Préface
- Prix Marin 2018 de l'Académie des sciences d'outre-mer (ex-aequo)
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : L’Anatomie de la noirceur. Science et esclavage à l’âge des Lumières
- Pages : 9 à 12
- Collection : L'Europe des Lumières, n° 53
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406064053
- ISBN : 978-2-406-06405-3
- ISSN : 2258-1464
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06405-3.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 20/10/2017
- Langue : Français
Préface
L’Anatomie de la noirceur, publié d’abord en anglais sous le titre de The Anatomy of Blackness, n’est pas un livre facile ; il contraint sans relâche son lecteur à se confronter aux mythes, croyances et préjugés du xviiie siècle sur les Africains noirs. Le passé qu’il évoque est souvent dérangeant, voire écœurant.
Dans cet essai se déroulent trois grands récits historiques, parfois distincts, souvent entremêlés. Le premier illustre la façon dont la littérature de voyage devint, pour les naturalistes et les philosophes du siècle, une source de données alimentant le débat sur le problème de la noirceur humaine dans les sciences humaines naissantes. Le second retrace l’histoire d’anatomistes, aujourd’hui oubliés, qui révolutionnèrent à l’époque la compréhension de l’Africain noir en révélant ses supposés « défauts » au regard des « avantages » corporels associés à la blancheur. Le troisième explore la mutation du discours sur l’esclavage, discours initialement ancré dans les domaines moraux, mercantiles, et théologiques, qui se déplaça vers le corps noir lui-même.
Puisque cette approche en révèle davantage sur les Européens (et la construction secondaire qu’ils s’étaient fait d’eux-mêmes) que sur les Africains réels, le lecteur ne trouvera dans cet ouvrage ni l’histoire des résistances africaines aux multiples agressions européennes dans leurs pays d’origine, ni celle de leurs descendants qui dans les colonies entrèrent en révolution à la fin du xviiie siècle, s’appropriant et déployant des idéaux républicains de liberté, d’égalité et de fraternité, qui ne furent sûrement pas conçus à leur attention. Car, en définitive, cette étude se concentre sur la textualisation de l’Africain noir.
Au cours de ce projet, plusieurs personnes me demandèrent si cette approche ne présentait pas le risque de « répercuter ou reproduire » certaines structures de « l’ère de l’oppression ». L’une d’elles me suggéra même qu’il aurait été bienvenu d’utiliser des catégories raciales ou ethniques modernes pour désigner les Africains noirs étudiés dans ce 10livre. Bien sûr, cette terminologie éclairée joue un rôle essentiel à l’heure actuelle ; elle reconnaît explicitement le droit des groupes de choisir leurs propres noms et leur permet ainsi de construire leurs identités comme ils l’entendent. Mais ce lexique progressiste se révèle, hélas, inadapté à une enquête cherchant à recouvrer la pleine texture de ce que les penseurs français du xviiie siècle nommèrent le nègre. Ce mot, aux blessantes syllabes, apparaît souvent au cours du livre.
Mon approche s’apparente à celle de Randall Kennedy qui, dans son ouvrage désormais bien connu Nigger, explique que son idée première dans l’examen de ce terme devenu péjoratif était d’y placer « un traceur » pour étudier « son usage et évaluer les controverses auxquelles il donna lieu1 ». Si le récit ponctué d’anecdotes intimes de Kennedy diffère du fond de mon livre, son désir d’obliger le lecteur à penser suivant le contenu et le contexte de termes racialisés rejoint pleinement mon intention.
À l’instar de Kennedy, j’ai cité les auteurs anciens en évitant l’euphémisme et la paraphrase. Dans l’édition anglophone de ce livre, par exemple, je me suis gardé de traduire le terme français nègre, d’inspiration catholique, en negro, qui n’a pas forcément le même signifiant que son équivalent anglais2. En reconnaissant certaines spécificités nationales et religieuses existant au sein de chaque champ lexical, je n’ai pas non plus doté le mot nègre d’une majuscule afin de ne pas accorder à ce terme-idée une dignité assurément absente à l’ère de l’esclavage. Le lecteur attentif constatera que nègre ne se trouve dans mon essai mis en majuscule que lorsque l’auteur lui-même en faisait autant, spécialement pour des raisons idéologiques, le livre de l’abbé Henri Jean-Baptiste Grégoire, De la littérature des Nègres (1808), restant l’exemple le plus célèbre3.
Dans le même esprit, j’ai utilisé les termes spécifiques des penseurs du xviiie siècle pour se référer audit nègre. En citant les débats du monogéniste Pierre-Louis de Maupertuis sur le nègre, j’ai employé le mot variété. Quand sont analysées les conceptions de Voltaire, je me suis servi des marqueurs plus tranchants de race ou d’espèce adoptés par le philosophe. Une telle méthode, qui de prime abord peut dérouter, 11permettra au lecteur, je l’espère, de s’approprier et d’absorber la signification des catégories gênantes de variété, de race, et d’espèce dans les contextes spécifiques de leur apparition et de leur évolution au xviiie siècle. En tous les cas, elle ne se limite pas uniquement à noter que les penseurs bibliques ont initialement renvoyé le nègre à un peuple ; que des naturalistes inspirés par Buffon utilisèrent souvent le terme botanique de variété ; que des auteurs élurent le mot zoologique de race pour articuler la séparation anatomique ou conceptuelle des catégories humaines ; enfin, que des polygénistes radicaux identifièrent souvent l’Africain à une espèce différente.
Ce traitement proprement distant ou « clinique » des représentations européennes peut soulever des objections. Certains lecteurs pourraient soutenir que l’anatomie des discours africanistes se concentre, explique, en somme survalorise les idées européennes au détriment des dommages infligés aux Africains noirs. D’autres ajouteraient que cette méthode tend à disculper, à blanchir l’ère des Lumières de l’héritage de l’esclavage et du racisme, de ce qu’Emmanuel Eze a identifié comme la « relation hautement ambiguë de la raison philosophique et scientifique des Lumières à la diversité raciale au xviiie siècle4 ».
Aux antipodes de ces idées, mon dessein fut de « libérer » les écrivains d’une époque souvent dépeinte comme captive d’un système de pensée monolithique. En explorant les multiples façons dont les auteurs du xviiie siècle contribuèrent au discours africaniste, j’ai voulu brosser les portraits d’individus qui ont tous absorbé, réagi à, et parfois apporté leur nouveauté à la représentation globale de l’Africain. Ce procédé n’est-il pas préférable aux récits historiques unidimensionnels ?
Le paradoxe est évident. Examiner sans a priori la représentation des Africains chez des savants permet à quiconque de retracer plus efficacement les liaisons ambiguës entre l’universalisme des Lumières, le dynamisme de la proto-ethnographie de l’époque et les impératifs économiques de l’esclavage. En revanche, envisager les écrits des philosophes – sans rappeler les plumes acérées esclavagistes – comme le simple et pur reflet d’un ensemble linéaire surdéterminé d’idées reçues revient à sous-estimer l’autonomie intellectuelle de ces écrivains, donc à réduire l’implication de l’esprit des Lumières. Il peut certes sembler contradictoire de s’éloigner des accusations à grande échelle de l’époque 12pour se concentrer sur la « sophistication exquise du xviiie siècle écrit5 ». Mais ce décalage apparent ne pourrait-il pas être la meilleure façon d’éclairer certains aspects marginaux et obscurs d’une époque dont la métaphore première fut la lumière ?
1 Kennedy, Nigger : The Strange Career of a Troublesome Word, 2002, p. 4.
2 Rare avant le xviiie siècle, le substantif dérive du portugais ou de l’espagnol negro (noir).
3 Dans un texte comme l’Histoire naturelle de Buffon, la mise en nom propre (ou pas) du terme nègre semble arbitraire et aurait peut-être davantage à voir avec l’imprimeur de Buffon.
4 Eze, Race and the Enlightenment : A Reader, 1997, p. 2.
5 Gordon, “Introduction : Postmodernism and the French Enlightenment”, Postmodernism and the Enlightenment, 2001, p. 2.