Rabelais en scène
- Type de publication : Article de revue
- Revue : L’Année rabelaisienne
2019, n° 3. varia - Auteur : Le Cadet (Nicolas)
- Pages : 539 à 543
- Revue : L'Année rabelaisienne
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406090304
- ISBN : 978-2-406-09030-4
- ISSN : 2554-9111
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09030-4.p.0539
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/03/2019
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
RABELAIS EN SCÈNE
Rabelais de Jean-Louis Barrault, mise en scène d’Hervé Van der Meulen, coproduction Le Studio d’Asnières et le Théâtre Montansier de Versailles, avec la participation artistique du Studio – ESCA, 2018.
Hervé Van der Meulen, comédien et metteur en scène, directeur du Studio-Théâtre d’Asnières-sur-Seine, a eu la judicieuse idée de redonner vie au Rabelais de Jean-Louis Barrault, cinquante ans après sa création à l’Élysée-Montmartre. C’était en décembre 1968 : Jean-Louis Barrault, qui venait de se voir retirer la direction du théâtre de l’Odéon à la suite des événements de mai, avait trouvé refuge dans cette salle de catch. Le succès fut éclatant : le public répondit très favorablement à ce « jeu dramatique » en deux parties, écrit dans une langue en partie modernisée – certaines particularités syntaxiques et lexicales ont été conservées –, interprété par trente comédiens et conçu pour « servir la théâtralité de ce grand auteur qui composa ses situations et ses dialogues pour ainsi dire à l’“état brut”1 ». Le projet était pourtant des plus ambitieux : « pour rester fidèle à Rabelais et en donner un portrait qui ait des chances de lui ressembler », Jean-Louis Barrault avait en effet décidé de s’inspirer « de ses cinq livres, de ses lettres, de ses pronostications : de son Œuvre entier2 ». La première partie (quatorze scènes) reprenait les grandes lignes de Gargantua (l’étrange naissance du géant, son enfance, son éducation, la guerre picrocholine, Thélème) puis de Pantagruel (la naissance du géant, son enfance, son éducation, la rencontre de Panurge exposant « une maniere bien nouvelle de bastir les murailles de Paris » et expliquant « pourquoy les lieues sont tant petites en France »). La deuxième partie (douze scènes) retraçait l’enquête matrimoniale de Panurge (« me doibz je marier ? » ; « Seray je coqu ? »), à partir de passages extraits respectivement de Pantagruel (souvenirs de l’épisode de la « haulte dame de Paris » et du portrait de Panurge en mauvais garçon), 540du Tiers livre (l’éloge des dettes, les consultations de Pantagruel, de frère Jean et du fou Triboulet), du Quart livre (le marchandage des moutons, la tempête en mer, Quaresmeprenant et Physis-Antiphysis, le calme plat et les paroles gelées) et enfin du Cinquiesme livre (l’île sonnante, les frères Fredons, les chats fourrés, le Lanternois et le temple de la dive Bouteille). Le tout était farci de retours sur la vie de Rabelais et sur les mutations politiques, religieuses et sociales de son époque par l’intermédiaire d’un « orateur » incarné par Jean-Louis Barrault lui-même – et distinct du « meneur de jeu » commentant surtout la fiction. De cette succession de scènes ressortait l’image d’un Rabelais fondamentalement joyeux qui, dans un monde en plein bouleversement et en proie aux conflits religieux, « s’enrôl[ait] dans le camp de la tolérance3 » et affirmait son « amour éperdu de la vie4 ». Le spectacle s’ouvrait en effet avec la naissance bachique et pleine d’espoir de Gargantua, avant de s’assombrir avec celle de Pantagruel une année de terrible sécheresse. Le périple de Panurge apparaissait ensuite comme « le temps des épreuves5 » avec le spectre des guerres de religion et la présence inquiétante des figures de Calvin et de « Putherbe », mais s’achevait sur le mot de la Bouteille et la victoire de la vie sur les forces d’oppression.
Certains aspects du texte de Jean-Louis Barrault peuvent paraître quelque peu incongrus aujourd’hui, comme le fait d’associer Gargantua à « Marignan », c’est-à-dire à la victoire et à la joie, et Pantagruel à « Pavie », c’est-à-dire à la défaite et à la misère6, alors que c’est en réalité Gargantua (c. 1534) qui est publié après Pantagruel (c. 1532), à un moment où les tensions religieuses sont plus fortes (les Placards contre la messe sont affichés dans la nuit du 17 au 18 octobre 1534). De même, le choix de terminer le spectacle avec le Cinquiesme livre et donc de donner une dimension téléologique à l’ensemble n’est pas sans poser problème quand on sait qu’il s’agit en réalité d’une supercherie éditoriale consistant à faire passer pour un ultime livre authentique ce qui n’est qu’un assemblage de deux groupes de brouillons indépendants, pensés à l’origine pour le 541Tiers livre et pour le Quart livre7. Mais ce sont sans doute scrupules de rabelaisant : Hervé Van der Meulen a surtout vu dans le Rabelais de Jean-Louis Barrault l’occasion de « créer un vrai spectacle de troupe », pour reprendre les mots de sa note d’intention. Tout en donnant un aperçu de la langue pleine de verve de Rabelais, le « jeu dramatique » de 1968 introduisait en effet une joyeuse foule de personnages et accordait une part importante à la danse, à la musique, à l’esthétique du cirque8 et à la pantomime9. Hervé Van der Meulen reprend ce principe d’un théâtre total avec une troupe de vingt comédiens (six femmes et quatorze hommes) rattachés à l’École Supérieure de Comédiens par l’Alternance (ESCA) du Studio d’Asnières – ils en sont issus ou y sont encore en formation. S’ils n’évoluent plus au milieu des spectateurs, sur un ring en forme de croix comme à l’Élysée-Montmartre, mais sur une scène frontale et accessoirement sur les balcons latéraux, ils chantent, dansent, jouent de la musique (guitare, percussions, trompette, flûte, piano), courent et passent avec brio d’un rôle à l’autre, durant près de trois heures (entracte compris). De manière significative, les rôles de l’orateur de la troupe et du meneur de jeu ne sont plus attribués de manière exclusive à deux comédiens distincts mais sont partagés entre tous. Et, si certaines figures individuelles émergent (Grandgousier, Gargamelle, Gargantua, Pantagruel, frère Jean, Panurge, Picrochole…), les comédiens évoluent très souvent en groupe : il y a trois conseillers de Picrochole, cinq gouvernantes de Gargantua, cinq fouaciers, cinq bergers, cinq moines de Seuilly, cinq moutons de Dindenault, cinq frères Fredon, huit chats fourrés, neuf oiseaux sur l’île sonnante, dix marins sur la Thalamège et dix lanternes.
542La mise en scène est riche et variée. La naissance de Gargantua, située juste après le prologue, donne d’emblée le ton : côté jardin, Gargamelle, assise tout en haut d’un escabeau dissimulé par son ample robe blanche, est entourée de cinq femmes recouvertes d’une robe et d’une coiffe blanches ; côté cour, Grandgousier et les « bienyvres », vêtus de noir et les yeux entourés d’un maquillage noir qui leur donne un caractère clownesque, s’abreuvent de vin autour d’une table remplie de victuailles. Le personnage de Silène, coiffé d’une couronne de fleurs rouges, trinque avec eux. C’est alors que Gargamelle entre en douleurs et que le bébé Gargantua surgit de dessous sa robe, sous la forme d’un jeune homme recouvert d’un linge blanc de nouveau-né et hurlant « À boire ! À boire ! » dans l’allégresse générale. Parmi les moments marquants de la première partie, on peut également mentionner la réplique adressée à Grandgousier par un berger qui débite, avec un fort accent du terroir, l’interminable énumération des animaux dérobés par les pilleurs de l’armée ennemie10 ; la défense du clos de l’abbaye de Seuilly par frère Jean transformé pour l’occasion en chevalier Jedi doté du pouvoir de la Force ; la scène où les trois conseillers de Picrochole lui détaillent ses conquêtes à venir sur une carte posée à terre, avant qu’il ne joue avec un globe terrestre à l’instar du dictateur Hynkel dans le film de Chaplin ; la bataille du gué de Vède durant laquelle les soldats de Picrochole, depuis le balcon latéral, projettent sur Gargantua quantité de balles de ping-pong en guise de boulets de canon ; ou encore la découverte de la bibliothèque Saint-Victor, symbolisée par des piles de livres que les comédiens amènent sur scène à un rythme effréné, en déclamant leurs titres, cependant que Pantagruel lit la lettre que son père, sur le balcon latéral, est en train de lui écrire.
Dans la seconde partie, les épisodes en haute mer et les escales insulaires se succèdent de manière quelque peu décousue, avec pour seul fil directeur la figure de Panurge dont l’aspect mélancolique et tourmenté est fortement accentué au détriment du comique11. Une série de magni543fiques tableaux émerge néanmoins. Pour la scène du marchandage des moutons, les marchands, côté jardin, font face aux Pantagruélistes, côté cour, les deux bateaux étant symbolisés par un simple mât. Dindenault et Panurge discutent vers le milieu de la scène, cependant que cinq comédiens revêtus d’un costume en peau de mouton traversent lentement le plateau à quatre pattes, en bêlant de manière drôlissime. Panurge, après l’avoir acquis au prix fort, jette au niveau du parterre son mouton, qui est aussitôt suivi par ses compagnons. Pour la tempête en mer, le mât avec ses voiles rouges et les cordages, suspendus au plafond, sont tenus par les Pantagruélistes qui, dans un formidable chaos sonore, se démènent pour éviter le naufrage, à l’exception de Panurge qui reste inactif et se contente de gémir au sol. Pour l’île sonnante, Aeditue et les différents oiseaux portent des chapeaux en forme de têtes d’oiseaux au long bec (à l’exception du Papegaut coiffé d’une tiare bleu, verte et jaune) et ils sont vêtus de costumes de différentes couleurs en fonction de leur état (Clergaux, Evesgaux, Cardingaux, Papegaut), ce qui confère un caractère carnavalesque à cette scène hautement satirique.
Ainsi, en dépit de la lecture parfois discutable que Jean-Louis Barrault propose de la geste rabelaisienne et du manque de continuité dans les différentes scènes de la deuxième partie, ce spectacle enchante le spectateur par toute une panoplie de trouvailles scéniques et par la vitalité des jeunes comédiens qui donnent corps et voix à une foule de personnages.
Nicolas Le Cadet
1 Jean-Louis Barrault, Rabelais. « Jeu dramatique » en deux parties tiré des cinq livres de François Rabelais, Paris, Gallimard, 1968, préface, p. 11.
2 Ibid., p. 11-12.
3 Ibid., p. 13.
4 Ibid., p. 15.
5 Ibid., p. 14.
6 Ibid., p. 88 : « Autant Gargantua s’est joué sous le signe de Marignan, c’est-à-dire sous le signe de la victoire, de l’exubérance de la jeunesse, de la sève de l’Enfance, de la Joie à l’état pur, du trop-plein de vie, autant Pantagruel doit se jouer sous le signe de Pavie, c’est-à-dire, de la défaite, de l’élan rompu, de l’altération (dans le sens le plus large du mot). Épreuve, misère, souffrance. Cela devrait faire un contraste poignant. Quelque chose a été brisé. De fait, s’il n’y avait pas eu Pavie, l’Europe humaniste se serait peut-être faite et il n’y aurait peut-être pas eu de guerres de Religion. »
7 Mireille Huchon, Rabelais grammairien. De l’histoire du texte aux problèmes d’authenticité, ÉR, XVI (1981), p. 412-489.
8 Les conseillers de Picrochole sont qualifiés de « clowns, style Alfred Jarry » (partie I, scène vii, « pourparlers »), Dindenault de « clown blanc » (partie II, scène iv) et la scène des Frères Fredons est dite « clownesque – style pur de la farce » (partie II, scène ix).
9 Le texte de Jean-Louis Barrault signale les pantomimes de Gargantua enfant (partie I, scène iii), du « jeune seigneur » de plus en plus abruti à mesure qu’il subit l’éducation de Thubal Holopherne (partie I, scène v) et, inversement, d’Eudemon qui bénéficie d’une éducation humaniste (partie I, scène vi), de toute une série de personnages qui incarnent les bannis et les élus de Thélème (partie I, scène viii), du fou Triboulet (partie II, scène i), des moutons et des moutonniers emportés en mer à la grande joie de Panurge (partie II, scène iv) et de Panurge dans le temple de la Dive Bouteille (partie II, scène xii). La scène vii de la première partie, consacrée aux guerres picrocholines, est même qualifiée de « mimodrame, divertissement de cirque » et Picrochole est assimilé aux « guerriers “shogun” du Kabuki » (« d. Conseil de guerre chez Picrochole »). Jean-Louis Barrault était passionné par le mime depuis sa rencontre avec Étienne Decroux. On songe en particulier à sa fameuse pantomime du dressage d’un cheval sauvage ou à son interprétation du mime Baptiste Deburau dans les Enfants du paradis (1945) de Marcel Carné.
10 Jean-Louis Barrault, Rabelais, op. cit., p. 63 : « Ils emmènent bœufs, vaches, taureaux, veaux, génisses, brebis, moutons, chèvres et boucs, poules, chapons, poulets, oisons, jars, oies, porcs, truies et gorets » (cf. G, xxvi, 76). La mise en scène est franchement comique : Grandgousier essaie en vain de faire comprendre au berger qu’il a compris le message et que l’énumération peut être abrégée. Ce passage est d’autant plus remarquable que l’adaptation de Jean-Louis Barrault accorde malheureusement très peu de place aux géniales énumérations et listes rabelaisiennes.
11 On comprend que, dans un contexte post-affaire Weinstein, la scène de harcèlement sexuel de la « haulte dame » de Paris par Panurge ne soit pas traitée à la légère et que Pantagruel et ses compagnons rappellent le personnage à l’ordre avant qu’il ne dépasse les bornes. Mais le caractère comique du personnage n’est pas davantage mis en avant par la suite.