddha défroqué, tantôt accablé par la perte de ses moyens cognitifs, et enfin, du moins cela correspond aux derniers moments où je lai vu, comme purifié, le visage devenu si juvénile, lumineux, que malgré la vie qui sécoulait hors, les moments passés ensemble étaient ludiques et festifs. On simaginait des dîners avec Érasme, Rabelais et Montaigne, en se demandant qui serait le meilleur convive (difficile, a-t-il dit), et cest la mort qui finalement est venue sasseoir.

Je me rappelle, on a écouté le poème « Prendre corps » de Ghérasim Luca : « je tombre / je te corps / je te fantôme / je te rétine / dans mon souffle / tu tiris / je técris / tu me penses ».

Son dernier magnifique livre, Michel avait pensé lintituler « Que la joie demeure », et cest cette phrase qui demeure en moi. Dans ce livre, il écrit que lallégresse « nest pas une grâce tombée du ciel, mais une action, un combat, leffort par lequel lhomme sarrache à la prison, où souvent il sest enfermé lui-même, pour prendre le large et se sentir élargi9 ». Toute joie est « mouvement de libération », abattage des murs de langoisse, qui « dérive de angustiæ, étroitesse, lieu resserré10 ». 30Affranchie dune fondamentale mélancolie, sa lumière est dautant plus éclatante quelle aura su conjurer la suie de deuils et de douleurs abyssaux, quil ne sagit pas doublier mais de dépasser, dintégrer dans lélan même de la vie, frondeuse, imprévisible. À la mort de Badebec, rappelle Michel dans le chapitre consacré à Rabelais, Gargantua hésite « sil devait pleurer pour le deuil de sa femme, ou rire pour la joie de son fils11 » (Piii, 225). Tour à tour, il sanglote comme une vache, et rit comme un veau. Mais cest vers le « pôle de la vie » quil choisit de se laisser emporter. Si nous pouvions aspirer, en le lisant, à devenir docteurs, ce serait « docteurs en gaie science » (G, xiii, 41), comme le promet Gargantua à son fils, ce fils qui prête son nom à une véritable panacée existentielle et littéraire, le pantagruélisme, défini, au prologue du Quart livre, comme « gaieté desprit confite en mépris des choses fortuites12 » (QL, prol., 523).

Rions donc comme des velles et des veaux, qui sébattent par monts, par mets et par mots, cultivons la joie, quelle demeure en ces temps de deuil, la joie infinie de lavoir connu et côtoyé, Michel, davoir fendu avec lui les océans littéraires à la recherche de la dive bouteille, qui lui plaisait aussi sur les tables, en compagnie de ses auteurs fétiches et un verre à la main.

Comme lécrivait Nerval, auquel il avait consacré un livre : « Ils reviendront, ces Dieux que tu pleures toujours ! / Le temps va ramener lordre des anciens jours ; / La terre a tressailli dun souffle prophétique13 ». Et concluons avec Rabelais, qui tout comme lui ne construisait vigoureusement le sens que pour jouir de sa sublime précarité et jugeait quon ne saurait jamais conclure : « Ergo gluc. Ha, ha, ha, cest parlé, cela ».

Dominique Brancher

Bâle, juillet 2020

1 Michel Jeanneret, Des mets et des mots. Banquets et propos de table à la Renaissance, Paris, José Corti, 1987, p. 92.

2 Michel de Montaigne, Essais, éd. Pierre Villey, Paris, Puf, « Quadrige », 1992 (1924, 1965), II, 11, 1029B.

3 Essais, III, 13, 116B.

4 Michel Jeanneret, Perpetuum mobile. Métamorphoses des corps et des œuvres, de Vinci à Montaigne, Paris, Macula, 1997 (deuxième édition corrigée, Genève, Droz, 2016), p. 11.

5 Michel Jeanneret, Le Défi des signes. Rabelais et la crise de linterprétation à la Renaissance, Orléans-Caen, Paradigme, 1994, p. 26.

6 Christian Prigent, Ceux qui merdRent, Paris, POL, 1991, « Rabelais contemporain », p. 308.

7 Michel Jeanneret, « Les paroles dégelées (Rabelais QL, 48-65) », dans Le Défi des signes, op. cit., p. 113-129.

8 Marie-Luce Demonet, Les Voix du signe. Nature et origine du langage à la Renaissance(1480-1580), Paris, Honoré Champion, 1992, « Barbarie, onomatopée et paroles gelées », p. 376-384, 382.

9 Michel Jeanneret, Jaime ta joie parce quelle est folle. Écrivains en fête (xvie et xviie siècles), Genève, Droz, 2018, p. 13. La réplique est celle de Suzanne à Figaro, dans Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, acte IV, scène 1 : « Jaime ta joie, parce quelle est folle ; elle annonce que tu es heureux ».

10 Ibid.

11 Cité par Jeanneret, Jaime ta joie…, chap. ii « Folâtreries joyeuses (Rabelais) », p. 33.

12 Cité ibid., p. 45.

13 Gérard de Nerval, « Delfica », vers 9-11, dans Les Filles du Feu, Les Chimères.