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Classiques Garnier

Compte rendu de Rabelais

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : L’Année rabelaisienne
    2017, n° 1
    . varia
  • Auteur : Le Cadet (Nicolas)
  • Pages : 428 à 432
  • Revue : L'Année rabelaisienne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406062981
  • ISBN : 978-2-406-06298-1
  • ISSN : 2554-9111
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06298-1.p.0428
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 20/01/2017
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
428

Mireille Huchon, Rabelais, Paris, Gallimard, coll. « NRF Biographies », 2011, 432 p.

La biographie de Rabelais par Mireille Huchon, récompensée par le prix de la biographie de lAcadémie française 2012, est parue dans la collection NRF Biographies qui, depuis 1988, se consacre aux grands écrivains français et étrangers, mais aussi aux artistes et aux figures de lépoque moderne et contemporaine. Divisé en quatorze chapitres qui suivent lordre chronologique, louvrage met à jour le travail déjà ancien de Jean Plattard, La Vie de François Rabelais (1928), tout en tirant profit des biographies intellectuelles proposées par Lucien Febvre (1942), Michael Screech (1979), Guy Demerson (1991) et Madeleine Lazard (1993), ainsi que des découvertes les plus récentes, comme celle par Franco Giacone en 2005 de trois nouvelles suppliques de Rabelais au pape Paul III, conservées aux Archives Vaticanes. Dès l« Avant-propos », limage de Rabelais en « nouveau Protée » formulée en 1555 par Ludovico Arrivabene, ainsi que le fait que lon ne connaisse pas même son visage – tous les portraits qui ont été réalisés de lui sont posthumes – soulignent la difficulté de lentreprise. Le genre biographique se heurte en effet ici à un obstacle de taille : des pans entiers de la vie de Rabelais restent obscurs. Où et quand est-il né1 ? Où et quand est-il mort2 ? Comment sest déroulée son enfance chinonaise qui semble lavoir tant marqué3 ? Quand commencent et quand se terminent ses années de moinage dans le Poitou, dabord comme franciscain à Fontenay-le-Comte, puis à partir de 1524 comme bénédictin à Maillezais, sous la protection de lévêque Geoffroy dEstissac ? Quand et où obtient-il le grade de maître ès arts et doù tient-il sa connaissance du droit ? En quoi consiste exactement 429sa pratique médicale à lHôtel-Dieu de Lyon à partir de 1532 ? Quelles sont les raisons de son départ précipité de Lyon le 13 février 1535 et que fait-il jusquen août 1535 ? Comment sorganise sa vie à Montpellier où il enseigne la médecine en 1537 ? Quand naît son fils Théodule ? Quand rencontre-t-il la veuve parisienne qui lui donne deux autres enfants, François et Junie, qui demandent à être légitimés par le pape en 1540 ? Quel est le nombre et la durée de ses séjours à Turin en compagnie de Guillaume Du Bellay, nommé gouverneur du Piémont en 1538 ? Où est-il entre 1543 et 1546, après la mort de son protecteur ? En quoi consiste sa vie lors de son exil à Metz entre 1546 et au plus tard le début 1548 ? Quel rôle exact joue-t-il auprès du cardinal Du Bellay lors de ses trois séjours à Rome ?

À défaut déclairer toutes ces zones dombre et de fixer des dates précises pour chacune des périodes de la vie de Rabelais – aucune indication chronologique ne figure dans le titre des chapitres –, Mireille Huchon entreprend de faire la part de la réalité et de la légende4 et de mettre en avant un certain nombre de certitudes. Elle sappuie pour cela sur quelques témoignages, sur les vestiges de la correspondance de Rabelais (avec Budé5, Érasme, Geoffroy dEstissac, Antoine Hullot, le cardinal Du Bellay, Guillaume Pellicier), sur létude des livres quil a possédés (et éventuellement annotés) ou quil a édités, sur les archives du Vatican ou les minutes des notaires, mais aussi sur le contexte politique, religieux, intellectuel et linguistique de la première moitié du xvie siècle. Enfin, Mireille Huchon tire parti des nombreuses informations contenues dans lœuvre elle-même. Sa biographie constitue dailleurs une excellente introduction aux œuvres complètes de Rabelais, en mesure denrichir les notices de lédition de la Pléiade. On trouve ainsi des développements sur Pantagruel (p. 144-164 ; puis p. 178-179 pour lédition de 1533 ; et p. 183-192 pour lédition de 1534, caractérisée par ses nombreuses corrections orthographiques et syntaxiques), la PantagruelinePrognostication et les almanachs (p. 164-173), Gargantua (p. 200-220), le Tiers livre (p. 297-311), le Quart livre de 1548 (p. 319-323), le Quart livre de 1552 (p. 341-356) et le Cinquiesme livre posthume (p. 359-368), mais également la Sciomachie (p. 323-327), la correspondance de Rabelais avec 430Budé (p. 78-83), Geoffroy dEstissac (p. 90-97) et Érasme (p. 123-125), les dédicaces de Rabelais qui figurent dans les ouvrages savants en latin de 1532 (p. 119-121). Mireille Huchon mentionne même les Stratagemata, ouvrage aujourdhui perdu, consacré à la politique de Guillaume Du Bellay, que Rabelais aurait publié chez Gryphe en 1539 (p. 276-277). Et sa biographie se révèle également une mine dinformations pour tout ce qui concerne la littérature para-rabelaisienne, quil sagisse des Grandes Chronicques (p. 136-144), des Songesdrolatiques (p. 368-370) ou encore du Cinquiesme livre apocryphe de 1549 (p. 327-330).

En réunissant toutes ces données, Mireille Huchon parvient à faire revivre les cercles intellectuels que Rabelais a côtoyés tout au long de sa vie. Il sagit dabord du cercle des juristes de Fontenay-le-Comte autour dAndré Tiraqueau (Amaury Bouchard, Briand Vallée…), puis du cénacle de Fontaine-le-Comte autour de labbé Ardillon (Jean Bouchet, Pierre de Lille, Nicolas Petit, Jean Quintin, Jean Trojan…) que Rabelais fréquente lors de ses années de moinage dans le Poitou. Mireille Huchon donne à ces intellectuels poitevins le nom de « Lychnobiens », mot qui dans le Cinquiesme livre renvoie aux habitants dun petit village en Lanternois (CL 32) et qui dans un adage dÉrasme désigne ceux qui vivent à la lueur des lampes (« Lychnobii », IV, IV, 51). Il sagit ensuite des milieux universitaires que Rabelais a découverts, peut-être à Paris (de 1526 à 1530 ?), et à Montpellier où il obtient son baccalauréat fin 1530, puis les grades de bachelier en médecine en 1533, de licencié en médecine et de docteur en médecine en 1537. Le lecteur découvre aussi les « portraits de groupe » du sodalitium lugdunense composé, outre Rabelais, de Dolet, Nicolas Bourbon, Jean Visagier, Gilbert Ducher, Hubert de Suzanne, Jean Boyssoné (p. 248-253). Mais cest sans doute le monde de lédition lyonnaise qui est décrit avec le plus de précision : nommé médecin à lHôtel-Dieu de Lyon en 1532, Rabelais entame en effet en parallèle une carrière de correcteur et déditeur de textes. La devise de Rabelais éditeur, ΑΓΑΘΗΤΥΧΗ, « À la bonne fortune » (p. 122), est présente dans certaines éditions savantes en latin parues chez Sébastien Gryphe, comme celles du Testament de Cuspidius, des Hippocratis ac Galeni libri aliquot en 1532 (p. 117-118), du tome I des Opera de Politien en 1533 (p. 122) ou encore celle du Pronostic dHippocrate en 1537 (p. 118, p. 243-244). Mais, chez Gryphe, dont latelier constitue un véritable foyer intellectuel, Rabelais édite également Manardo en 1532 (p. 118-121), Marliano en 1534 (p. 194-198), Macrobe en 1538 (p. 253-255), un recueil de traités culinaires et diététiques en 1541 (p. 279-281) et 431peut-être aussi les Antiquitatum variarum autores en 1552 (p. 357-358). La devise figure également en majuscule, en haut de lencadrement de la page de titre dune série de textes poétiques en vernaculaire (œuvres de Marot, de Coquillart, Fleurs de Poesie francoyse) publiés en 1534-1535, chez François Juste, rue Notre-Dame-de-Confort, à quelques pas de la rue Mercière où officie Gryphe, et non loin de lHôtel-Dieu (p. 176-180). Et cest dailleurs François Juste, dont la carrière commence avec limpression dune adaptation en prose de la Nef des folz en 1530 – ouvrage hautement important dans la genèse de lœuvre rabelaisienne (p. 103-106 ; p. 347) –, que Rabelais choisit comme imprimeur attitré de ses œuvres françaises.

« Homme damitié », Rabelais est également un « homme de réseaux » (p. 11), au service de la politique des frères Du Bellay et sans doute aussi de celle de Marguerite de Navarre. Guillaume et Jean Du Bellay, lhomme de guerre et lhomme de Dieu, oncles du célèbre poète, représentent le parti modéré qui prône une politique de conciliation avec les protestants, aux antipodes de la ligne dure défendue par le cardinal de Tournon (p. 63-76). Jean Du Bellay, évêque de Paris puis cardinal, fait de Rabelais son médecin personnel et lemmène à Rome à trois reprises : de février à avril 1534, daoût 1535 à mai 1536 et enfin de lété 1547 à septembre 1549 (mais, pour ce dernier séjour, les dates restent incertaines : Rabelais a pu ne rejoindre le cardinal quen juin 1548). En 1550, Rabelais accompagne certainement le cardinal à son retour de Rome dans son splendide château de Saint-Maur-des-Fossés. Entre le deuxième et le troisième séjour à Rome, vers la fin 1539, Rabelais entre au service du frère aîné de Jean : Guillaume Du Bellay, gouverneur du Piémont, pays conquis par la France et placé en position stratégique en vue de la conquête du Milanais. En tant que médecin mais aussi en tant que bibliothécaire, Rabelais fait plusieurs séjours à Turin. La mort de Guillaume Du Bellay en 1543 constitue un événement traumatique pour Rabelais qui y a assisté personnellement et qui lévoque à deux reprises dans sa fiction gigantale.

À la lecture de cette biographie, pour laquelle la « Chronologie » de lédition de la Pléiade (p. liii-lxxxi) peut servir dutile annexe, on ne peut quadmirer le caractère romanesque de la vie de Rabelais qui nous fait pénétrer successivement dans les villages du Chinonais, dans les abbayes franciscaines et bénédictines du Poitou, dans les rues du quartier Latin à Paris, au sein de la Faculté de médecine de Montpellier, à Lyon dans les ateliers dimprimerie de la rue Mercière et au milieu des 432vérolés de lHôtel-Dieu, à Rome au milieu des « antiquailles », à Turin aux côtés des érudits et des créateurs qui accompagnent Guillaume de Bellay, à Aigues-Mortes pour assister à lentrevue entre François Ier et Charles Quint, à Metz en exil, à Saint-Maur-des-Fossés dans le château de Jean Du Bellay. Nous croisons Budé, Érasme, Bouchet, Tiraqueau, Marot, Scève, Dolet, le sorbonnicole Béda, Philibert de LOrme, les artistes italiens, les réformateurs allemands, mais aussi Marguerite de Navarre, François Ier, Henri II, Henri VIII, Charles Quint, Soliman le magnifique, les papes Clément VII et Paul III et bien dautres encore, comme en témoigne le précieux index nominum (p. 421-426). La vie de Rabelais, conclut Mireille Huchon, est « la rencontre dun siècle hors normes et dun homme dexception, témoin privilégié des affaires et des aspirations de son époque » (p. 373). Les scénaristes ont ici tous les ingrédients dun magnifique « biopic » : à quand un Rabelais au cinéma ?

Nicolas Le Cadet

En 2011-2012, le programme de l Agrégation de Lettres avait mis le Quart livre à lhonneur : outre les livres des collections Atlande « Clefs concours – Lettres xvie siècle6 » et CNED-PUF7, trois volumes dactes de colloques et de journées détudes ont vu le jour dont nous rendons compte ici.

1 Aucun argument na permis jusquà présent détablir la date de naissance de Rabelais : la fourchette dincertitude est de vingt ans… Les dates avancées sont sujettes à caution, notamment celles de 1483 et de 1494 quon a célébrées au xxe siècle. Cette dernière a par exemple été forgée de toutes pièces par Abel Lefranc, dans un article de la RÉR de 1908, à partir de lépisode de la naissance de Gargantua – on reste incrédule devant la naïveté de sa démonstration, que Mireille Huchon résume avec humour p. 33. Les seuls éléments tangibles restent donc la dénomination dadolescens que se donne Rabelais dans une lettre à Budé datée du 4 mars 1521, ainsi que la formule vir supra ætatem (au-delà de ce que lon attendrait de son âge) utilisée par Tiraqueau à propos de Rabelais dans son De legibus connubialibus de 1524. Le lieu de naissance est tout aussi mystérieux : Rabelais est-il vraiment né à La Devinière, maison de champs à Seuilly, près de Chinon ?

2 On dispose seulement dune pièce notariale en date du 14 mars 1553 qui instaure Jamet Rabelais comme légataire universel de son défunt frère, ce qui suggère une mort dans le premier trimestre de lannée 1553 (à Meudon ou à Paris).

3 Lépithète de Chinonensis accompagne le nom de Rabelæsus dans linscription de Rabelais au baccalauréat en 1530. Et le Chinonais sert de cadre à laction de Gargantua.

4 Voir à ce sujet les développements sur les « Épitaphes comiques », écrites très rapidement après la mort de Rabelais, p. 25-31, ou encore sur le facétieux acte dachat de la moitié dune auberge par les franciscains de Fontenay-le-Comte en 1519 (p. 77).

5 Le premier document connu concernant Rabelais est précisément une lettre admirative quil écrit en 1521 à Guillaume Budé, dans un latin émaillé de grec. Rabelais est alors franciscain au couvent du Puy-Saint-Martin, à Fontenay-le-Comte.

6 Nicolas Le Cadet et Olivier Halévy, Rabelais, LeQuart livre, Neuilly-sur-Seine, Atlande, collection « Clefs concours – Lettres xvie siècle », 2011.

7 Rabelais aux confins des mondes possibles, ouvrage coordonné par Myriam Marrache-Gouraud, avec la collaboration de Claude La Charité et Violaine Giacomotto-Charra, Paris, CNED – PUF, 2011.