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Classiques Garnier

Comptes rendus

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : L’Année rabelaisienne
    2021, n° 5
    . varia
  • Pages : 469 à 481
  • Revue : L'Année rabelaisienne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406115045
  • ISBN : 978-2-406-11504-5
  • ISSN : 2554-9111
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11504-5.p.0469
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/04/2021
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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COMPTES RENDUS

Guillaume Berthon, Bibliographie critique des éditions de Clément Marot (ca 1521-1550), Genève, Droz (« Travaux dHumanisme et Renaissance », no dcii), 2019, 877 p.

Voici une véritable somme bibliographique. Louvrage fera désormais autorité sur les livres de Clément Marot publiés dans la première moitié du xvie siècle, cest-à-dire parus de son vivant et jusquà quatre ans après sa mort – le terminus ad quem de 1550, « année-pivot » symbolique, ayant été choisi notamment parce quon voit alors paraître les derniers inédits du poète.Cette Bibliographie marque un considérable progrès dans la connaissance des éditions marotiques ; louvrage de Guillaume Berthon succède aux travaux de C. A. Mayer (dont le recensement datait de 1954 ; réimpression en 1975 avec errata et addenda), eux-mêmes nourris des premières enquêtes de Jacques-Charles Brunet ou de Pierre Villey. Grâce à G. B., nous pouvons désormais cheminer avec plus de certitudes dans le « dense maquis éditorial » (p. 12) que représente la publication des livres du poète de LAdolescence clémentine. Le bibliographe – qui mérite assurément le titre de premier marotiste (maroteau ?) de notre temps – a vu un nombre considérable dexemplaires dispersés dans les bibliothèques du monde entier (quelles soient publiques ou privées), ce qui lui a permis dajouter plusieurs items aux recensements anciens (non seulement des exemplaires nouveaux, mais encore des éditions ignorées jusque là). De quoi confirmer un constat qui vaut aussi pour lédition rabelaisienne : le « marché marotique » représentait, dans la première moitié du xvie siècle, un « enjeu commercial » non négligeable.

La présentation chronologique des éditions est un modèle de clarté, servi par un protocole efficace – à mi-chemin entre les deux écueils queussent été ceux de la liste sèche et de la suite de fiches à rallonge – ; le lecteur découvre ici, pour chaque édition, à la suite du titre court (short title) et de la reproduction de la page de titre, des informations sur les exemplaires, la collation, les références bibliographiques, le tout 470conclu par des notes diverses. Ce catalogue se lit avec délectation ; le spécialiste et lamateur peuvent profiter dun outil à la fois utile et agréable, qui offre un voyage varié à travers tant de livres aujourdhui souvent très rares, parce que peu de copies en ont survécu. Lattention portée au matériel typographique (caractères, lettrines, bois gravés) est particulièrement remarquable, et permet souvent de lever lanonymat dun imprimeur et/ou dun libraire quon navait pas su reconnaître jusquà maintenant.

Mais cette Bibliographie ne se limite pas à un recensement des éditions ; un long essai de 372 pages ouvre le volume et constitue davantage quune simple introduction au catalogue qui lui succède. Cet essai – qui tente patiemment de saisir les spécificités de lédition marotique, tout au long de ses trente années de succès, à la lumière des singularités de chaque centre dimpression et de chaque officine dimprimerie, et sans omettre aucun des acteurs (« mécaniques » comme « intellectuels ») qui permirent le passage des poèmes sous la presse – replace lœuvre du poète dans le monde du livre imprimé de son temps. Cest toute une génération qui prend vie sous nos yeux, cette « génération Marot » qui eut donc ses ramifications dans les ateliers aussi bien que dans les cénacles lettrés, le « village évangélique » ou les cours de France et de Ferrare. Plus quaux seuls commentateurs de Marot, le livre de G. B. sera dune grande utilité à tous ceux qui enquêtent sur lhistoire et la littérature du premier xvie siècle telle quelles nous ont été transmises par le truchement de lobjet-livre, dont la matérialité et les conditions de production sont ici scrutées avec le plus grand soin. Aussi cette Bibliographie est-elle à lire comme le nécessaire pendant bibliologiquede lessai de G. B. paru en 2014 : LIntention du Poète. Se retrouvent ici toutes les qualités du premier livre, en particulier une méthode historique impeccable, un souci de vérification permanent des hypothèses variées (et parfois farfelues) avec lesquelles on a naguère éclairé de force les zones dombre dans la vie de Marot et, pour tout dire, une volonté inentamée de revenir, à chaque fois que la chose est possible, aux sources premières, sans se satisfaire des témoignages de seconde main. Telle prudence nempêche pas les hypothèses nouvelles, qui fourmillent dans cette Bibliographie, mais que la probité de son auteur lui interdit à chaque fois davancer comme entièrement avérées.Le résultat est une réussite totale, qui se situe harmonieusement à la croisée de la bibliographie et de létude dhistoire littéraire (cest aussi le sens de lépithète « critique » choisie dans le titre) – et ce jusquà lappareillage final des multiples index (éditions, textes 471cités, matériel typographique, provenances, noms dimprimeurs et de libraires, autres noms), qui sont de toute utilité, en particulier pour le lecteur bibliophile qui sintéresse à lhistoire des collections.

Au fil de cette Bibliographie,le monde de Rabelais – qui croisa, dès 1533 au moins, celui de Marot – bénéficie lui aussi déclaircissements précieux. G. B. rappelle notamment (p. 168) ce que nous savons vraiment, cest-à-dire de source sûre, sur l« amitié » qui rapprocha les deux écrivains. De nombreux développements sur les imprimeurs lyonnais communs aux deux amis (Claude Nourry, François Juste, Pierre de Sainte-Lucie, Denis de Harsy, Pierre de Tours) sont décisifs pour les rabelaisants. Comme on le sait, Rabelais fut un temps léditeur de Marot, et G. B. avait donné à LAnnée rabelaisienne (no 2, 2018, p. 127-176) la primeur de certains développements que lon retrouvera résumés et remis en perspective dans louvrage (p. 160 sq.). Rabelais prend place dans une fresque historique où la part belle est faite aux correcteurs – ce que Marot fut assez peu lui-même, du moins auprès des presses (voir p. 366) – et aux « éditeurs » intellectuels qui ont relayé le travail du poète, pour le meilleur et pour le pire (pensons au cas Dolet et au « fiasco » des Œuvres de 1538 : voir p. 219 sq.) : Antoine Du Saix chez Guillaume Boullé (voir aussi RHR, 78, 2014), Raymond Fraguier chez Denis de Harsy (voir aussi BHR, 75/3, 2013), certainement Nicolas Bourbon chez Juste en 1539 (hypothèse particulièrement convaincante aux p. 305-307). Ce personnel, dont G. B. tente toujours de savoir – dans la lignée de son Intention du Poète – sil a partie liée ou non avec des éditions « officielles » ou « autorisées » par Marot lui-même, permet de nombreux développements prosopographiques, tous plus fouillés les uns que les autres. Les pages consacrées à la période bouillonnante qui précéda laffaire des placards sont particulièrement stimulantes : dans lentourage de Tory, Blaubloom, Augereau et Galliot du Pré, on suit la silhouette fuyante du poète de Cahors parmi les soldats de lavant-garde typographique et linguistique de linclyte Lutèce (p. 107 sq.). Les textes marotiques font alors dincessants allers-retours entre Paris et Lyon, de Nourry à Augereau et, inversement, de Roffet à Juste. Il ne fait aucun doute que les réflexions orthotypographiques qui furent bientôt celles dun Rabelais (particulièrement dans lévolution quon leur connaît à partir de 1534) saffinèrent au contact – direct ou indirect – dun tel cénacle à géométrie variable.

Marot sest attiré dès les années 1530 le soutien de « disciples » qui, en profitant du patronage dun maître, ont diffusé son « charisme par 472limprimé » (selon le mot de Lisa Jardine pour Érasme). « Disciple » du « prince des poètes » dans lHecatomphile de 1534 (Victor Brodeau ? voir p. 156) ou « disciples » multiples du même dans la querelle Marot-Sagon, peut-être inspirèrent-ils lanonyme du Disciple de Pantagruel, dont la plus ancienne édition datée (1538) parut chez Harsy, lequel avait justement réimprimé lHecatomphile, en plus des éditions marotiques… Lenquête nest en tout cas pas terminée. On attend avec impatience les résultats des investigations que mènent actuellement G. B. et alii sur les deux mystérieuses collections lyonnaises quimprima Denis de Harsy (avec les marques dOrion et de Dédale). La publication (que nous appelons de nos vœux !) de la récente thèse de Jérémie Bichüe, co-dirigée par le même G. B., apportera peut-être encore de nouvelles lumières sur les nombreuses plaquettes publiées à loccasion de la querelle entre Marot et Sagon.

Un ouvrage de référence, donc, à tous égards. Il faut remercier lauteur pour son patient travail, qui prend ici – lexpression na jamais été aussi appropriée – « belle forme de livre ». Le Prince des Poètes lui-même en eût été ravi.

Romain Menini

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Études rabelaisiennes, LVII, Genève, Droz, 2019, 104 p.

Le volume LVII des Études rabelaisiennes comporte cinq articles de varia. Sinscrivant dans la lignée des analyses de Leo Spitzer sur les « anaphores préfixales » et les « rimes suffixales » chez Rabelais, Anne-Pascale Pouey-Mounou sintéresse à trois « séquences phoniques » de Pantagruel et de Gargantua : celle des mouches – mot qui, au xvie siècle, désigne à la fois un insecte (Pxxvii, 310 ; Gxvi, 46-47, et xliiii, 120), une personne habile et rusée comme le farceur « maistre mousche » (Pxvi, 276) ou encore un espion (Pxv) –, celle des moines (et de leur dérivés moyner, moynerie ou encore moineton, Gxxvii) et celle des culs et cagots au langage hypocrite et barbare (comme les censeurs « articulant » et « diabliculant » du chap. xxxiiii de Pantagruel). Dès ses premières œuvres de fiction, Rabelais manifeste ainsi une conscience aiguë des pouvoirs du langage, quil met au service de la satire.

Romain Menini présente plusieurs arguments qui tendent à prouver que Rabelais, grand amateur de recueils de miscellanées, est léditeur et le correcteur de deux des nombreuses éditions des Nuitsattiques dAulu-Gelle que limprimeur-libraire lyonnais Sébastien Gryphe fait paraître entre 1532 et 1555. Il sagit de lédition de 1532 puis de celle de 1537. La connaissance précise dAulu-Gelle sobserve également dans la geste pantagruéline, tout particulièrement dans lépisode de lécolier limousin et dans le prologue du Cinquiesmelivre (avec le motif métatextuel des « febves en gousse »). La position dAulu-Gelle, que le narrateur de Pantagruel cite comme autorité pour défendre « le langaige usité » (Pvi, 235), est en réalité beaucoup plus ambiguë car il est « lun des écrivains latins les plus reconnus pour son goût du mot rare et de larchaïsme » (p. 28). Larticle fournit en annexe une liste de trente « emprunts de la fiction rabelaisienne à Aulu Gelle », utile mise à jour des travaux de Jean Plattard et de Michael Heath.

Afin de « souligner la spécificité de la démarche de Rabelais », Adrien Mangili, dans la lignée de la lecture en « sens agile » dAndré Tournon (p. 63), oppose la description polyphonique du Physetère rabelaisien (QLxxxiii-xxxiv) aux baleines allégoriques et univoques de Pierre Viret dans les Dialogues du désordre (1545). Se fondant sur les livres de Job, Esaïe et Ézéchiel, le réformateur, qui entend dénoncer les dérives morales de ses contemporains, assimile en effet les baleines « espovantables » au Léviathan-Pharaon. Les deux écrivains, qui puisent lun et 474lautre dans lHistoire naturelle de Pline et dans la Bible, ont donc « des postures épistémologiques et didactiques complètement contraires, bien quils partagent un même socle de références et un même goût pour la polémique ».

Développant une hypothèse de Claude La Charité, Damon Di Mauro propose, à côté du chanvre, du lin ou encore du bois de gaïac, une nouvelle source botanique pour le Pantagruélion du Tierslivre (1546) : lanneda du Briefrecit de Jacques Cartier (1545), remède miracle que Domagaya, le fils du chef Donnacona, enseigne au navigateur malouin pour soigner ses hommes atteints par une mystérieuse maladie – due à une avitaminose scorbutique –, alors quils hivernent à Stadaconé en décembre 1535.

Enfin, Claude La Charité se penche sur lexemplaire des Opuscula de Pietro Bembo (Lyon, Sébastien Gryphe, 1532) conservé à la bibliothèque universitaire de médecine de Montpellier et qui porte lex-libris utilisé par Rabelais dans les années 1530-1532. Larticle retrace lhistoire de lexemplaire, annoté par trois possesseurs distincts : Rabelais, puis un conseiller au Parlement de Paris qui a vécu au xvie siècle et enfin Pierre-Jean Grosley qui fait don du volume à la Faculté de Montpellier en 1776. Claude La Charité étudie ensuite les « sept annotations que lon peut assurément attribuer à Rabelais » (p. 83) : deux relèvent de la catégorie des notabilia (la première concerne lhumaniste florentin Ange Politien et la querelle du cicéronianisme, et la seconde Pietro Bembo et le recours à la langue vernaculaire), trois visent à restituer des mots grecs translittérés et enfin deux sont des corrections datelier. Létude minutieuse de lexemplaire montpelliérain, qui navait jamais été menée jusquà présent, permet ainsi de mieux cerner les préoccupations littéraires de Rabelais en 1532 et dajouter de nouveaux éléments au dossier, de mieux en mieux connu, dun Rabelais helléniste et homme datelier.

Nicolas Le Cadet

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« Ces belles billevesées ». Études sur le Gargantua, dir. Stéphan Geonget, ÉR, LVIII (2019), 142 p.

Le plus récent volume paru dans la collection « Études rabelaisiennes » chez Droz réunit les actes de la journée dagrégation organisée au Centre détudes supérieures de la Renaissance à Tours le 7 octobre 2017, auxquels sajoutent des contributions venues dailleurs. Ces études ont été réunies par Stéphan Geonget qui signe la présentation (« “Cest pourquoy faut ouvrir le livre” », p. 7-8), en insistant, non sans humour, sur le fait que les perspectives interprétatives nouvelles ouvertes par les sept articles de cet ouvrage collectif sont indissociables de « belles billevesées », lun nallant pas sans lautre.

Marie-Luce Demonet, dans « Dessiner Thélème » (p. 9-39), interprète à nouveaux frais la figure hexagonale de labbaye rabelaisienne, en la rapprochant des réflexions sur le nombre sénaire, nombre mystique qui est celui de la Bête – bête à deux dos dans le cas de Gargantua ! – puisquil évoquerait le nombre du mariage et la parfaite égalité des sexes chez les Thélémites, figurée par « la figure hexagone obtenue en croisant deux triangles équilatéraux, deux deltas, deux “Deus”, unis dans le mariage » (p. 17). Par ailleurs, elle propose de rapprocher lhexagone du sceau de Salomon, qui tiendrait ainsi lieu demblème de lexcellence thélémite. Elle sintéresse ensuite aux noms des tours de labbaye qui pourraient receler un acrostiche, composant en hébreu le nom de CHAM, le fils maudit de Noé, ou encore SHEM, le « nom » tout court, ou même Shemesh, le soleil. Si la figure hexagonale et le nom des tours peuvent être interprétés à plus haut sens, Thélème sinspire du reste de véritables abbayes que Rabelais connaissait, celle de Marmoutier dont Thélème rejetterait la muraille denceinte et celle de Fontevraud dont Thélème reprendrait lorientation des cuisines. Lordonnancement de la bibliothèque thélémite est aussi régi par le nombre six, puisque cette bibliothèque est disposée sur six étages et quelle comprend des ouvrages en six langues (grec, latin, hébreu, français, toscan et espagnol). Thélème, à cet égard, ne serait pas entièrement lantithèse des abbayes de lépoque, dans la mesure où plusieurs dentre elles étaient richement pourvues en livres. La Renaissance voit apparaître des reliures marquées par les armes de leur possesseur, tel Jean Groslier, trésorier de France, qui adopte létoile à six branches comme chiffre sur ces livres. Au xviie siècle, lérudit Pierre-Daniel Huet possèdera un exemplaire du Tiers livre de 1546 portant sur 476le plat supérieur de la reliure Groslier un sceau de Salomon, que lon peut considérer comme une Thélème en miniature.

Dans « Rabelais et la “terreur Panice”. Disséquer la peur dans Gargantua » (p. 41-58), Raphaël Cappellen rappelle que Rabelais, dans son deuxième opus, fournit la première attestation en français de lexpression « terreur panique », en sinspirant aussi bien de ladage érasmien Panicus casus (III, vii, 3) que de la miscellanée XXVIII dAnge Politien1. En bon anthropologue des passions, Rabelais accorde en fait une importance particulière à linfinie variété des formes de peur, en particulier les peurs communes quinspirent la peste et la guerre quil sagit de mettre en spectacle pour mieux les mettre à distance par le rire. La fiction rabelaisienne donne à voir les manifestations ridicules de la peur, relâchement des sphincters, fuite éperdue, sidération. Elle en propose aussi une approche rationnelle, par lexemple des chevaux qui peuvent être dressés à dominer leur peur des cadavres et à contenir ainsi la violence que leur inspire la peur. La peur est également utilisée dans Gargantua comme un stratagème et une ruse pour mener une guerre psychologique, dans le droit fil des conseils prodigués par Végèce et Frontin en matière dart militaire. Enfin, le deuxième opus rabelaisien propose une réflexion complexe sur le rapport de la peur à la sagesse, oscillant dune part entre la valorisation éthique de la peur comme fille de prudence chez Echephron et Gargantua et dautre part le plaisir de la narration comique dun frère Jean, étranger à toute forme de peur.

Dans « Thélème, une fiction temporelle » (p. 59-71), Charlotte Stoëri sinterroge sur le statut de la fiction de lépisode final de Gargantua, en soulignant à quel point il est étranger à la chronologie romanesque, tout en faisant disparaître momentanément les personnages, frère Jean et Gargantua, auxquels il est lié. Il sagirait dune fiction utopique plutôt que diégétique. Pendant cinq chapitres, le temps est suspendu et le seul personnage subsistant, si tant est quil sagisse bien dun personnage, est le « je » dAlcofribas qui décrit labbaye. Au cours du chap. l, lemploi du futur fait place au passé et au passif, comme si le récit gargantuesque seffaçait au profit du temps utopique. Il existe une tension entre le titre du chapitre l, qui suggère lédification de Thélème, et son contenu qui détaille le projet dune abbaye au rebours de toutes les autres. Cet écart proviendrait de ce que labbaye est en réalité construite dans et par le 477texte. Limprécision des lieux tout comme la temporalité incertaine relèveraient de la fiction utopique. Co-élaborée par frère Jean et Gargantua, labbaye de Thélème nest pas le fait du Prince et échappe « à lordre temporel narratif habituel ordre-exécution » (p. 64). Alors que labbaye est désignée avec larticle indéfini « une » au chap. l comme un simple projet, elle est désignée avec larticle défini au chapitre suivant comme un lieu déjà existant. Lomniprésence du futur dans la suite de lépisode est à mettre au compte du fait que Thélème « dépasse lanticipation en outrepassant le temps du récit, sextrait du temps chronologique, va au-delà, pour atteindre le temps de lutopie qui est par définition un hors-temps » (p. 67). Le retour au temps diégétique se fait au chap. lv alors quil sagit dinterpréter lénigme en prophétie devenue vestige, le futur de la description devenant le passé lointain de lutopie accomplie. Mais ce retour au temps diégétique pose problème, dans la mesure où il est difficile à situer dans une suite événementielle. Réapparaissant dans la suite de la chronique pantagruéline, Thélème devient une référence commune au monde de la fiction et à celui de ses lecteurs. Thélème aurait ainsi un statut fictionnel à part, diégétique dans sa fondation, utopique dans sa construction et « réelle » après son édification.

Dans « “Près larceau Gualeau, au dessous de lOlive, tirant à Narsay”. Le Gargantua, un texte difficile » (p. 73-85), Stéphan Geonget insiste avec raison sur lomniprésence des références obscures du deuxième opus rabelaisien quil assimile à des private jokes qui permettent détablir un rapport de connivence avec quelques rares lecteurs compétents, tout en excluant tous les autres, et cela, du vivant même de Rabelais. Ce phénomène dinclusion-exclusion, que lon peut rapprocher des imprécations lancées contre les mauvais lecteurs dans le prologue de Pantagruel ou du caractère très élitiste des Thélémites, se manifeste tout particulièrement dans le décodage des noms propres. Ainsi, dans Gargantua, au chap. xiv, qui est ce Jehan Denyau qui a une belle charrette à bœufs ? Ou le bon compagnon Claude Haulx Barrois du chap. xxxix ? Ou encore ce Frogier et ce Marquet, grand bâtonnier de la confrérie des fouaciers au chap. xxxv ? Létude multiplie ainsi les exemples convaincants de ces noms propres qui ne devaient pas dire grand-chose aux lecteurs contemporains du médecin humaniste et disent encore moins quelque chose aux lecteurs daujourdhui. Le même logique sapplique aux toponymes, quil sagisse de Cahusac, Cinais ou la Devinière, comme si Rabelais cherchait à « nous égarer avec méthode » et à « nous perdre en chemin avec rigueur » (p. 77). Cette façon de maltraiter le lecteur et de se 478jouer de lui fait penser aux genres de lénigme et du coq-à-lâne. Comme dans les Fanfreluches antidotées, lincompréhension ne découle pas de lincompétence du lecteur, mais dune stratégie délibérée de lauteur. Si chaque référence prise isolément est susceptible dêtre comprise par un proche ou un ami, en revanche, aucun lecteur ne pouvait tout comprendre, à part Rabelais lui-même. La prolifération de ces noms propres difficiles à décoder ne produirait pas tant un effet de réel, comme le voulait Roland Barthes, quune manière de souligner la textualité du texte et partant son « irréalité ». Toute une part de lonomastique rabelaisienne est redevable à la tradition allégorique, ce qui explique le nom transparent de certains personnages tel le pèlerin Lasdaller ou lécornifleur Francrepas. Dautres personnages ont, en revanche, un nom qui semble à première vue procéder de la même logique allégorique, à ceci près que, pour qui ne maîtrise le code de leurs noms, souvent le grec ancien, ils deviennent des allégories opaques, comme Picrochole, Ponocrates, Philotomie, Gymnaste, Eudemon, Tolmere, Echephron, Acamas ou le duc Phrontiste. Ainsi, la prétendue transparence des noms de personnage serait en réalité un effet de transparence. Dautres stratégies vont dans le même sens, en contribuant à rendre le texte moins lisible, que ce soit en raison de limpossibilité dattribuer les répliques des bien ivres, de la surabondance de détails dans la description de la livrée ou encore de la trompeuse précision de la localisation de labbaye de Thélème. Toutes ces caractéristique font de Gargantua un texte difficile au sens où loulipien Ross Chambers entendait lexpression, puisquelles mettent en évidence la matérialité du signe et rompent lillusion référentielle. Le texte troué des Fanfreluches antidotées participe du même parti pris de difficulté, qui est la signature de celui que Pontus de Tyard, en son temps, appelait Rabbi Lez, le « maistre mocqueur ».

Dans « Les portraits en expansion du Gargantua » (p. 87-98), Anne-Pascale Pouey-Mounou insiste sur limportance des portraits dans le deuxième opus de Rabelais, alors que Pantagruel ne proposait que celui de Panurge et que le Tiers livre en sera dépourvu. En brossant le portrait de Socrate dans le prologue, lauteur réécrit ladage Sileni Alcibiadis dÉrasme, en recherchant des effets de mise à distance et de saillance par le recours aux caractérisations incidentes en liste plutôt quà des attributs, selon une logique dinventaire et dincarnation qui donne au maître de Platon la persona dun bon buveur. Dans le portrait de Gargantua enfant, cest en revanche les attributs qui prédominent, dont la distribution, jointe aux expansions détachées, donne un nouveau relief au récit denfance. 479Létude se conclut par les portraits dEudémon et de frère Jean à des moments-clés de la diégèse, soit la sortie des études scolastiques ou du cloître. Les constructions détachées qui rendent compte du triomphe rhétorique dEudémon donnent à voir plus quà entendre sa maestria en matière dactio. De la même façon, la figure de frère Jean est représentée « dans sa force dintervention par les constructions détachées » (p. 97). Ces expansions prédicatives contribuent à définir le vrai moine et par là la notion même de moine. Gargantua, dans ses portraits de Socrate, du personnage éponyme, dEudémon ou de frère Jean, se caractériserait ainsi par « la montée en puissance des expansions du nom et notamment de la prédication seconde » (p. 98).

Dans « Croire ou ne pas croire ? Réflexion sur les choix laissés au lecteur dans la fiction rabelaisienne » (p. 99-122), Myriam Marrache-Gouraud sintéresse aux multiples interventions du narrateur-auteur dans la fiction pour insister sur la possibilité qua le lecteur de croire ou non la parole auctoriale et partant dadhérer ou non à lillusion romanesque. Par rapport à Pantagruel, il sagirait dun tournant et de la spécificité du deuxième opus rabelaisien qui encouragerait la posture de lecteur critique. Les multiples occurrences de « croire », souvent à limpératif, apparaissent comme des vestiges de loralité et sont tantôt des équivalents de « assurément », tantôt des invitations à croire malgré des signes contradictoires, tantôt encore le contraire de « cuidier » (croire à tort, à partir dune croyance mal fondée). Le narrateur intervient dans des moments décisifs comme à propos de la possibilité de naître par loreille pour rompre limmersion fictionnelle et démonter les rouages du mirage fictionnel. Lorsque le narrateur formule son invitation à croire ou ne pas croire sous forme dhypothèse (« si ne le croyez »), il attire lattention sur un passage problématique pour amener le lecteur à trancher sil doit ou non être cru. Ce faisant, Rabelais altère profondément la relation auctoriale avec le lecteur, puisquil ne sagit plus de plaider sa bonne foi, ni même détablir un simple rapport de connivence, mais de poser la possibilité dun débat contradictoire. Cette responsabilité consentie au lecteur va de pair avec un certain risque, celui que le « fondement vous escappe » qui peut être compris de manière abstraite ou littérale comme le risque de ne pas comprendre le sens profond ou dêtre pris dune incontinence incontrôlable, mais aussi comme une menace potentielle à lendroit de lintégrité du lecteur qui refuserait de croire. Au reste, le narrateur ne chercherait pas tant à remettre en cause la véracité de telle ou telle naissance prodigieuse, aussi invraisemblable soit-elle, ou 480même à mettre en évidence le caractère fictionnel de son récit, mais à montrer la dimension fictionnelle de tout écrit. Par rapport à Pantagruel qui jouait sur le vrai et le faux, le mensonge et la sincérité de lauteur comme arguments pour croire à la fiction dans une perspective lucianesque, dans Gargantua, il sagit désormais de « la capacité du lecteur à affronter la responsabilité de sa croyance, et surtout à ne pas abdiquer sa réflexion devant le dit, ou lécrit, quel quil soit » (p. 111-112).

Dans « Encore le prologue de Gargantua (de Jarry à Galien, et vice versa) » (p. 113-137), Romain Menini propose de revenir sur le passage de lœuvre de Rabelais de loin le plus commenté. Il rappelle dabord que ladage des silènes dAlcibiade était un texte archiconnu, tout comme le topos même des silènes évoqué par Budé et Politien, en plus dÉrasme. Or, Rabelais aurait prévu cette riche réception critique de son prologue conçu comme « un piège, une nasse herméneutique – à la fois trompe-lœil, attrape-nigauds, miroir aux alouettes, labyrinthe énigmatique et casse-tête littéraire » (p. 115). Par un détour ingénieux, il propose dabord de relire le prologue à la lumière du « Linteau » quAlfred Jarry place en tête de son recueil Minutes de sable mémorial (1894). Le pouvoir de suggestion conféré à lauteur serait tel quil anticipe toujours tous les sens que les exégètes pourront voir dans son œuvre, et cela, alors même quil ny a pas pensé, comme le dit Alcofribas. Après Fernand Hallyn, Menini rappelle les rapprochements féconds que lon peut faire entre le livre III de lEcclesiastes dÉrasme et le prologue de Gargantua, parus la même année, par rapport aux sens que lEsprit Saint ou « celui qui a écrit » a voulus ou non dans les Écritures et que les exégètes y voient. Pour autant, il ne faudrait pas forcer linterprétation évangélique de Rabelais et supposer que le prologue appelle, comme Érasme ou Augustin à propos des Écritures, à une interprétation allégorique inspirée par la charité. Au contraire, en bon cymbaliste, Rabelais singénierait à brouiller les pistes, en détournant la figure de lonocrotale ou pélican qui donne son cœur à manger à ses enfants, symbole de la charité, pour en faire un âne (onos) qui fait du bruit (crotalos). Menini rapproche enfin le prologue de Gargantua des annotations manuscrites que Rabelais a portées sur son exemplaire de lAldine de Galien, aujourdhui conservé à Sheffield. Ainsi en regard du traité De lutilité des parties du corps humain où le médecin de Pergame rappelle que Socrate se considérait comme plus beau que Critobule, au nom dune conception de la beauté fondée sur ladaptation fonctionnelle, Rabelais a inscrit Pulchritudo quo consistat (« En quoi consiste la beauté ») et Socratis mos, seria jocismiscere (« Lhabitude de Socrate était 481de mêler sérieux et ludique »). Par rapport au Socrate dÉrasme qui est pourvu dun nez camus, celui de Rabelais a un nez pointu, signe de malice et de flair. En retouchant ainsi limage de Socrate, Rabelais aurait voulu dépasser lopposition superficielle entre lintérieur et lextérieur, pour remettre en avant le Socrate ironiste et philosophe insaisissable qui rit sous cape de ses interlocuteurs. La figure du silénique Socrate serait ainsi doublement paradoxale, sa laideur étant un exemple de beauté pour Galien, sa méfiance envers le livre, lui philosophe qui na rien écrit, une invitation à la lecture. À une lecture qui doute et jette les autres dans le doute, en particulier à propos de lappel à lallégorèse formulé de manière littérale. Or, si le lecteur décide de pratiquer une telle lecture allégorique, cest quil interprète le texte, tout au moins celui du prologue, dans son sens littéral et contrevient ainsi à lappel à lallégorèse… Los à moelle du prologue ne pose pas moins de problèmes que le silénique Socrate. Chez Galien, en effet, dans Facultés naturelles, 15 ou dans le De usu partium, XI, 18, il ny a pas dopposition entre los et la moelle, la moelle étant laliment de los et los, de la moelle qui a réussi sa transformation. Ainsi, la métaphore de los médullaire serait à comprendre comme une invitation à prendre la lettre du texte rabelaisien comme son « plus haut sens » parvenu à son degré ultime dachèvement.

Verdict : contrairement à ce quannonçait le préfacier, ce volume des « Études rabelaisiennes » recèle davantage de nouvelles perspectives interprétatives que de billevesées. Il est à mettre en toutes les mains, depuis les lecteurs novices de Gargantua jusquaux rabelaisants patentés, en passant par les agrégatifs, les pantagruélistes amateurs et les thélémites en devenir.

Claude La Charité

1 En 1536, dans la réédition des Opera de Politien que Rabelais donne chez Gryphe, il ajoute une nouvelle entrée dindex Panici terrores, renvoyant à cette miscellanée. Voir, à ce propos, Claude La Charité, « Rabelais et la “terreur Panice” selon Politien », LAnnée rabelaisienne, no 4, 2020, p. 399-400.