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Classiques Garnier

L’absente de tous palais

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : L’Année 1855. La littérature à l’âge de l’Exposition universelle
  • Auteurs : Laisney (Vincent), Cabanès (Jean-Louis)
  • Pages : 7 à 13
  • Collection : Études romantiques et dix-neuviémistes, n° 51
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812460661
  • ISBN : 978-2-8124-6066-1
  • ISSN : 2258-4943
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-6066-1.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 26/03/2016
  • Langue : Français
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Labsente de tous palais

Lindustrie [] entre manifestement dans une phase toute de poésie, elle se joue avec limpossible, elle élève la réalité au rang de lidéal, elle parle désormais autant à lardente imagination de lartiste quà la raison calme du savant.

Victor Meunier, 14 janvier 1855

LExposition, cest ladoration du Très-Saint-Sacrement de la Matière, les Quarante-heures de tous les Cochons de volupté ou de bien-être qui sappellent le xixe siècle. Une pareille fête date lère de la fin de toute pensée, de toute âme, de toute forte spiritualité. 

Barbey dAurevilly, 29 juin 1855

En lannée 1855

Lannée 1855 est lannée où un immense bateau de fer sécroula en un instant à Bristol par le choc dun bateau à vapeur, entraînant chevaux, hommes et voitures (Moniteur du 23 mars). Une semaine plus tard, les frères Goncourt allaient à la « chasse aux rats », la nuit, dans les rues de Paris. Un mois auparavant (veille de la mort du Tsar Nicolas Ier) Edgar Quinet, depuis son exil bruxellois, publiait dans la Revue des Deux Mondes, une « Philosophie de lhistoire de France ». En 1855, Verdi montait Les Vêpres siciliennes à lOpéra de Paris ; Courbet montrait LAtelier du peintre dans un pavillon de bois et de briques. Cette année-là, aux carrières de Trélazé (Maine-et-Loire), les meneurs du soulèvement des ouvriers étaient déportés en Guyane ; Le Sire de Framboisy était repris en chœur dans

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les cafés-concerts. Delacroix et Dumas dînaient chez la Païva. Eugénie prenait les eaux dans les Pyrénées aux « Eaux-Bonnes ». Victor Hugo écrivait « Écrit en 1855 ». Rachel donnait sa dernière représentation à la Comédie-Française cependant que Mme Adélaïde Ristori y remportait son premier succès. Le vieux Rude séteignait, le jeune Carpeaux sallumait. En 1855, Roger Fenton se faisait construire un fourgon photographique rempli de 36 coffres de matériel pour couvrir la guerre de Crimée. Joseph Paxton posait la première pierre du château de Ferrières pour le baron de Rotschild. Ponsard travaillait à La Bourse, comédie en 5 actes et en vers, qui lui vaudrait une lettre de félicitations de lEmpereur. Saint-Gobain et Saint-Quirin fusionnaient pour contrôler le marché de lindustrie chimique minérale. Six compagnies de gaz faisaient de même pour assurer lalimentation lumineuse de Paris. Conformément aux directives du baron Haussmann, la rue des Écoles et le boulevard de Strasbourg étaient percés. Alfred Chauchard créait les Grands Magasins du Louvre. Plon-Plon, président de la commission dorganisation de lExposition universelle, déclarait que cette manifestation serait « un moyen de mettre les produits à portée du consommateur ». Hachette installait des points de vente de livres dans toutes les gares. En 1855, Le Sans le sou, journal hebdomadaire, artistique et littéraire se vendait à plus de 1 000 exemplaires. Berlioz, pour le concert de clôture de lExposition, dirigeait 1 200 musiciens avec un métronome électrique. Larmée française revenait de Crimée, amputée de 95 000 hommes. Lépidémie de Choléra faisait 146 000 décès. En décembre 1855, dans un article de la Revue des Deux Mondes, M. Charles Lavollée se demandait si la statistique était « une science ou un art ». Paris comptait 157 618 km dégouts, 36 575 becs de gaz et 9 520 voitures (dont 5 500 cabriolets, 3 113 fiacres, 890 omnibus et 17 « coucous » – en nette régression). Le taux de croissance industrielle frôlait les 4 %. Le mot alcoolisme avait fait son apparition deux ans auparavant, le mot sport depuis un an. Maupassant avait 5 ans, Mallarmé 13. Tolstoï publiait Севастопольские рассказы (Récits de Sébastopol), Walt Whitman Leaves of Grass (Feuilles dherbe). En 1855, labbé Guettée fondait LObservatoire catholique pour lutter contre le dogme de lImmaculée Conception proclamé par Pie IX le 8 décembre 1854. Larchitecte Louis-Auguste Boileau était attaqué pour avoir utilisé du fer dans léglise Saint-Eugène-Sainte-Cécile. Napoléon III accordait la Légion dhonneur au grand rabbin de Bordeaux. Frédéric Le Play

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publiait une vaste enquête sur Les Ouvriers européens, dont Sainte-Beuve devait sinspirer lannée suivante pour rédiger sa note secrète à lEmpereur « au sujet des encouragements à donner aux gens de lettres ». En 1855, les « Classiques Garnier » avait un an dexistence.

On aura reconnu dans ce qui précède un pastiche du chapitre des Misérables intitulé « En lannée 1817 », dans lequel Hugo consigne « pêle-mêle », sans respect de la hiérarchie, tout « ce qui surnage confusément » de lannée 1817. Sous les dehors dun simple exercice de style, cette accumulation hétéroclite dévénements que réunit seulement le fait quils sont survenus la même année, est une autre manière de faire de lhistoire. « Lhistoire, explique en effet Hugo, néglige presque toutes ces particularités, et ne peut faire autrement ; linfini lenvahirait. Pourtant ces détails, quon appelle à torts petits, – il ny a ni petits faits dans lhumanité, ni petites feuilles dans la végétation, – sont utiles. Cest de la physionomie des années que se compose la figure des siècles. » Ce qui est vrai pour lHistoire, lest a fortiori pour lhistoire littéraire, laquelle procède à un tri impitoyable, ne laissant surnager dune année que de très rares événements, jugés rétrospectivement importants. À limage de lannée 1817, lannée 1855, au point de vue littéraire – si lon excepte la publication dHistoire de ma vie, dAurélia (en deux livraisons dans la Revue de Paris), et de dix-huit « Fleurs du mal » dans la Revue des Deux Mondes – noffre rien de remarquable. Un événement négatif la domine : la mort de Nerval, retrouvé pendu rue de la Vieille-Lanterne, au matin du 26 janvier.

La poésie de lexposition

Il se pourrait bien pourtant que cette année-là, ignorée des chronologies et des manuels dhistoire littéraire – à linverse des deux suivantes exagérément mises en valeur en raison de la publication des Contemplations (1856) et du double procès des Fleurs du mal et de Madame Bovary (1857) – fût un moment charnière de lhistoire littéraire du xixe siècle. Car de même que lannée 1817, sous son insignifiance apparente, annonce le grand virage romantique de la Restauration et de la monarchie de Juillet (« Charles Nodier écrivait Thérèse Aubert », « Lord Byron commençait à

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poindre », « David sessayait à pétrir le marbre », écrit Hugo), de même lannée 1855 préfigure le grand tournant de la modernité du Second Empire et de la IIIe République, moins paradoxalement parce que Baudelaire, qui vulgarisa cette notion, y publie ses premières Fleurs ou que Maxime Du Camp y chante la vapeur, que parce que la Littérature, qui dictait jusqualors sa vision du monde à la société par la voix de ses prophètes, y est détrônée au profit de lIndustrie.

On a peine à se limaginer aujourdhui mais lExposition universelle de 1855, ce gigantesque bazar où lindustrie mondiale – principalement française – était glorifiée, fut pour la plupart des écrivains, spectateurs impuissants du triomphe de lutilitarisme et de la marchandisation, un véritable traumatisme, aggravé de lhumiliation dune rétrogradation symbolique de leur art. En adjoignant un « Palais des Beaux-Arts » au colossal « Palais de lIndustrie », le régime impérial soulignait en creux lindifférence, sinon le mépris, quil portait aux écrivains, comparativement aux peintres, mis à lhonneur. On connaît les jugements amers de Baudelaire, Goncourt, Renan et Flaubert contre ces Panathénées modernes auxquelles ne manque que la Poésie. On a oublié celui dHippolyte Babou dans Les Payens innocents (1858), qui résume parfaitement le malaise de lécrivain devant cette hystérie industrielle :

Tant que cette infâme bâtisse subsistera [le Palais de lIndustrie], [] jaurai du plaisir à renier mon titre dhomme de lettres [] Je suis las, à la fin, davoir chaque jour à rougir devant mon papetier et mon imprimeur, deux exposants de lannée 1855 []. Il a eu la médaille dor, le papetier []. Quant à limprimeur… médaille dargent ! Il avait fait progresser son industrie. Lart et lindustrie ! Oui, cest en effet pour eux, pour eux seuls quon a réservé en 1855 cet inextricable réseau de galeries, où ces pauvres littérateurs nont pas même obtenu six pieds carrés, la place dune pierre tumulaire ! Gloire à toi, papetier ! [] Monte au Capitole, imprimeur, [], brigand ! Triomphez, artistes, triomphez, industriels, vous avez eu les honneurs et le profit dune Exposition universelle, tandis que cette pauvre littérature…

Sans doute un « Palais de la Littérature » nétait-il point concevable (la littérature ne sexpose pas), mais pourquoi lhomme de lettres na-t-il pas été convié à cette grande kermesse de lexcellence française ? Pourquoi ne lui a-t-on pas décerné une des 11 000 médailles distribuées aux bijoutiers, tapissiers, imprimeurs et autres papetiers ? La littérature est la grande absente de lannée 1855… Mais lExposition universelle ne

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précipite-t-elle pas une crise qui remonte à plus loin ? Frappées une première fois en 1848, une seconde fois en décembre 1851, les lettres lont été une troisième fois par le décret du 17 février 1852 contre la presse, qui, nous rappelle Du Camp dans ses Souvenirs littéraires, ont détourné la plupart des écrivains du « culte des lettres », dispersant leur talent dans « des œuvres périssables » au lieu de le « cristalliser dans un livre ». En instaurant la religion industrielle, lExposition leur donnait en quelque sorte le coup de coup de grâce.

À moins que cet événement ne leur ait apporté lélectrochoc nécessaire… Il semble en effet que lannée 1855 marque une prise de conscience, fructueuse quoique douloureuse, que la littérature est en décalage avec son siècle, en retard sur son époque. De ce point de vue, lExposition agit comme un révélateur de lécart séparant le monde littéraire du monde industriel. Ce qui fait de lannée 1855 une année capitale, au point de vue qui est le nôtre, cest que tous les écrivains, bon gré mal gré, prennent position sur lépineuse question de lincompatibilité (supposée) de la littérature et de lindustrie, débattent publiquement (ou intérieurement) de lutilité de la poésie dans une société fascinée par les pouvoirs magiques de lélectricité et de la vapeur, senivrant de la vitesse des communications (télégraphe) et des transports (chemins de fer), pénétrant dans le monde merveilleux des machines et des marchandises, découvrant les perspectives infinies du génie scientifique – à moins que, misonéistes, ils se déclarent résolument anti-modernes.

Lexposition de la poésie

Dans Les Règles de lart, Pierre Bourdieu sest appliqué à reconstituer le point de vue artistique de Flaubert à partir duquel sest définie sa « poétique », en se mettant à sa place. Ce faisant, grâce à cette méthode, il a pu établir que lauteur de LÉducation sentimentale avait construit son projet esthétique à partir dun refus de lensemble des prises de positions artistiques de son temps. Les écrivains de lannée 1855 néchappent pas à cette règle, chacun ayant à cœur de se démarquer de son rival en faisant des choix esthétiques différenciés. Reste que, cette année-là, la

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question « esthétique » est débordée par celle – autrement plus urgente puisquelle met en cause la légitimité de la littérature – de la nécessité ou non daccompagner le mouvement du progrès technique et scientifique. En 1855, le problème nest pas tant de choisir entre réalisme et fantaisie, école romantique et école païenne, que de savoir sil faut combattre ou ignorer le phénomène industriel, contourner ou accompagner le progrès. Lalliance avec ce dernier est-il un pacte faustien ? Ou au contraire une voie de salut ? De laversion à ladhésion en passant par labstention ou ladaptation, plusieurs positions se dessinent qui divisent les hommes de lettres : aux deux extrémités, les « réactifs » prônent le repli sur soi, la réaffirmation de la supériorité de lesprit et valorisent le passé ; les « actifs », fascinés par les machines et le progrès, manifestent leur désir de simprégner de lesprit du temps et de se réapproprier des valeurs qui leur sont étrangères.

Au-delà des débats soulevés par lExposition universelle dans le microcosme littéraire, la question plus générale que pose cet événement et à laquelle cet ouvrage tente de répondre par lexamen systématique de toute la production imprimée de lannée 1855, consiste à évaluer ce que lindustrie fait à la littérature. Quid de la littérature dans une France convertie à lidéal industriel et aux valeurs du progrès véhiculées puis appliquées par les saint-simoniens ? Car lindustrie, en 1855, nest pas quun mythe moderne dont quelques poètes cherchent à tirer profit, cest une réalité qui simpose à tous, y compris aux écrivains, dont elle reconfigure le système littéraire, ne laissant aucune de ses parties indemnes. Outre les bouleversements quelle engendre dans le secteur de lédition, de la presse et de la littérature populaire – bouleversements bien étudiés ailleurs mais bénéficiant ici dune expertise spéciale pour lannée 1855 –, elle a une incidence certaine, quil revient de mesurer, sur les institutions littéraires (quen est-il de lAcadémie française ?), sur la sociabilité des écrivains (les salons se maintiennent-ils ?), sur le fonctionnement des revues (la rivalité de la Revue de Paris et de la Revue des Deux Mondes), et sur ces légendes vivantes que sont les « grands romantiques » (Hugo, Vigny, Lamartine, etc.), dont lassourdissant silence interroge… Lengouement pour les sciences et les techniques, corollaire de lintérêt porté au progrès, invite également à considérer avec la plus grande attention tout le discours scientifique issu des controverses majeures du temps sur le positivisme, lanthropologie, la psychologie

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et la photographie, à travers les figures de Louis Figuier, Ernest Renan, Hippolyte Taine, Gobineau, Baillarger, Moreau de Tours, Nadar, etc.

La production « littéraire » de lannée 1855 se ressent-elle dans sa texture même (esthétique, manière, style, genre, forme, thème) du climat deuphorie autour de lExposition, et plus largement de lidéologie du progrès quelle véhicule ? On aurait beau jeu de souligner que plusieurs recueils de poèmes (on songe aux Chants modernes de Maxime Du Camp ou aux Nouvelles ligugéennes de Théodore Véron) y puisent leur substance ; que plusieurs pièces de théâtre sinspirent directement de lévénement (La Vision de Faustus, ou lExposition universelle de 1855, de Sébastien Rhéal), que des dizaines darticles, de préfaces, de Salons, de chroniques parues dans la presse et dans les revues rendent compte de lExposition et développent, pour certains dentre eux, une réflexion approfondie sur le statut de la poésie à lâge industrielle. Toutefois, lorsquon envisage lensemble de la production imprimée de cette année-là, on saperçoit que la question industrielle ny est présente quen filigrane, quelle est souvent abordée de façon oblique. La littérature a ses raisons que la raison industrielle ignore.

Cet ouvrage collectif sefforce de réparer loubli des organisateurs de lExposition universelle en présentant une exposition aussi complète que possible de la littérature – entendue au sens large – de lannée 1855. Une première galerie est consacrée aux esthétiques (réalisme, fantaisie, modernisme, modernité, etc.), une deuxième aux genres (théâtre, livret dopéra, poésie, roman, mémoires, littérature de voyage, critique, etc.), une troisième aux œuvres (Aurélia, Histoire de ma vie, Les Fleurs du mal, LAssassinat du Pont-Rouge, etc.). Ce « Palais littéraire » – si lon nous passe la métaphore – est précédé de deux pavillons destinés à en faciliter la visite, centrés sur les institutions dune part, sur les savoirs dautre part, cependant quun vestibule, expliquant le fonctionnement de lExposition universelle, donne accès à lensemble de lédifice. De la sorte, le lecteur du xxie siècle aura un aperçu de tous les produits littéraires de lannée 1855.

Vincent Laisney
et Jean-Louis Cabanès