Compte rendu de Traité de bon usage de vin
- Type de publication : Article de revue
- Revue : L’Année rabelaisienne
2017, n° 1. varia - Auteur : Niminen (Mario)
- Pages : 407 à 411
- Revue : L'Année rabelaisienne
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406062981
- ISBN : 978-2-406-06298-1
- ISSN : 2554-9111
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06298-1.p.0407
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 20/01/2017
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
comptes rendus
François Rabelais, Traité de bon usage de vin, traduit du tchèque par Marianne Canavaggio, Paris, Éditions Allia, 2009, 48 p.
Six ans après sa parution, ce remarquable petit traité rabelaisien ne bénéficie toujours pas de l’audience qu’il mérite dans la communauté scientifique. Il faut croire que ceux que Leo Spitzer nommait en son temps, dans un article au vitriol, les « Rabelaisants » n’ont pas changé ; ils sont toujours aussi frileux à reconnaître l’importance des découvertes décisives qui ne sont pas les leurs. Or – on espère que cette recension réparera une fois pour toute cette évidente injustice – le Traité de bon usage de vin fait partie de ces révélations capables de changer notre regard sur une grande figure de l’histoire littéraire. En se fondant sur l’édition tchèque de référence qu’avait procurée naguère Patrik Ouřednik (Prague, Volvox Globator, 1995), Marianne Canavaggio – la traductrice si fidèle des Imposteurs de Bohumil Hrabal (Albin Michel, 1996) – a enfin mis à la portée des lecteurs francophones un petit monument négligé de la Rabelaisie. Pour comprendre l’histoire d’un tel joyau à l’éclat jusqu’à maintenant obscurci, une introduction brève et efficace d’Olga Spilar revient sur les conditions de sa difficile transmission. En 1622, voyait le jour, grâce aux soins de Martin Kraus de Krausenthal (Martinus Carchesius, ca 1540-1613), discret notable du royaume de Bohême, une version tchèque de cet étonnant Traité de bon usage de vin (ou Traité plaisant de bon usage de vin, selon la leçon adoptée).
Si l’introduction prend le temps de mentionner les trois manuscrits aujourd’hui identifiés de cette traduction, on peut regretter que les lecteurs français n’aient pu bénéficier ni d’une description détaillée de ces supports ni d’un relevé de variantes soulignant les différences entre le témoin de Prague (Bibliothèque du Národní Muzeum, cote 29 G 23), qui sert de base à l’édition, et les autres exemplaires. On comprend cependant que les exigences d’une publication destinée au grand public aient pu faire obstacle aux prérogatives fastidieuses d’un tel chantier philologique. 408Quoi qu’il en soit, les quelques notes liminaires d’Olga Spilar – dont on connaît par ailleurs les travaux de grande valeur sur la didactique du tchèque – ont le mérite césarien de la brièveté ; elles esquissent à merveille le contexte historico-littéraire qui a vu naître le travail de Carchesius, dont la biographie est par ailleurs fort méconnue1. Précieuse version que cette traduction tchèque, donc – et d’autant plus précieuse que l’original en françois est jusqu’à maintenant perdu.
Parce que le manuscrit de Prague mentionne la ville de Lyon et Rabelais comme « médecin et éminent savant » (mais non encore docteur en médecine comme il le sera à partir de 1537), tout porte à croire que le texte-source traduit par Carchesius date de la première moitié des années 1530 ; à vrai dire, les ressemblances nombreuses du Traité avec les deux premiers opus de la fiction pantagruéline sont là pour confirmer une telle intuition. Le Traité de bon usage de vin serait-il contemporain de la Cresme philosophalle, dont certains partisans de l’authenticité veulent croire qu’elle aurait pu être écrite vers 1533 ? Difficile à dire, tant que le manuscrit rabelaisien – ou l’une de ses copies allographes qui durent circuler – n’aura pas été retrouvé.
Ne stigmatisons pas outre mesure des références bibliographiques parfois un peu datées dans l’introduction d’Olga Spilar ; là n’est pas l’essentiel2. On sait gré à celle qui a présenté ce petit chef-d’œuvre de 409n’être pas tombé dans les arguties de certains pointilleux spécialistes trop prompts à prendre pour authentiquement rabelaisiennes des productions n’ayant pas la teneur de celle du maître3. Nous avons bien, avec ce Traité,un nouveau document dont la fiabilité ne fait aucun doute, tels que ceux que Claude La Charité a exhumés récemment4. Ne nous étendons pas sur le contenu du texte, dont l’authenticité joyeuse frappera le premier lecteur venu, même peu averti en matière d’œnologie. En résumé, Alcofribas devance le Goethe de La Fête de saint Roch à Bingen,qui nous donnait à entendre le credo salvateur d’un évêque : « L’abus n’exclut pas l’usage, car il est écrit : Le vin réjouit le cœur de l’homme. 410[Ps 104.15] D’où il résulte que nous pouvons très bien et que nous devons user du vin pour notre plaisir et celui des autres5. » Matière de bréviaire : il s’agit donc des mérites incomparables du vin, qu’ils soient psychologiques ou physiologiques. Dans son Traité,Alcofribas chante avec entrain, le temps de quelque primesautière litanie, les innombrables perfections de la purée septembrale. Le style est tannique, rond en bouche. Outre cette diaphane évidence, les sources du texte elles-mêmes trahissent l’information impeccable du Rabelais savant. Ne choisissons que quelques exemples parmi d’autres. La référence à l’autorité aristotélicienne sur la question de l’homme abstème n’a rien de fictif, comme le laisserait penser l’éditeur lui-même (p. 25, n. 1) : il s’agit d’un renvoi à la troisième section des Problèmes pseudo-aristotéliciens, certes formulée de manière facétieuse (« Entéléchies, iii »)pour faire écho à une querelle de lettrés qui bruit encore dans le Cinquiesme livre.Plus loin, la mention de l’ami juriste Tiraqueau (p. 35), sans autre forme de procès ni de politesse, suffirait seule à convaincre les sceptiques. L’autorité alléguée du « compère Avicenne » (p. 46) confirme l’intérêt que le Chinonais portait aux médecins arabes, dont Gargantua recommande la lecture à son fils ; sur ce point, quoi qu’en ait dit une critique suspicieuse, Rabelais se distingue du grand Manardo qu’il édite en 1532, et ce, bien qu’il en vienne d’habitude à citer les Arabes avec une remarquable parcimonie dans sa fiction. Que dire des nombreux clins d’œil au Nouveau Testament qui sont bien ceux d’un moine dont le froc fut toute sa vie frotté d’évangélisme ? Regrettons en passant l’inexactitude d’une référence à « Mt 24.26 » qui semble d’autant plus erronée qu’elle est agrémentée d’une coquille : « Agios kathanatos [sic] ho Theos » (p. 47, et n. 1 ad loc.) ; Rabelais l’helléniste n’avait point osé la crase fautive de son traducteur lorsqu’il citait – fût-ce de manière tronquée – le trisagion (P, xiiii, 265 et G, xxxv, 98). Malgré ces vétilles, on reconnaît là l’esprit du maître. Et l’on mesure d’autant mieux ce qui sépare ici Rabelais de l’agélaste Vincent Textor, ministre réformé et auteur quelques années plus tard d’un Traicté de la nature du vin et de l’abus tant d’icelui que des autres breuvages par le vice d’yvrongnerie (Lyon, G. Cartier, 1604), qui partagera pourtant avec le Chinonais un certain goût pour le « vin de singe » (ou jus de Bouye) hérité d’un opuscule (aujourd’hui perdu ?) du corpus hippocraticum. Comment ne pas penser en 411outre au Diogène du prologue du Tiers livre en découvrant cette saynète gauloise où Pythagore est décrit, au mépris des lieux et des époques, vivant divinement avitaillé dans un tonneau de Phallerne (sic p. 22) ? Seuls certains de nos médisants contemporains voudront cerner, en filigrane des ultima verba du Traité, une proximité – toute putative – avec quelque chanson populaire : on voit mal comment Rabelais aurait pu plagier par anticipation le regretté Georges Moustaki.
Plus généralement, la traduction du tchèque de Carchesius en français moderne est d’une savoureuse expressivité et parvient à nous faire ressentir la vivacité qui devait être, assurément, celle de l’idiome original, léger et polyphonique. Elle ne prête jamais le flanc à une critique qui pourrait n’y voir qu’à tort un pastiche attendu, sans génie ni véritable invention. Les illustrations tirées des Songes drolatiques – dont on n’a jamais fait jusqu’à maintenant un usage excessif dans l’iconographie rabelaisienne – achèvent de faire de ce tout petit livre une appréciable parution qui mêle l’utile à l’agréable. Il reste à souhaiter qu’après le succès d’une telle édition pionnière, d’autres chercheurs se penchent à nouveau sur la langue tchèque de Carchesius, afin de s’essayer à retrouver la lettre même de l’original français, ainsi qu’il en a été fait, avec des résultats probants, pour plusieurs ouvrages perdus de Galien ressuscités à partir de leur version arabe. Mais il faudrait pour ce faire s’assurer de la fidélité de Carchesius à son texte-source.
Mario Niminen
1 Une fâcheuse coquille cependant : c’est dans le numéro XXXII (1858) de la Revue du Musée du Royaume de Bohême (Časopis Musea Kralovstvi Českèho) – bien connu de Charles Nodier – et non dans le XXXI (1857), qu’était parue, sous la plume de Václav Lebenský, la première version, tronquée, de la traduction de Carchesius. Cette erreur s’explique peut-être par une regrettable confusion avec l’article précieux de V. Cousina et K. B. Štorcha sur Marie de Hautefort (XXXI, no 1, p. 66-95), qui reste une référence pour les spécialistes du règne de Louis XIII.
2 Voir cependant, sur le thème du vin et de l’ivresse chez Rabelais, Abel Lefranc, « Le vin chez Rabelais », RSS, XI (1924), p. 59-78 ;Jean Larmat, « La vigne et le vin chez Rabelais », Revue des Sciences Humaines, XXXI, nos 122-123, avril-septembre 1966, p. 179-192 ;Nicolas Vallet, « Rabelais, le livre et le vin », Revue des langues romanes, LXXVIII (1969), fasc. 2, p. 197-211 ;Marie Holban,« Autour de Jean Thenaud et de Frère Jean des Entonneurs », ÉR, XI (1971), p. 49-65 ; Florence Weinberg, The Wine and the Will. Rabelais’s Bacchic Christianity, Detroit (Michigan), Wayne State University Press, 1972 ; André Winandy, « Rabelais’ Barrel », Yale French Studies, 50 (1974), p. 8-25 ;Michael A. Screech, « The Winged Bacchus (Pausanias, Rabelais and later emblematists) », Journal of the Warburg and Courtauld Insitutes, 43 (1980), p. 258-262, repris dans Some Renaissance Studies, Michael J. Heath (éd.), Genève, Droz, 1992, p. 271-277 ; Maria Fulvi Cittadini, L’« ivresse » di Rabelais, Urbino, Argalia Editore, 1983 ;Roland Antonioli, « L’Éloge du vin dans l’œuvre de Rabelais », L’Imaginaire du vin, Marseille, Jeanne Laffitte, 1983, p. 131-140 ; André Gendre, « Le vin dans Gargantua », Rabelais en son demi-millénaire, ÉR, XXI (1985), p. 175-183 ; Thomas M. Greene, « The Hair of the Dog That Bit You : Rabelais’ Thirst », The Vulnerable Text : Essays on Renaissance Literature, New York, Columbia University Press, 1986, p. 79-98 (trad. franç. par Max Vernet : « Le poil de ce chien qui le mordit : la soif de Rabelais », dans Le Texte vulnérable. Essais sur la littérature de la Renaissance, Paris, H. Champion, 2002, p. 105-123) ; Michel Jeanneret, Des Mets et des mots, Paris, J. Corti, 1987 ; Bruno Pinchard, « Une Renaissance bachique ? Sagesse et folie en 1550 », Rabelais pour le xxie siècle, ÉR, XXXIII (1988), Michel Simonin (dir.), p. 65-78 ;Diane Desrosiers, Rabelais et l’humanisme civil, ÉR, XXVII (1992), p. 53 sq. ;Pierre Hallerne, « Rabelais soûlographe », Mémoires de Médecine de l’Académie de Touraine, Chinon, 1993, p. 30-37 ; Guy Demerson, « Éthylisme et création littéraire », Nervure, 8 (mars 1995), p. 37-42 ; François Rigolot, « “Service divin, service du vin” : l’équivoque dionysiaque », Rabelais-Dionysos. Vin, Carnaval, Ivresse, Michel Bideaux (dir.), Marseille, Jeanne Laffitte, 1997, p. 15-28 ; Mireille Huchon, « Libertés bachiques chez Rabelais », ibid., p. 123-132 ; Frank Lestringant, « Rabelais, le vin et le voyage, du Quart livre au Brésil de Thevet et Léry », ibid., p. 51-61 ;Guy Demerson, « Trinch ou les hiéroglyphes de la boisson », Le Cinquiesme livre, ÉR, XL (2001), Franco Giacone (dir.), 2001, p. 127-146 ; Florence Weinberg, « Wine », The Rabelais Encyclopedia, Elizabeth Chesney Zegura (dir.), Westport (Connecticut) – Londres, Greenwood Press,2004, p. 262-263 ; Matthieu Lecoutre, « L’ivresse et l’ivrognerie dans le regard de l’autre : représentations des individus ivres en France du xvie au xviiie siècle », Sciences Humaines Combinées, no 2, texte en ligne le 8 novembre 2007 ;Isabelle Hersant, « L’imaginaire du vin chez Rabelais. Étude du prologue du Tiers livre », Esculape et Dionysos. Mélanges en l’honneur de Jean Céard, Jean Dupèbe, Franco Giacone, Emmanuel Naya et Anne-Pascale Pouey-Mounou (dir.), Genève, Droz, 2008, p. 707-716 ; Guy Demerson, « Dr Rabelais. Observation linguistique et littéraire », La Langue de Rabelais – La langue de Montaigne, ÉR, XLVIII (2009), F. Giacone (dir.), p. 41-60 ; Laurent Zimmermann, La Littérature et l’ivresse. Rabelais, Baudelaire, Apollinaire, Paris, Hermann, 2009.
3 Voir, parmi d’autres, Jacques Brice, « Le Ve livre de Rabelais », Revue biblio-iconographique, 1901, p. 115-125 ; Dr. Buchner, « Ein bisher unbekannter Druck des 5. Buch von Rabelais aus dem Jahre 1549 », Archiv für das Studium der neueren Sprachen, CVII, 1901, p. 18-32 ; Heinrich Schneegans, « Der Münchener “Rabelais” aus dem Jahre 1549 », Zeitschrift für Französische Sprache und Literatur, XXIV, 1902, p. 262-274 ;Alfred Glauser, Le Faux Rabelais : ou De l’inauthenticité du Cinquième livre, Paris, Nizet, 1975 ;ou encore : La Bataille fantastique des roys Rodilardus et Croacus, traduction du latin d’Elisius Calentius, attribuée à Rabelais. Avec une notice bibliographique par M. P. L. [Paul Lacroix, dit le Bibliophile Jacob], Genève, J. Gay et fils, 1867 ; et, plus récemment, Romain Menini et Olivier Pédeflous, « Dans l’atelier de François Juste : Rabelais passeur de la Batrachomyomachie (1534) », Passeurs de textes II. Gens du livre et gens de lettres à la Renaissance, Christine Bénévent, Isabelle Diu et Chiara Lastraioli (dir.), Turnhout, Brepols, 2014, p. 97-117.
4 Voir « L’art de péter honnêtement en société », Contre-jour, no 16, 2008, p. 111-124 ; et Rabelais éditeur du Pronostic. « La voix véritable » d’Hippocrate, Paris, Classiques Garnier, à paraître.
5 Voir Goethe, La Fête de saint Roch à Bingen, trad. de l’allemand par Jacques Porchat, postface de Claude Roëls, Paris, Éditions Allia, 1996. Le passage est cité par Sylvain Tesson, Géographie de l’instant, s. l., Éditions des Équateurs, 2012, p. 77.