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Classiques Garnier

Compte rendu de En relisant le Quart livre de Rabelais

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : L’Année rabelaisienne
    2017, n° 1
    . varia
  • Auteur : La Charité (Claude)
  • Pages : 452 à 460
  • Revue : L'Année rabelaisienne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406062981
  • ISBN : 978-2-406-06298-1
  • ISSN : 2554-9111
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06298-1.p.0452
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 20/01/2017
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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En relisant le Quart livre de Rabelais, Nathalie Dauvois et Jean Vignes (dir.), Cahiers Textuel, no 35, 2012, 136 p.

Ce numéro des Cahiers Textuel réunit la version écrite des neuf communications présentées lors des rencontres agrégatives de lUniversité Paris-Diderot le 25 novembre 2011. Nathalie Dauvois et Jean Vignes ouvrent le volume, en signant une présentation en forme de joyeux prologue rabelaisien (p. 9-13). Ils soulignent notamment les forces et les faiblesses de lédition au programme, dirigée par Gérard Defaux dans la Pochothèque. Si cette édition des œuvres complètes a le mérite de donner le texte du Quart livre de 1548 dans le respect de lorthographe originale, la riche annotation impose cependant parfois une interprétation trop univoque de lœuvre comme satire antipapiste, et cela au détriment de la complexité déconcertante de ce dernier opus rabelaisien.

Mireille Huchon, dans « De la Telamonie à la Thalamège » (p. 17-28), étudie la variante comme lieu privilégié du regard rétrospectif ou prospectif de lauteur sur sa propre création. Entre le premier Quart livre et lédition définitive, les variantes sont multiples, que lon pense à la langue naturelle de 1548 et à la langue dartifice de 1552, ou encore aux références à la réalité contemporaine de la première édition, et aux créations de limagination et récits fictifs à valeur symbolique de lédition définitive. Lanalyse porte plus spécifiquement sur deux cas particulièrement révélateurs de lart stéganographique de Rabelais : la mention de lœuvre comme « histoire pantagrueline » en 1548 devenue « mythologies pantagrueliques » en 1552, et le nom du vaisseau amiral des compagnons de Pantagruel, appelé Telamonie dans le premier Quart livre avant de devenir Thalamège dans lédition définitive. La première variante révèle le passage du paradigme lucianesque jouant sur les limites du faux et du vrai, dans lesprit de lHistoire véritable,au paradoxe de Macrobe qui, dans son commentaire au Songe de Scipion, considère la fable dont le fond est vrai et lagencement imaginaire comme une narratio fabulosa ou « narration fabuleuse » selon la glose de « mythologies » dans la Briefve Declaration jointe au Quart livre de 1552. La mention des « mythologies pantagrueliques » permet du reste déclairer rétrospectivement la nécessité dinterpréter la fiction rabelaisienne depuis Gargantua à la lumière de la rhétorique de Melanchthon et du De doctrina christiana de saint Augustin. Par ailleurs, pour ce qui est du nom de la nef, si, avant 1552, on trouve tantôt Telamonie, tantôt Telamone et tantôt encore Thelamane, la variante Telamone apparaît 453comme une simple coquille, tandis que les deux autres variantes se trouveront unifiées sous la forme Thalamège en 1552 aussi bien dans le chap. li du Tiers livre que dans le Quart livre. Telamonie doit se comprendre comme une référence à Télamon, père dAjax et lun des plus célèbres Argonautes. Il renvoie aussi peut-être au sens quHubert de Suzanne donne à telamonia dans le glossaire joint à ses épigrammes, où le mot désigne une tige de pavot, dont, à partir du son des feuilles écrasées dans la main, on peut conjecturer de lamour. Telamonie met donc laccent sur le mariage de Panurge, alors que Thelamane, proche de Thélème, évoque aussi thalamus, chambre nuptiale. Le nom final de Thalamège provient dAthénée et de Strabon qui décrivent sous ce nom un navire de Ptolémée IV Philopator, et de Suétone qui relate que ce type de navire abrita les amours de César et de Cléopâtre sur le Nil.

Dans « Lespace maritime du Quart livre » (p. 29-43), Frank Lestringant rappelle que le dernier opus de Rabelais nest pas une quête, mais un récit sans fin, équivalent narratif de linsulaire ou atlas composé exclusivement de cartes dîles. Un tel récit en archipel suppose une lecture adaptée qui tienne compte du jeu entre le proche et le lointain, entre le Nouveau Monde décrit comme une variante de lAncien, ce qui explique que la navigation océanique apparaisse repliée sur la navigation méditerranéenne que lon perçoit au travers comme un palimpseste, comme cest le cas des Sporades océaniques, semblables et différentes de celles de la mer Égée. Ce récit en archipel est aussi marqué par le tropisme humaniste pour lOrient, qui explique la découverte de temples en ruines, dobélisques et de pyramides. Le référent méditerranéen est partout présent dans la navigation atlantique, que ce soit dans lépisode de la tempête qui na rien docéanique et qui sapparente à celles qui surviennent au milieu des terres, ou dans la rencontre des moines en route vers Chesil qui évoque les voyages sur la Méditerranée des ecclésiastiques embarqués pour le concile de Trente. « Les deux moitiés de la mappemonde se recouvrent, lOccident se repliant sur lOrient, le Ponant sur le Levant » (p. 31). Lépisode du Physetère, quant à lui, tient de la rêverie cartographique et de la lecture narrative de la Carta Marina comme récit lisible à deux niveaux : géographique et allégorique. À la manière dont Olaus Magnus se représente la Scandinavie luthérienne comme baignée par la mer de lhérésie, il est possible de faire une lecture confessionnelle de certains épisodes du Quart livre comme celui des Andouilles. Par ailleurs, certains chapitres doivent êtres rapprochés des fictions allégoriques comme la Mappe-Monde Nouvelle Papistique (1566) 454de Jean-Baptiste Trenton. Les épisodes des Papefigues et des Papimanes sont à lire comme des parodies de la littérature de voyage, mettant en scène une hétérotopie insulaire ou utopie réalisée. Ainsi, la fécondité de lîle des Papimanes est à saisir par contraste avec la désolation de celle des Papefigues. Par ailleurs, la présentation des quatre états de la société par ordre hiérarchique (moine, fauconnier, solliciteur de procès et vigneron) dès larrivée des voyageurs vise à dresser le portrait dune société complète, du clergé à la roture, en passant par la noblesse dépée et de robe. Les interrogations des insulaires révèlent leur personnalité aux voyageurs. Et leur question initiale (« avez-vous vu lunique ? ») appelle en retour une autre question qui permet de faire la satire de lidolâtrie papistique et de dépeindre les Papimanes comme des idolâtres avérés et des juifs obstinés. Létude se conclut par un détour du côté de lIsle sonnante posthume que Frank Lestringant rapproche des sept dessins à la plume et au lavis de Baptiste Pellerin qui constituent une drôlerie ou satire en images. Dans lun de ces dessins, lÉglise catholique et le clergé sont transformés en volière dans un cadre maritime, avec une caravelle qui représente peut-être la Thalamège.

Pour sa part, Myriam Marrache-Gouraud, dans « Le voyage dun “moine moinant” » (p. 45-56), éclaire la manière dont Frère Jean, quintessence du moine dans la fiction rabelaisienne, envisage et pratique le voyage. Si sa présence est plus épisodique et irrégulière que dans les précédentes œuvres, son rôle peut se résumer en trois mots : combattre, découvrir et collectionner. La navigation hauturière permet à Frère Jean de faire preuve de lethos dun conquérant intrépide, en situation de danger (dans les épisodes de la tempête et du Physetère ou au large de Ganabin). Il se présente alors comme moine jamais oisif – à la différence des moines « ocieux » – et sert de principal contradicteur de Panurge le couard et le pleurard, au point que les rôles attendus se trouvent inversés, Panurge priant Dieu et frère Jean combattant. Si le voyage est synonyme de découverte, Frère Jean incarne une version burlesque de la curiosité, en se montrant plus intéressé par les rôtisseries – à linstar de Bernard Lardon – que par les cabinets de curiosité. Mais cette curiosité exclusive pour les plaisirs de la table permet au moine de trouver le moyen de défaire les Andouilles, en dressant la longue liste des cuisiniers enrôlés dans la bataille culinaire qui témoigne dune critique des collections de mirabilia. La guerre contre les Andouilles fait alors figure de rêve éveillé qui permet de concilier amour du combat et plaisir du ventre. Frère Jean serait en définitive un Ulysse mâtiné de moine moinant à la manière de Bernard Lardon.

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Dans « “Maistre François Villon, sus ces vieulx jours, se retira à Sainct-Maixent en Poictou” » (p. 59-69), Jelle Koopmans cherche à voir dans quelle mesure le charivari de Villon à lencontre dÉtienne Tappecoue relève de la pure fiction ou fait écho à un référent historique. Tout en rappelant linterdiction en 1548 par le Parlement de Paris des mystères à sujet biblique, létude met en évidence ce que la représentation de Villon doit à sa légende et en particulier aux Repues franches. Comme la critique ignore tout du parcours de Villon après 1463, rien ne permet a priori de confirmer ou dinfirmer son séjour en Poitou et son rôle comme organisateur de mystères. Jelle Koopmans avance lhypothèse que Rabelais a pu organiser une telle représentation et se mettre en scène lui-même sous les traits de François Villon, dans un jeu déchos entre le Maistre François du xve siècle et celui du xvie siècle. Lanalyse met également en évidence la vie théâtrale riche et importante à Saint-Maixent et le fait que les représentations de mystères sont souvent sources de controverses à la Renaissance. Il nest pas impossible que le prêt dornements dÉglise ait été effectivement interdit par des statuts synodaux, mais sans doute seulement pour le théâtre profane, dont ne relèvent pas les mystères à sujet biblique. Si les exemples de prêts dornements sont nombreux, par exemple au Mans en 1556, la vive opposition dun chanoine à Poitiers en 1534 accrédite la possibilité que Rabelais transpose un événement historique, en relatant le refus dÉtienne Tappecoue de prêter une chape et une étole. Jelle Koopmans conclut son étude, en formulant une autre hypothèse, qui invite à voir, derrière François Villon, Charles Billon, poète, basochien, lié au monde artistique du Poitou et à Jean Bouchet.

Marie-Madeleine Fragonard, dans « Les propriétés occultes des Décrétales : construire un objet fantastique » (p. 71-84), rapproche les Décrétales du Pantagruélion en tant quobjets prodigieux, les premières étant culturelles, le second naturel. Létude éclaire le Quart livre comme fiction polémique qui fait prendre les Décrétales pour sacrées par leurs partisans et comme magiques par leurs opposants. Charger les Décrétales de pouvoirs nocifs est dautant plus facile que dans le monde réel les lecteurs croient aux pouvoirs bénéfiques et maléfiques des objets. Les Décrétales ont les propriétés de la Bible, avec le pouvoir auriflu en plus. La Papimanie est un monde de fiction qui adore une idole (le pape) et une fiction née de lidole (les Décrétales). Ces Décrétales ont une force illocutoire anonyme, issue delles-mêmes. Elles sont comme une conjuration magique transférée sur papier et orientée vers le triomphe papal. Dans le monde non papimaniaque, les Décrétales maltraitent les 456trois états dans leurs corps et leurs activités laïques. Mais si on les laisse tranquilles, elles se contentent de tirer lor, tout simplement.

Dans « “O la belle voix” : oralité, vocalité et théâtralité dans le Quart livre » (p. 87-99), Olivier Halévy rappelle que le Quart livre est presque entièrement constitué de discours qui multiplient les marques doralité et doutrance et qui sont fortement théâtralisés. La réception du texte est présentée comme une audition dans le prologue tout autant que dans lépître dédicatoire. Mais le Quart livre nest pas quune fiction doralité, il appelle une lecture orale expressive. Cest que son écriture vocale est proche du théâtre comique de lépoque par le recours au dialogue, aux énumérations, aux apostrophes, aux interjections, aux onomatopées, aux modalités dénonciation non assertives, aux traits dialectaux, au rythme et aux paronomases. Cette écriture vocale est aussi inspirée du monologue dramatique, comme en témoignent deux allusions au Franc archer de Bagnolet. Lénonciation théâtrale est tellement prégnante quelle sexhibe par lemploi dun lexique métatextuel propre au théâtre (« jeu », « tragicque comedie », « mystere », « catastrophe de la comœdie », « farce », etc.). Mais la vocalité y apparaît plus complexe que dans le théâtre comique du temps, par exemple dans léloquence dapparat déployée par Pantagruel en réponse à Macrobe, proche des ressources oratoires de la rhétorique. De même, la disjonction de lauxiliaire et du participe passé, propre à la langue dartifice du Quart livre de 1552, pourrait avoir été pensée en fonction dune prononciation expressive. La vocalité est si importante dans lœuvre quelle peut être lue comme une succession de déclamations excessives, où la théâtralisation vocale libère lexpression des passions. Cette violence des passions expliquerait laudace inventive dHomenaz qui multiplie les néologismes synonymes de « torturer ». De même, la multiplication des mots-valise témoignerait de cette violence ambivalente des passions, lemportement verbal réjouissant celui qui parle mais libérant une violence blessant le destinataire. La vocalité du Quart livre donne lieu à une profération « proliférante » qui met en péril la lisibilité au profit des suggestions ambivalentes de la sonorité, au point de constituer un langage barbare. Le dernier opus de Rabelais serait une sorte de mêlée vocale dont seules se rapprochent les chansons descriptives de Clément Janequin à la même époque.

Chantal Liaroutzos, dans « La poétique des listes dans le Quart livre » (p. 101-109), étudie le contre-blason de Quaresmeprenant, la liste des cuisiniers, celle des sacrifices des Gastrolâtres, des mets de carême et des animaux venimeux quEusthenes ne mangera pas. La liste occupe 457une importance décisive dans la gastromachie, geste alimentaire investie par la satire rabelaisienne. Pour les besoins de létude, la liste est définie comme une séquence ponctuée par des blancs typographiques à la fin de chaque item dans lédition de 1552, et lanalyse cherche à mettre en lumière ce qui distingue lénumération de la liste, en dehors des critères typographiques. La liste relèverait dune séquence autonome impliquant un changement de régime dans la narration. Selon Madeleine Jeay, la liste entraînerait une suspension du récit. Si, à première vue, la liste semble régie par un principe de fermeture et lénumération par un principe douverture, en réalité, la liste rabelaisienne est bien ouverte, comme le prouvent les ajouts des rééditions. En fait, la liste se distingue surtout par le fait quelle est le produit dune opération, alors que lénumération consiste en cette opération elle-même. La liste, par ailleurs, se prête volontiers aux jeux sur le signifiant et à la fonction poétique du langage selon Jakobson, tout en suscitant ladmiration pour la prouesse verbale de lauteur. Elle procède autant dune intention comique, dune intention didactique que de la fonction poétique. Lanatomie de Quaresmeprenant familiarise le lecteur avec le lexique médical, ce en quoi la liste peut avoir une fonction de vulgarisation. Mais toute liste chez Rabelais a une visée parodique, quelle prenne pour objet les dénombrements épiques, les descriptions didactiques ou les tables des matières. Elle a aussi une visée critique à légard des savoirs, quil sagisse de chronique épique, de grammaire, de médecine ou dhistoire naturelle. La liste marque un temps darrêt ; elle est parfois intégrée dans la dynamique de cornucopia dont elle participe, en prolongeant ou en anticipant des énumérations.

Dans « Pratiques du contre-chant parodique dans le Quart livre » (p. 111-125), Romain Menini étudie la parodie comme transformation textuelle à fonction ludique, mais aussi comme imitation, y compris comme pastiche, sans distinction nette entre sérieux et ludique. Lépopée burlesque rend hommage à la vraie épopée avec le sourire, dans une æmulatio érudite et un jeu dallusions pour le lecteur capable de comprendre que lon fait exprès de chanter faux à côté du modèle. Létude porte donc sur la parodie au sens large de contre-chant ludique. Mais la parodie est aussi présente dans le Quart livre dans le sens restreint de Quintilien, à savoir de vers forgés qui ressemblent à vers connus. Cest le cas du vers latin du chap. xxi qui déforme un vers célèbre dHorace pour faire la satire de Tempête, principal du collège de Montaigu. La parodie se manifeste aussi dans un sens large comme subversion de 458lépopée, grand genre qui se prête plus particulièrement à la parodie avec Panurge comme contre-exemple du héros dans lépisode de la tempête ou la transcription de lamentations, tirées de chœur de femmes des tragédies, et placées dans la bouche de lanti-héros : « Otto to to to to ti ». La Souda, dont Rabelais possédait un exemplaire, définit dailleurs la parodie comme un texte de tragédie qui tourne à la comédie, ce qui est le cas de nombreux épisodes, entre autres la « tragique comédie » des Chiquanous. De manière plus générale, Rabelais se plaît à mimer la grandiloquence tragique, sur le modèle dAristophane. Si lépisode de la tempête est une sorte danti-Odyssée, la bataille des Andouilles, quant à elle, peut se lire comme une parodie gastromachique de lIliade. Mais il ny a pas que lépopée qui est parodiée dans le Quart livre. On trouve aussi un contre-chant parodique du récit de voyage, par le jeu sur la déception suscitée par le troisième et dernier voyage de Jacques Cartier, dans une navigation destinée à aller « nulle part » (Medamothi) et cela dès la première escale. À ce titre, le Quart livre apparaît comme une navigation dans les livres qui démystifie la fausseté des rêves dexotisme et de dépaysement fallacieux. Sur le modèle des Histoires vraies, lépisode des Macræons fait figure dénigme littéraire truffée dallusions à la manière de Lucien de Samosate. En feignant dadhérer aux compilateurs de merveilles comme Pline ou Solin, Rabelais souligne linvraisemblance de leurs mirabilia. Le tarande, animal parodique par excellence, incarne le style illusionniste de Rabelais. Enfin, le Quart livre peut sinterpréter comme une parodie du livre savant : en particulier des miscellanées humanistes à la manière de Politien, Rhodiginus ou Textor, constituées de développements lexicographiques, farcies de citations et fondées sur des rapprochements entre loci classici, dans le but de faire délirer la science des compilations. Une bonne moitié de lépisode des Engastrimythes est dailleurs reprise telle quelle de Rhodiginus, dans un passage où le texte non seulement évoque la ventriloquie, mais la pratique sur le plan intertextuel, à limage de la pratique scripturaire de ces compilateurs qui font parler la voix des autres par la leur, comme le souligne lexpression utilisée par Rabelais pour désigner lauteur des Antiquæ Lectiones, « Jacobe Rodogine Engastrimythe ». La pratique de la liste à prétention exhaustive constitue la marque de cette parodie de lécriture savante. Lanecdote du lasanophore (porteur de chaise percée) doit se lire comme une leçon sur la vanité de linnutrition littéraire qui risque de finir comme déjection dans la selle percée… Rabelais ne prend pas pour autant le parti dune totale ignorance, mais celui de la 459science qui se rit delle-même et de ses ambitions. Dans sa conclusion, Romain Menini avance lhypothèse très intéressante selon laquelle, au-delà de la parodie de lépopée, du récit de voyage et du livre savant, Rabelais, dans le Quart livre, se parodierait lui-même, en poussant aux limites les traits caractéristiques de sa propre écriture.

Enfin, Louise Millon, dans « Lesthétique du grotesque dans le Quart livre de Rabelais » (p. 127-136), sintéresse à la riche notion de grotesque, aussi bien chez Hugo, chez Bakthine que dans le contexte du xvie siècle. Dans la Préface de Cromwell en 1827, Hugo érige le grotesque en principe créatif quil oppose au sublime et quil associe au laid, au difforme, au disharmonieux et au bouffon. Le Quart livre serait ainsi grotesque au sens hugolien dans lopposition entre le sublime de Pantagruel à la foi parfaite, les grotesques Papefigues, protestants tournés en dérision par la farce du vilain et du petit diable, et les non moins grotesques Papimanes prêts à embrasser le « cul sans feuille » et les « couilles » du pape. Chez Bakthine, on trouve un autre dualisme propre au réalisme grotesque, celui opposant le peuple à lindividu et le carnaval à la culture officielle. La fable de Couillatris serait ainsi conforme au réalisme grotesque bakthinien, puisque les dieux de lOlympe sont ravalés à une humanité caractérisée par le bas corporel. De même, la réécriture de la fable dHermès et du bûcheron dans un esprit carnavalesque participerait du même grotesque bakhtinien. Et le comble du réalisme grotesque apparaîtrait dans la conclusion du Quart livre avec les variations synonymiques de Panurge sur le « bren ». Mais ce grotesque bakthinien reste impuissant à expliquer lépisode de Gaster, plus proche des pouvoirs inquiétants de la monstruosité grotesque et du Unheimlich de Freud. Enfin, létude cherche à inscrire la notion de grotesque dans le contexte du xvie siècle, en relevant les occurrences de « crotesque » dans lœuvre rabelaisienne qui revoient aux arts plastiques et désignent des incrustations dans le stuc ou une technique de sculpture en bas-relief. Cette inscription du grotesque dans un paradigme plastique est à mettre en relation avec les fresques de grotte insolites découvertes dans la Domus Aurea de Néron. Les figures monstrueuses du Quart livre apparaîtraient alors comme des images dun chaos de transition, appelant à linstauration dun nouvel ordre politique et religieux. Le comble de ce grotesque serait à trouver dans lanatomie de Quaresmeprenant, qui échappe à toute représentation et qui contredit le principe de lanalogie destiné à découvrir le nouveau grâce au connu.

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Les articles réunis dans ce numéro des Cahiers Textuel font figure de « grande et universelle Hydrographie » indiquant la route à suivre pour naviguer dorénavant dans les eaux tumultueuses et déconcertantes du Quart livre.

Claude La Charité