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Classiques Garnier

Compte rendu de Patrick Ouřednik : entre fausse traduction et restitution fidèle (à propos du Traité de bon usage de vin)

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : L’Année rabelaisienne
    2017, n° 1
    . varia
  • Auteur : Bastien (Francis)
  • Pages : 412 à 421
  • Revue : L'Année rabelaisienne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406062981
  • ISBN : 978-2-406-06298-1
  • ISSN : 2554-9111
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06298-1.p.0412
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 20/01/2017
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Patrik Ouřednik : entre fausse traduction et restitution fidèle (à propos du Traité de bon usage de vin).

Tel le silène, dont lapparence de bouffon est comparée à celle, aussi trompeuse, du prince des philosophes dans le prologue de Gargantua, limage première et la plus persistante de François Rabelais, dans la tradition populaire, est celle dun géant grivois, grand mangeur et buveur de vin, généralement dépourvu, dans ce portrait trop rapide, de l« entendement divin » de son maître Socrate. Cette façade a tout dune diversion volontaire, dun jeu desprit typique de lhumour humaniste, destiné à détourner du cœur de lœuvre ceux qui ne font pas leffort de briser los pour en tirer la moelle. Cest dans cet esprit quil est éclairant daborder le Traité de bon usage de vin, un petit livre aussi peu mystérieux et polysémique que les géants de Rabelais, de prime abord. Dans limaginaire collectif, ces géants, on les voit de loin et ils nous ne nous surprennent pas : immenses, flamboyants, exagérés, par conséquent presque ridicules, inoffensifs. Le Traité de bon usage de vin se profile de la même manière à la lecture, et ce nest que par une approche attentive et une lecture plus éclairée que le canular – car cen est un – devient évident.

Ce traité prend la forme, assez brève (une vingtaine de pages), dun guide médical savamment documenté sur lusage du vin, ses vertus sur la santé physique et mentale, ses bienfaits dans la vie courante, la vie philosophique, la vie sociale, etc., ainsi que sur les dangers de labstinence, des mélanges et dilutions néfastes. Lauteur prétendu, Alcofribas, entend ainsi transmettre aux lecteurs la sagesse de son maître, le grand Pantagruel.

De manière à discerner les niveaux de cette mise en scène et ses multiples significations, il importe de retracer dabord les origines, fausses et réelles, du Traité de bon usage de vin, et ainsi de remonter à son auteur véritable et à ses préoccupations décrivain. Il est alors possible danalyser les indices de la supercherie disséminés dans lœuvre, de même que les marques de sa réussite, pour en comprendre la richesse à la lumière de la pensée de lauteur de cette forgerie.

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Lorigine du Traité

À première vue, cest-à-dire daprès la première de couverture, le Traitéde bon usage de vin est une œuvre de François Rabelais. Selon le titre prétendument original, le Traité fut « composé au profit denlumineurs de museaux par maître Alcofribas, larchitriclin de Pantagruel », ce qui réfère au pseudonyme anagrammatique Alcofribas Nasier, utilisé par Rabelais lors de ses premières publications, ainsi quau nom du narrateur de ces romans. Tout lappareil paratextuel accumule les preuves et cherche à certifier hors de tout doute raisonnable la paternité rabelaisienne de ce texte qui serait « tiré des livres du médecin et éminent savant Rabelais à Lyon pour que tout être de raison, lisant ou entendant, se réjouisse grandement » (p. 9).

Le Traité de bon usage de vin fut publié pour la première fois en 1995, en langue tchèque, aux Éditions Volvox Globator, à Prague. Puis la traduction française parut le 21 mars 2009 aux éditions Allia, à Paris, traduit du tchèque par Marianne Canavaggio. Olga Spilar, lauteure de la préface, y relate lhistorique du Traité, dont loriginal serait perdu, mais dont on aurait conservé une traduction tchèque de 1622, de Martin Kraus De Krausenthal, nommé Carchesius en latin. Il existerait encore trois exemplaires de cette traduction de Carchesius ; un à la bibliothèque du musée national de Prague, le deuxième à la bibliothèque scientifique détat à Olomouc, le troisième à la bibliothèque universitaire dInnsbruck en Autriche1. Il sagirait de la première traduction tchèque de lœuvre de Rabelais, les éditions de Gargantua et Pantagruel datant de la fin du xixe siècle. Les recherches historiques de Jaroslava Kašparová démontrent toutefois que lœuvre de Rabelais était déjà présente en Bohême dès le xvie siècle, à travers les reprises allemandes (le Gorgellentua de Fischart, en 1575), les contrefaçons ou les rares exemplaires non traduits appartenant à des aristocrates. Ni Carchesius ni le Traité de bon usage de vin ne sont mentionnés par Kašparová parmi ces exceptions2.

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La préface accumule les références savantes et des recherches biographiques si pointues quil est difficile de se rendre compte de leur caractère apocryphe. Il sagit pourtant bien dune contrefaçon, puisque lauteur réel du Traité de bon usage de vin est lécrivain et traducteur tchèque Patrik Ouřednik. Cet auteur est né à Prague en 1957 et vit en France depuis 1984, date à laquelle il prit la décision de sexiler pour fuir le régime contre lequel il sopposait trop publiquement. Il fut en effet exclu de luniversité pour non-conformité idéologique, ayant participé à lédition de samizdats (des publications dissidentes propagées de mains en mains pour éviter la censure) et étant signataire dune pétition pour la libération des prisonniers politiques3. La vie menée par Ouřednik sous un régime totalitaire, ainsi que létouffement intellectuel de la Normalisation, influenceront grandement son œuvre et ses préoccupations décrivain engagé. Ces dernières sont partiellement révélées par lauteur lui-même : « Ce qui mintéresse dans lécriture – dans celle des autres comme dans la mienne –, cest ce quon appelle dhabitude la “vérité dune époque4”. » Or, cette vérité se trouve, pour Ouřednik, dans le langage et ses manifestions les plus usuelles, marquées par lusage, quil soit littéraire, médiatique ou quotidien. Il sagit alors pour lauteur de « semparer dun certain nombre de tics langagiers, de stéréotypes et de lieux communs et de faire en sorte quils agissent et quils se confrontent au même titre que les personnages dun récit traditionnel5 ». Cette approche se manifeste avec évidence dans ses romans, comme Europeana6 et Instant propice7, qui, tous deux, dressent le portrait dépoques précises par lassemblage narrativisé de différents discours, croyances, lieux communs représentatifs de ces époques. On pourra également en saisir la manifestation non seulement dans lœuvre créative mais aussi dans le travail de restitution quil réalisa dans le Traité de bon usage de vin.

Or, avant toute chose, examiner lentourage de lauteur et du livre peut se montrer révélateur de la falsification éditoriale. La traductrice du Traité, Marianne Canavaggio, est en effet aussi la traductrice officielle de 415Patrik Ouřednik, et il travaille avec elle en dialogue constant, selon son éditeur8. Quant à Olga Spilar, lauteur de la préface, il sagit en réalité de la poétesse et traductrice dorigine russe Olga Spilarova, lépouse dOuřednik. Tous deux enseignent par ailleurs à luniversité libre de Nouallaguet (un institut indépendant axé sur la recherche en littérature comparée et en philosophie) dont Ouřednik est le cofondateur avec Martin Hybler. Y enseignent aussi lécrivain et philosophe Jean-Marie Blas de Roblès et Jean Montenot. Ce dernier est aussi lauteur dune préface à un livre dOuřednik. Sachant tout cela, on constate quun cercle assez intime décrivains entoure non seulement lauteur mais aussi son œuvre, ce qui fournit de potentiels complices au canular et rend également plus difficile au lecteur averti de discerner les limites de ce canular : en effet, préface, traduction, édition, voire réception du texte (outre les critiques élogieuses, le Traité reçut des prix mineurs reconnaissant sa paternité rabelaisienne9) pourraient avoir été plus ou moins orchestrés dans le but détendre au maximum son vernis dauthenticité. Dautant quOuřednik a également traduit un texte authentique de Rabelais, la Pantagrueline pronostication, publiée la même année, en 1995, aux éditions Volvox Globator. Par conséquent, même en remontant jusquà lui, il demeure possible de croire à un honnête travail de passeur de texte.

Toutefois – et cela deviendra plus évident par lexamen de lœuvre et des indices qui y sont disséminés – le Traité de bon usage de vin fut entièrement composé par Ouřednik et il ne fait aucun doute que le travail dédition et de traduction participe de cette vaste mise en scène.

La supercherie et ses indices

Le premier contact avec le livre représente également un contact avec une langue qui se veut rabelaisienne. Mais cette langue a subi des transformations évidentes dont il faut démêler les causes, factuelles 416ou prétendues. Pour ce qui est de la traduction en français, Marianne Canavaggio explique ses choix dans une note. Cette question était évidemment problématique, puisquil sagissait apparemment dès le départ dune traduction du français vers le tchèque (le tchèque du xviie siècle, qui plus est), quil a fallu retraduire en français. Sil faut len croire, la traductrice aurait pris le parti dun compromis entre le français moderne et le style rabelaisien, dont elle aurait conservé la syntaxe et le vocabulaire. Le résultat est donc très similaire aux « translations » de Pantagruel et de Gargantua publiées par Guy Demerson aux éditions du Seuil. Naturellement, cet aller-retour dune langue à lautre constitue un écran idéal pour camoufler les éventuelles failles de limitation aux lecteurs francophones – lecteurs se trouvant justement plus sensibles au verbe rabelaisien, puisquils sont en mesure de faire des comparaisons avec loriginal. Or, on découvre dans le Traité une forte présence de la langue populaire, moins complexe que celle des romans de Rabelais, des onomatopées, des interpellations aux lecteurs, un peu frustes, qui détonnent avec la voix de Rabelais. Par exemple, la dernière phrase : « Et holà ! sachez encore ceci : vous avez la vie entière pour vous rigoler, et toute la mort pour vous reposer » qui contraste avec les excipit souvent plus complexes, polysémiques, des romans de Rabelais ; on pense à la critique des calomniateurs du Pantagruel, ou à la fin du Quart livre, où Paul J. Smith révéla lallégorie du baptême de Panurge10. Lhumour semble aussi subtilement différent, plus moderne, moins scatologique. Or, Patrik Ouřednik simplique entièrement dans le travail de traduction dans la mesure où il connaît la langue dans laquelle sont traduites ses œuvres. Il ne fait donc aucun doute que la version française du Traité est conforme à la volonté de lauteur et que ses potentielles failles sont entièrement voulues. Sans compter que lintérêt dOuřednik pour la langue populaire en littérature la déjà incité à publier un article sur le sujet, opposant la langue populaire et ses expressions communes à la « langue de bois » du régime totalitaire11.

Au-delà de ces considérations linguistiques, le contenu du Traité pose également un problème : celui de son pantagruélisme affecté, simpliste et même clairement stéréotypé. Le Traité de bon usage de vin se donne pour objectif de faire une unique démonstration : celle que le vin est 417le remède à tous les maux, physiques ou psychologiques, et que tout ce qui en éloigne, le travail, le sérieux, la sobriété, est nuisible. Pour en faire la preuve, lauteur fait étalage de ses connaissances en médecine, souvent sous la forme de listes très longues dexemples, de symptômes, de livres, etc., toujours fantaisistes et exagérées. Il accumule les références savantes, philosophiques et bibliques, le plus souvent déformées : « Voilà pourquoi, levant son calice, le Sauveur dit : “Ceci est mon sang”, ce qui prescrit que nous changions tout notre sang en vin ». De manière générale, le style, érudit et excessivement marqué par lencyclopédisme, ainsi que les sujets traités (la médecine, les grands philosophes, la nature humaine) sont destinés à mettre en scène une ressemblance superficielle avec les romans de Rabelais. On retrouve aussi quelques éléments de transfictionnalité, cest-à-dire « le phénomène [théorisé par Richard Saint-Gelais] par lequel au moins deux textes, du même auteur ou non, se rapportent conjointement à une même fiction, que ce soit par reprise de personnages, prolongement dune intrigue préalable ou partage dunivers fictionnel12 ». Premièrement, le narrateur lui-même, Alcofribas Nasier, nous met en situation par ces paroles : « Mon estimé maître Pantagruel ma prié de noter ici en fidélité et brièveté ce qui lui paraît digne dêtre consigné pour le profit général de la corporation des buveurs pantagruelistes. » Les mentions de la Dipsodie, dUtopie, de Thélème, présentés comme des lieux géographiques aussi réels que les régions de France, de même que celles de personnage réels ou fictifs comme Epistemon ou Tiraqueau, contribuent à ce décor transfictionnel qui pose lunivers de Rabelais. Mais au-delà de ces mentions, le texte prend la forme dun traité et ne cherche aucunement à poursuivre le récit des aventures de Pantagruel. En somme, sil était authentique, nous pourrions avoir affaire à un texte mineur que Rabelais aurait peut-être eu lintention de publier à part, en complément à la geste pantagruélique.

Cependant, le propos invite à la suspicion dès la première page. En effet, le Traité ne fait rien dautre que vanter les mérites du vin et dencourager son usage excessif, sans guère de digressions ou de deuxième niveau de lecture témoignant de préoccupations plus humanistes, politiques ou philosophiques. Un indice du canular réside dans les erreurs glissées parmi les références savantes. Par exemple, il est mentionné que « Pythagore lui-même vivait dans un tonneau, buvant du vin de Falerne ». Or, cest bien sûr Diogène et non Pythagore qui avait la réputation de vivre dans un tonneau : erreur que naurait pas 418commise un érudit de lenvergure de Rabelais, ayant dailleurs abondamment écrit sur le tonneau de Diogène dans le prologue du Tiers livre. Sans oublier lautre erreur : le vin de Falerne était apprécié des Romains, et non des Grecs, à une époque fort différente, donc, de celle du Cynique. Un autre passage pourrait constituer un indice volontaire de la part dOuřednik et se trouve dès la première page : « Lusage du vin, outre le verbe prolixe et la prière fervente, est de toutes les actions humaines ce qui le distingue des autres créatures terrestres, volant au ciel ou rampant sur la terre, auquel Dieu ninsuffla pas âme humaine. »

Chez Rabelais, léloge du vin est bien présent, mais souvent selon un usage modéré et à travers un filtre ironique et ne constitue pas le cœur, ni lultime message de lauteur, qui cherche par là même et avant tout à exprimer une pensée. Dans le Traité, on ne peut approfondir cette dernière au-delà de limage dun pantagruélisme défini comme une simple jouissance de la vie et de ses plaisirs, comme un épicurisme caricatural. Cest bien ce stéréotype quOuřednik met en place dans ce livre, de la même manière que dans ses autres œuvres : cest-à-dire en reprenant le propre langage du stéréotype. Dans ce cas-ci, la voix populaire, bienheureuse, grivoise, vaguement ivrogne, dun Rabelais déformé par une lecture « à plus bas sens ». Cette lecture se nourrit également des échos de celle de Mikhaïl Bakhtine, autre grand lecteur qui rapprocha, peut-être à lexcès, Rabelais de la culture populaire et carnavalesque de la Renaissance13. En tenant compte de ces remarques, le Traité de bon usage de vin sinsère avec perfection dans lœuvre de Patrik Ouřednik et porte ainsi très bien la signature de sa démarche, bien quelle ne figure nulle part sur le livre.

Le projet de lœuvre

Il convient maintenant de voir dans quelle mesure le pastiche dOuřednik est réussi, cest-à-dire par quels procédés il fait revivre lesprit de Rabelais. Premièrement, la publication du Traité lui-même ressemble à un canular de savant destiné à piéger dautres savants, ce qui revient à un défi moqueur lancé à lintelligence des lecteurs, et 419rappelle le style des humanistes du xvie siècle. En fait, un canular de cette envergure correspond davantage à Rabelais quaux auteurs du xxie siècle, période littéraire où ce genre de subterfuges se fait plus rare. De son vivant, Rabelais lui-même contribua à diffuser, en toute connaissance de cause, une contrefaçon dun texte ancien : le Testament de Cuspidius14. Ainsi, par cet acte dédition et de camouflage, Ouřednik se met déjà dans la peau de Rabelais.

Par delà les phénomènes stylistiques et transfictionnels déjà mentionnés, le discours du Traité de bon usage de vin trouve bel et bien des échos évidents, et par là sa justification dans limaginaire des lecteurs, au sein des romans authentiques de Rabelais. Si on compare un extrait du prologue du Tiers livre avec lintégralité du Traité de bon usage de vin, on comprend mieux le point de départ du stéréotype, amplifié et prolongé par Ouřednik :

Attendez un peu que je hume quelque traict de ceste bouteille : cest mon vray et seul Helicon, cest ma fontaine Caballine, cest mon unicque enthusiasme. Icy beuvant je delibere, je discours, je resoulz, je concluds. Après lepilogue je riz, jecripz, je compose, je boy. Ennius beuvant escrivoit, escrivant beuvoit. Aeschylus (si a Plutarche foy avez in Symposiacis) beuvoit composant, beuvant composoit. Homere jamais nescrivit à jeun. Caton jamais nescrivit que aprés boyre. Affin que ne me dictez ainsi vivre sans exemple des bien louez et mieulx prisez. (TL, Pr., 349)

On retrouve dans ce passage la même stratégie rhétorique qui est au fondement du Traité : accumulation, recours aux grands auteurs de lAntiquité, déformation assumée et humoristique. Mais pourquoi Ouřednik emprunte-il cette voie pour enfoncer le clou dun lieu commun déjà bien établi ? Pour mieux cerner le « projet » de lœuvre, un parallèle simpose avec la démarche créative dOuřednik. Si lon transpose les découvertes de la chercheuse Florence Pellegrini, qui a étudié lœuvre dOuřednik, et quon y rattache les propos de lauteur lui-même, on peut formuler lhypothèse que lambition dOuřednik na jamais été de perpétuer le stéréotype, mais de le détruire de lintérieur. Par un travail très discret (ici tellement discret quil peut passer inaperçu), un travail de sape en interne, lauteur sempare dun langage et confronte le stéréotype de manière à le faire sécrouler, comme on lutte contre un régime totalitaire, en le fissurant par le ridicule et la contradiction, pour quil perde sa légitimité. Voilà lapproche usuelle dOuřednik selon 420Florence Pellegrini15. Ainsi, le Traité est tellement rabelaisien quil ne peut pas être de Rabelais.

Dans ce cas-ci, la publication du Traité est encore trop récente pour quon puisse en mesurer limpact sur la communauté littéraire et sur les lecteurs de Rabelais (et donc sur le stéréotype), mais il ne fait aucun doute que sa lecture force à prendre un parti : est-ce de Rabelais ou non ? Répondre par laffirmative à cette question revient à réduire Rabelais à son minimum, à ny voir que la surface, à accepter le stéréotype rabelaisien. De ce choix, le préjugé ressort vainqueur et même renforcé. Répondre par la négative, dun autre côté, suppose une exigence intellectuelle moins commune. Il sagit alors dinterroger les œuvres à la recherche des significations enfouies et de les confronter à elles-mêmes, aux stéréotypes et aux significations apparentes. Non pas, comme dit Ouřednik, « par ce que le langage peut dire, mais par ce quil pense, et comment il se pense lui-même (not through what languages can tell, but through what they think, and how they think about themselves16) ». Le livre exige une relecture, de même quun exercice dattention et dintelligence. Le lecteur sengage en quelque sorte dans un combat contre le stéréotype et la pensée réductrice dun langage aliéné en ses lieux communs. Ce processus se fonde sur une question préliminaire : pourquoi ce texte ne peut-il pas être de Rabelais ? Rien nest donné davance, ni évident. Ouřednik force le lecteur à en être un, à devenir un « suffisant lecteur », cest-à-dire à réfléchir par soi-même, à prendre du recul, dans le but de discerner le préjugé de la vérité. Peut-être est-ce sa manière à lui de restituer (voire ressusciter, malgré son altérité inimitable) Rabelais aux lecteurs daujourdhui, dans toute sa subtilité, ses exigences et ses valeurs propres.

Lœuvre de Patrik Ouřednik en est une de traducteur, au sens profond que révèle ce terme ; travail créateur et modeste, où témoignage et subversion moqueuse se mêlent, sous légide dune fidélité consciencieuse à la « vérité dune époque ». Rabelais na jamais écrit le Traité de bon usage de vin quOuřednik lui attribue ; toutefois, son humour dhumaniste nest pas si étranger au contenu du traité comme à la supercherie de sa publication. Mais le Traité de bon usage de vin recèle bien davantage que le pastiche dune plaisanterie dun autre âge. Par son propos – léloge 421savant du vin – il reproduit autant quil simplifie à lextrême la pensée de Rabelais, pénétrant ainsi au cœur du stéréotype du rabelaisien excessif et joyeux ivrogne. Cest dans ce mouvement quOuřednik approfondit le lieu commun (« seul lieu où les gens peuvent se rencontrer en commun17 ») et y insère des indices de son insuffisance.

Au-delà du style encyclopédique, exagéré, railleur, jovial, cest toutefois le langage qui revit réellement, seul légataire de la vérité de son époque, avec toute sa charge dexpressions usées dont il faut réhabiliter le sens. On peut donc dire que ce livre constitue une réappropriation contemporaine de la « voix » rabelaisienne, plus que de sa pensée. Alors, sous le texte apparaît un autre texte, en filigrane, où nous sont rappelées, rafraichies par la main discrète dun autre, la sagesse et la profondeur du rire rabelaisien dont le xxie siècle devrait encore, dirait peut-être Ouřednik, faire leffort daccueillir les lumières.

Francis Bastien

1 Une vérification sur Worldcat permet de constater quaucun de ces exemplaires nexiste réellement dans les bibliothèques mentionnées.

2 Jaroslava Kašparová, « Rabelais, Cervantès et la Bohême. À propos de la réception de leur œuvre par les lecteurs tchèques du xvie au début du xxe siècle », Est-Ouest : Transferts et réceptions dans le monde du livre en Europe (xviie-xxe siècles), Pierre Barbier (dir.), Leipzig, Leipziger Universitätsverlag GmbH, 2005, p. 224-225.

3 Les informations biographiques concernant Patrik Ouřednik sont tirées de sa notice biographique affichée dans la programmation de la soirée littéraire de la Représentation en France de la Commission européenne, en 2009.

4 Patrik Ouřednik, « La vérité dune époque », Cercle de Réflexion, Soirée littéraire de la Représentation en France de la Commission européenne, 2009, texte en ligne.

5 Ibid.

6 Patrik Ouřednik, Europeana, brève histoire du xxe siècle, traduit du tchèque par Marianne Cannavaggio, Paris, Allia, 2004.

7 Patrik Ouřednik, Instant propice, 1855, traduit du tchèque par Marianne Cannavaggio, Paris, Allia, 2006.

8 « Gérard Berréby parle de Patrik Ourednik », Centre tchèque, mars 2012, texte en ligne.

9 Il est peu probable que ces distinctions aient été truquées. Ces prix révèlent surtout, par leur nature, la popularité du stéréotype du pantagruélisme. Il sagit du prix Montesquieu, récompensant les livres sur le vin, attribué à Ouřednik pour son « édition critique de Rabelais » (voir le site de lÉcole alsacienne, « Prix Montesquieu », Paris, 2010) ; et du prix du meilleur livre sur le vin aux « Gourmands International Awards France », Centre Tchèque, « Programme 18 juin 2011 », Paris, 2011, texte en ligne.

10 Paul J. Smith, Voyage et écriture, Étude sur le Quart livre de Rabelais, ÉR, XIX (1987), p. 182-187.

11 Patrik Ouřednik, « Langue populaire contre langue de bois », dans « Prague, secrets et métamorphoses », Autrement, hors-série no 46, janvier 1990, texte en ligne.

12 Richard Saint-Gelais, Fictions transfuges, Paris, Seuil, 2011.

13 Mikhaïl Bakhtine, LŒuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, « Tel », 2008.

14 Claude La Charité, Rabelais testamenteur. Lédition facétieuse de deux apocryphes, Paris, Classiques Garnier, en préparation.

15 Florence Pellegrini, « Europeana de Patrick Ourednik : brève histoire critique du xxe siècle en farce », Flaubert, lempire de la bêtise, Anne Herschberg Pierrot (dir.), Nantes, Cécile Defaut, 2012, p. 281-306.

16 Céline Bourhis, « Interview with Patrik Ourednik », Context, no 17, 2005, texte en ligne.

17 Patrik Ouřednik, « La vérité dune époque », op. cit., p. 8.