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Classiques Garnier

Préface

  • 1re médaille du concours des Antiquités de la France, Académie des inscriptions et belles lettres
  • Publication type: Book chapter
  • Book: L’Amiral Claude d’Annebault, conseiller favori de François Ier
  • Author: Crouzet (Denis)
  • Pages: 13 to 23
  • Collection: Library of Renaissance History, n° 7
  • CLIL theme: 3387 -- HISTOIRE -- Renaissance
  • EAN: 9782812431692
  • ISBN: 978-2-8124-3169-2
  • ISSN: 2264-4296
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-3169-2.p.0013
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 06-25-2015
  • Language: French
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Préface

Ce livre est une œuvre de longue haleine, lœuvre dun chercheur exigeant et volontaire qui a voulu aller au bout des potentialités archivistiques dune difficile enquête sur un personnage méconnu du premier xvie siècle mais qui pourtant occupa souvent la première scène du jeu politique ; une œuvre dune grande rigueur scientifique qui a entraîné son auteur à vagabonder entre les Archives Nationales bien sûr et le département des manuscrits de la BNF, mais aussi les archives départementales de la Loire-Atlantique, de la Seine-Maritime, du Calvados ou de lOrne, la bibliothèque municipale de Nantes ou celle de Besançon, le Musée Condé de Chantilly, la British Library, les archives royales de Belgique, lOsterreichischen Haus-, Hof- und Staatsarchiv à Vienne, les archives du Vatican, les archives dÉtat de Mantoue, de Modène, de Venise, de Florence et de Turin et des archives communales de plusieurs villes italiennes. Ce balisage européen des sources a donné naissance une véritable réflexion sur lépistémologie du politique et de lart du gouvernement à la Renaissance française, sous les règnes de François Ier puis de Henri II.

Ce nest pas seulement une biographie que François Nawrocki a écrite, bien loin de là. Car la vie de lamiral dAnnebault nest quun prétexte. Lhistorien sintéresse primordialement au problème historiographique que pose le fonctionnement de la technostructure politique du premier xvie siècle : cest-à-dire quil a voulu mettre en valeur la nature informelle de celle-ci, non codifiée, liée seulement au bon vouloir du Prince, à sa faveur, ou plutôt à ce quil faudrait appeler sa « raison politique » même si les affects peuvent également rentrer en compte. Doù un remarquable livre qui participe de la reconstruction actuelle dun discours biographique que lon peut qualifier de décentré ou déphasé, parce quil sest agi daller plus loin dans la compréhension du système politique au sein duquel lindividu se meut sur un axe soit ascensionnel

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soit descensionnel. Lindividu pris et assumé historiquement comme le symptôme dun système, mais aussi le jalon dans une histoire de lÉtat sans cesse évolutive, dautant quelle oscille entre empirisme et pragmatisme et quelle se décompose régulièrement pour mieux se recomposer.

Et François Nawrocki le souligne excellemment, il sest agi pour lui non pas seulement dappréhender une aventure singulière dans toutes ses dimensions sociales, politiques, culturelles, économiques, mais surtout de mettre en valeur le fait même du conseiller favori en corrélation avec une temporalité bien précise, impliquant des paramétrages spécifiques : « jusquen 1543, les conseillers favoris successifs de François Ier furent tous des compagnons de jeunesse. Or, la disgrâce de Montmorency et la mort de lamiral Chabot avaient définitivement épuisé ce vivier ». François Ier se tourne alors vers Claude dAnnebault qui, tout en étant à peu près de son âge, était arrivé tardivement dans lentourage proche du souverain. Or le roi naccordait pas son amitié, sa confiance et les rênes du gouvernement au premier gentilhomme venu à la cour : les rares élus devaient posséder certaines qualités appréciées par le prince. Les mécanismes de dévolution de la faveur du roi-chevalier sont révélés sous un jour particulier par le choix dun conseiller favori.

À ce titre, le portrait de Claude dAnnebault doit être envisagé comme « lun des premiers jalons dune anthropologie du conseiller favori ». Le mot est bien choisi, le livre est un essai danthropologie du politique qui opère à la fois dans le suivi dun personnage et dans une perspective structurelle renvoyant au mystère même de lÉtat monarchique, au mystère de la majesté. Une anthropologie toujours prudente, qui nhésite pas à faire part au lecteur des doutes du chercheur, de ses apories, avec des « il semble », « peut-être »… Lhistorien sait là quil touche au double motif des mystères de lÉtat et dune autorité royale jouant sur la versaltilité, loscillation, lindétermination.

Qui dit anthropologie, dit alors une remontée dans le passé long de lindividu, et tout de suite le lecteur est confonté à un gentilhomme issu dune famille de petite noblesse portée en avant tardivement par le double jeu de mariages fructueux autorisant une lente et certaine expansion patrimoniale conduisant à lassimilation à une « noblesse seconde », et dun mode de transmission des fiefs évitant le morcellement. Une famille qui ne sanime à lhistoire quavec Jean V, à partir du règne de Louis XII, que le roi nomme successivement capitaine de

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Vernon puis capitaine des ville et château de Caen. Avec François Ier, il y a la rencontre entre une passion royale, la vénerie, et une compétence cynégétique qui vaut à Jean V loffice de capitaine des toiles du roi. Cest par le truchement de son père que Claude dAnnebault est intégré à la cour, et donc au service du roi. Présence possible au Camp du drap dor, présence assurée au siège de Mézières, puis présence à la bataille de Pavie comme lieutenant de la compagnie du comte de Saint-Pol ; cest par la quête de lhonneur chevaleresque que Claude dAnnebault recherche plus avant linsertion dans la cour et donc dans la distinction royale.

Dans ce cadre, François Nawrocki définit la sphère de la protection aristocratique dont sentoure le jeune gentilhomme comme pluridimensionnelle, car Claude dAnnebault semble jouer sur les Guise, sur le connétable de Montmorency, mais aussi sur le comte de Saint-Pol : il ne se situe pas dans un « réseau », mais limportant est quil participe de « réseaux dynamiques et efficaces qui sont surtout le fruit des efforts de son père ». De ce fait « la carrière de Claude dAnnebault doit beaucoup plus à son père quà quiconque », avec, peut-on ajouter, le palier très positif du mariage avec Françoise de Tournemine, veuve de Pierre de Laval. Certes Claude dAnnebault a peut-être été, ainsi que dautres, page de François Ier, mais il ne fait pas partie du cercle premier des « amis » du roi comme Bonnivet. Fait prisonnier lors de la bataille de Pavie, son avancement curial bénéficie toutefois de deux impulsions majeures : la disparition dans la catastrophe dune partie de ceux qui ont jouit de la faveur monarchique durant les années 1515-1525, et ensuite le fait que les guerres en Italie du nord lui permettent de mettre en œuvre une carrière militaire « moins dépendante de ses patrons », et en conséquence plus directement appréhendable par le roi. 1531, il est fait capitaine dune compagnie de 50 lances. 1531, une année charnière pour Claude dAnnebault puisque tout certifie quil est entré dans le premier cercle des proches de François Ier ; le prouve sa participation honorifique aux fêtes du couronnement de la reine Eléonore. Lassure encore son intégration à la technostructure étatique par la réception des lettres de provision de « lieutenant au gouvernement de Normandie », dès 1529, une commission qui ferait de lui, selon François Nawrocki, un « chef naturel de la noblesse normande ». Il reçoit aussi le collier de lordre de Saint-Michel, reprend à la mort de son père la charge de grand maître des toiles.

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Les années 1536-1538 nen seraient pas moins décisives dans larchéologie de son parcours personnel, parce que Claude dAnnebault, dans le cadre de lopération dinvasion et doccupation du duché de Savoie, se voit confier avec succès la défense de Turin : « ce premier épisode turinois fut une étape importante ». Claude dAnnebault avait dorénavant la confiance de son maître, pour des aptitudes militaires qui seront toujours plus celles de la mise en défense des territoires et places qui lui sont confiés que par loffensive. Un organisateur. Lannée suivante, « il figure parmi les principaux chefs militaires français ». François Nawrocki touche ici le cœur de la dimension existentielle des guerres dItalie, qui furent vécues par la noblesse comme le moment dune extraordinaire ouverture à un partage de la distinction royale, dune convivialité et dune empathie royales se manifestant par des mots, des dons, des charges. Fidélité, foi, confiance, amitié, la guerre est créatrice dun ordre singulier dexister en commun qui est orchestré et manipulé par le monarque. Et François Nawrocki déplace son lecteur, à travers de multiples micro-événements et parallèlement à la fable fixée par Brantôme, dans le temps de ce que Arlette Jouanna a nommé une « utopie » nobiliaire, dans laquelle le roi jouait, afin de se lapproprier, sur la sensibilité nobiliaire par un langage de signes qui rendaient visible ou lisible la reconnaissance de sa grâce. Au sein de ce langage, il y a pour Claude dAnnebault le maréchalat en 1538, une « élévation fort rare » et donc une « ascension fulgurante dans la faveur du roi ». Ce serait précisément alors que Claude dAnnebault, souvent consulté au conseil pour les questions militaires et diplomatiques, et même financières, devient un personnage pivot du système de la cour, et les ambassadeurs étrangers, en ce quils disent chercher à le fréquenter, seraient les meilleurs témoins de cette ascension.

Mais, ce quobserve ensuite François Nawrocki est quun proche du roi, pour le rester, doit être en constant mouvement, doit sans cesse prouver sa foi tout en sinformant des menaces qui pourraient causer sa défaveur, doit accepter de développer des compétences autres que celles quil a pu jusqualors révéler. Le service rapproché du roi, sil demande dêtre toujours aux aguets, exige une polyvalence. Le gentilhomme qui sest illustré militairement doit aussi accepter, pour être un parfait courtisan et serviteur et hors de toute programmation de son avenir, dêtre un gestionnaire, et son honneur passe par une autre approche

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du risque que celui de la violence ; même si, pour le cas du Piémont, lenjeu gravite autour de la capacité à maîtriser les excès de la soldatesque doccupation et à empêcher quelle continue à dévaster et ruiner le pays.

Servir le roi, cest encore accepter de prendre ses distances par rapport à ce roi, à son regard immédiat, accepter de quitter le lieu où la faveur se fait et se défait bien souvent, la cour, et de sengager dans une voie expérimentale peut-être plus difficile, dans la mesure où le capitaine doit « accomplir ce que navaient pu faire ses prédécesseurs : préparer lintégration de la province (de Piémont) à la couronne de France ». La quête de lavancement ne procède pas alors seulement de calculs damitiés, elle est une prise de risques qui nest pas uniquement celle de laffrontement sacrificiel à la mort. Elle est lacceptation empirique dune autre aventure, qui nen est pas moins tout autant vouée aux hasards de la fortune ; mais dautres hasards. Et la quête est encore pragmatique, parce quelle doit se plier à une ritualisation destinée à mettre en place un mode dialogique, par exemple la convocation dune assemblée des trois États de Piémont qui est une mise en scène, comme lécrit excellemment François Nawrocki, destinée à rompre avec le gouvernement précédent qui avait reposé sur la terreur. Dans cette perspective, lhomme de guerre simprovise administrateur habile, à travers le succès que fut le ravitaillement du Piémont par la république Venise, la mise au point dune administration renouvelée et la lutte contre la corruption, les liens privilégiés noués ou renoués avec Venise et Mantoue, et peut-être la création en 1539 du parlement de Turin.

Et ce fut en fonction de cette réussite quau terme de la période instable qui suit la disgrâce dAnne de Montmorency, Claude dAnnebault sengagea plus loin encore dans le jeu de la faveur, avec dabord une spécialisation dans les affaires italiennes du fait du réseau quil put se constituer durant son gouvernement de Piémont. À propos de réseau, on ne peut quêtre frappé de constater quune partie de ses proches constitueront le noyau du cercle de gouvernement de Catherine de Médicis, les Birague, Jean de Monluc… Le privé et le public sont, dans la carrière du gentilhomme, indifférenciés : si Claude dAnnebault marie sa fille Madeleine au comte de Saluces, cest parce que ce personnage est bien sûr un beau parti ; mais ce faisant, il sert son souverain. La vie privée dune maison noble est ici un élément dans le jeu diplomatique royal. Un remarquable développement sattache, dans ce cadre, à

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analyser lextension de la compétence à la sphère diplomatique, avec le voyage à Venise, puis la réception fastueuse par la Sérénissime. Claude dAnnebault, dans ce nouveau rôle, se révèle aux yeux de François Nawrocki, un « excellent négociateur ». On peut noter que, sur le chemin du retour, lenfant quil tient, lors de son passage par Mantoue, sur les fonts baptismaux est Ludovico de Gonzague, le futur Louis de Nevers, et Claude dAnnebault acquiert ainsi le statut dintermédiaire entre la France et les pouvoir princiers et républicains dItalie ; il se façonne un capital relationnel en liaison avec Guillaume Du Bellay laissé en Piémont à son départ en avril 1540. Un capital relationnel qui lui est reconnu par le roi et qui explique que son entrée au conseil étroit, à partir de novembre 1540, le spécialise dans les affaires italiennes.

De guerrier, par lépisode du gouvernement du Piémont, il est devenu un expert, porté en avant-scène de la cour par la défaveur du connétable. « À partir de 1540-1541, Claude dAnnebault entra donc dans le principal groupe de faveur de François Ier, pour ne plus le quitter », surtout à partir du moment où, « au printemps 1541, Anne de Pisseleu remporta une victoire éclatante, dans la mesure où elle patronnait tous les membres du conseil privé et nul ne pouvait prétendre avoir loreille du roi sans gagner le cœur de la duchesse ». Sur le plan de lhistoriographie du règne de François Ier, lapport, à ce point du livre de François Nawrocki, est essentiel : « on a souvent décrit les années 1541-1547 comme un moment du règne où la cour et les conseils étaient le plus gravement déchirés entre factions rivales ; pourtant, durant ces six années, le roi ne gouverna quavec les seuls membres de ce groupe favorisés par la duchesse et la ligne politique générale du gouvernement fut peut-être dune cohérence sans précédent dans tout le règne de François Ier. Plus jamais le conseil ne fut partagé entre ces factions rivales qui provoquèrent les brusques revirements dentre 1535 et 1540 ». En définitive, François Nawrocki nous propose de relire lhistoire du pouvoir royal ; car il inverse en quelque sorte la vision du règne de François Ier, dont le temps de la plus grande cohérence serait non pas à chercher dans les années 1520 voire même 1530, mais à lépoque dun souverain vieillissant…

De plus, François Nawrocki ne se limite pas à cette révision ou relativisation capitale, il remet aussi en question le mythe de larbitraire affectif du roi, qui avait pu certes jouer auparavant pour les Gouffier ; François Ier choisit ceux qui ont fait leurs preuves, les hommes dexpérience, il élimine

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ceux qui lui semblent comme Montmorency impliquer le choix dune politique de dévalorisation de sa gloire et dun risque pour sa puissance. Laffect est relativisé dans lhistoire au profit dune raison du politique qui tente déviter la prise de risque et laventure en politique et donc préfère opter pour un « anticharisme » du conseiller favori. Il y a certes un empirisme royal mais aussi et surtout une forme de rationalité du politique quand le roi installe au lus haut du pouvoir le triumvirat constitué par Chabot, Tournon, et bien sûr Claude dAnnebault. Cest-à-dire un système collégial au sein duquel il est observé que Tournon, contrairement à la tradition, neut pas le premier rôle ; ce rôle, surtout après la mort de Chabot, revint à Claude dAnnebault. Le pouvoir sautorégule et sinvente en tant quune succession dexpérimentations mises en œuvre en fonction certes des situations des individus mais aussi dune logique de la raison du politique, la faveur dépendant encore de différents paramètres comme celui de loccasionnel de la mort : François Nawrocki démontre que cest quand Chabot de Brion meurt que la charge damiral est décernée à Claude dAnnebault et quil y a passage à un duumvirat. Et si le roi, malgré le fiasco de Perpignan, maintient sa foi à lamiral, cest parce que sans doute sa raison du politique lui fait refuser de plier devant la pression des partisans du connétable.

Le lecteur le verra, il y a, dans le cours du livre, une tentative très intéressante danalyse de la pratique militaire de lamiral, qui se serait distingué par une lexercice dune vertu de mesure de lemportement héroïque des capitaines de la génération de Blaise de Monluc. À propos de cette prudence, François Nawrocki donne un récit très détaillé et pertinent de laction politico-militaire de Claude dAnnebault dans le temps des dernières opérations contre Charles Quint et de négociations complexes qui aboutissent à la paix de Crépy, aux conférences de Bruges et à la paix avec lAngleterre, la « paix des amiraux ». Passionnante est la description des cérémonies française et anglaise, qui donnent à voir un Claude dAnnebault parvenu au plus haut de la faveur. Parce quil a réussi : « si jusquà la fin de son règne, François Ier neut plus à compter lAngleterre parmi ses ennemis, il le devait aux bons offices de son conseiller favori ».

Mais François Nawrocki rompt alors avec le suivi événementiel, en tentant de théoriser la faveur du roi en tant que mécanisme de dévolution dune autorité qui est un honneur et sur laquelle chaque gentilhomme réalise un travail propre. Pour dAnnebault, le travail est une pratique de

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la modération encore, de mise en retrait de soi-même, daccommodation. Le favori est en premier lieu saisi comme lhomme dune posture de retenue sur le plan de son personnage et de son histoire lignagère, parce quil doit montrer quil doit tout au roi, quil nest rien sans son roi à qui il doit tout : « là se trouve peut-être la meilleure explication du défaut dhistoriographie lignagère des dAnnebault : Claude a pu vouloir se distinguer de ses prédécesseurs en cultivant, de préférence à limage de lhéritier dune élite de noblesse, celle de lhomme fait par le roi, sorti, par la faveur de son prince, des rangs serrés de la noblesse ordinaire, où il était simple capitaine particulier ». « Par cette attitude, il napparaissait pas, comme dautres, prédestiné par la naissance à être associé à la majesté royale, mais au contraire, comme la créature dun souverain tout-puissant ». Le self fashioning de Claude dAnnebault aurait été celui dun « homme sans qualité » de la Renaissance, un noble parmi les nobles, dont la vertu se serait manifestée sous lapparence dun don total de lui-même à son roi. Être sans qualité, à la Renaissance, cest être dans la mesure, la modération de soi et donc une arithmétique savante de soi ; et cest peut-être ce trait qui fit que Claude dAnnebault fut accepté à la fois par le roi et la cour. Parce quen lui se cristallisait une identité de la noblesse et que par lui le roi pouvait mettre en scène son lien affectif à sa noblesse.

Un gentilhomme de latonie, de la modestie calculée et pensée, au point quil est difficile de cerner la religion de Claude dAnnebault : ses relations avec les frères Du Bellay le porteraient peut-être vers une sensibilité évangélico-gallicanne mais, en même temps, il semble avoir donné son accord aux actions de répression de lhérésie qui marquent la dernière partie du règne de François Ier. On a limpression soit que les enjeux contemporains de la foi ne lintéressent pas, soit quil préfère se tenir à distance de leur gestion et de ses avatars pour en laisser au roi la seule maîtrise. Claude dAnnebault est un homme de la retenue. Mais qui fait de cette retenue un outil destiné à le maintenir dans lamitié du roi, parce quelle renvoie au souverain sa propre image de prince de prudence et donc de sagesse. Le courtisan favori, il faut le deviner, nest pas quun conseiller, il est aussi un miroir du prince, dans lequel le prince peut contempler son image. Et peut alors se comprendre le déploiement des marques de laffection de François Ier : la dévolution de la grâce sous forme de gages, pensions, concessions de revenus et rentes, entre 40 000 et 50 000 livres tournois par an.

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Peut aussi se comprendre pourquoi Claude dAnnebault fut le véritable chef du conseil jusquà la mort du roi, exerçant une sorte de superintendance des affaires ; sur la figure du favori atone vient se surimposer celle du favori discret, relevant dune « proximité dâme » au point que Claude dAnnebault « paraissait être celui, de tous les sujets du roi, qui connaissait le mieux les inclinations et la pensée de son maître ». Le jeu de miroir nest pas unilatéral, il fonctionne aussi du roi au conseiller. Il est alors très suggestif dobserver que la crédibilité du conseiller résultait dune « sorte de translation de lesprit du roi dans celui du conseiller favori », une translation que seul lamiral, à partir du tournant de 1538-1540, était en mesure doffrir à son souverain et de pouvoir accomplir. Une comparaison avec limage proposée de lui-même par le connétable serait intéressante à valoriser, afin de mettre en parallèle les deux modes dexister politiques.

Mais si le livre de François Nawrocki insiste de manière percutante sur cette alchimie inhérente au self fashioning du conseiller, un de ses points forts de sa démonstration est de remarquer que la faveur du roi est aussi « une entreprise collective » : collective, parce que lamiral dAnnebault et le cardinal de Tournon sont inséparables ; collective, parce que le favori existe grâce à ceux quil protège et à qui il redistribue la faveur quil capte, des chevaliers ou des hommes de guerre comme Paul de Terme, Bertrand de Saint-Blancard, Ludovic de Birague, le comte de Beichlingen, Polin de la Garde, Francisque Bernardin, Jean de Taix, aux hommes de robe tels que François Errault, François Olivier, le secrétaire Bayard, et aux gens dÉglise avec Jean de Monluc ou Jacques Spifame. Les proches sont sans cesse nécessaires, parce quils servent dauxiliaires et dintermédiaires, informent, protègent, donnent à savoir la pertinence de la politique de leur patron. Sans la constitution dun « réseau » ou plutôt dun agrégat plus ou moins stable de « brokers », le favori ne peut pas mettre en œuvre et incarner une politique. LÉtat royal est donc un système complexe qui ne fonctionne que de manière indirecte la plupart du temps, à partir du point axial quest lempathie du conseiller favori avec le prince.

Est ensuite fournie une analyse riche de ce que pouvait être lexercice même du pouvoir. François Nawrocki part à la recherche de ce que devait représenter le « principal maniement des affaires » : « en théorie, cette tâche revenait en premier lieu au souverain, dépositaire par la volonté

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divine de la tuitio regni, la garde du royaume ». Cependant cette superintendance était, dans certaines limites, confiée au conseiller favori, en temps ordinaire… Il sagit donc, en quelque sorte, « dune institution désincarnée, sans titulaire, mais essentielle au bon fonctionnement de lÉtat royal ». Cest là où lÉtat se révèle sans doute dans un mystère en raison de cette capacité du roi, roi sacré, détenteur dun pouvoir sacral, de créer autour de lui une sphère de désincarnation lui permettant de gouverner dans laliénation ou désappropriation dune fraction de lautorité sans quil y ait objectivement aliénation ou désappropriation. Excellentes sont les pages dépeignant la charge du conseiller, lintensité de son travail, son rôle de « réceptacle et de filtre de linformation », sa mission dorganisateur des audiences du roi. Il est une sorte dombre temporelle du roi sacré, celui qui lui permet dexercer son autorité dans la prudence ; il nexiste que comme un double du roi. Il ne mène pas sa politique, mais celle du roi dont il doit en tout moment prouver quil la pressent et la reflète par effet de capillarité. François Nawrocki sappuye sur des documents qui insistent sur le fait que le conseiller favori permet au roi de restreindre « son activité aux seules questions dont il considérait quelles revêtaient une importance supérieure ». Peut-être cette modélisation du conseiller sinscrit-elle alors dans une optique néo-platonicienne, dans laquelle le prince se doit de considérer les affaires supérieures de lEtat et ne doit pas se laisser détourner des spéculations spirituelles par les jeux et les tensions dimmédiateté du quotidien ?

La fin du règne de François Ier est articulée aux procédures de constitution dun grand dessein qui devait autoriser lalliance avec les protestants allemands et le roi dAngleterre ; et lamiral poursuivit ensuite son action de conseiller favori dans toute la séquence des rituels post mortem, comme sil se devait de continuer à jouer son rôle dombre du roi alors quil sait pertinemment quil ne peut que subir, face à lemprise exercée par Montmorency sur le nouveau roi, un terrible retour de manivelle ; cest à lui quil revint significativement de porter le cœur du roi.

Puis, après donc avoir donc longuement procédé à lanalyse de la grâce, des conditions de sa dévolution comme des conséquences de sa dispensation, François Nawrocki détaille le jeu de la disgrâce qui suit le changement de monarque. La disgrâce est vertigineuse de rapidité et de viduité. Car Henri II joue lindifférence et cest au connétable de Montmorency quil revient de donner à voir et comprendre les signes

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du désamour, plus implicitement quexplicitement. Le temps est venu qui est le temps du « congé muet », suivi par une reconversion locale, en Normandie, de lactivisme nobiliaire du favori déchu. Ce qui a exigé des années se défait en quelques instants.

Enfin, le retour aux affaires intervient à loccasion de la prise de pouvoir par Catherine de Médicis, et loctroi de la titulature de « lieutenant général du roi près de la reine ». Faut-il imaginer que ce fut alors que lamiral mit la reine en relation avec le noyau de conseillers qui vont lentourer surtout à partir de 1560 ? Même sil meurt vite, on peut se demander si lhistoire de Claude dAnnebault ne se poursuit pas, si elle nest pas reprise à son compte par Catherine de Médicis qui se serait reconnue dans lidéal de mesure – qui aurait concordé avec son choix du « moyennement » ? Naurait-elle pas tenté, auprès de ses fils, de réactiver et dexercer cette superintendance des affaires dans la pratique simultanément empirique et pragmatique de la modération quelle-même nommait la « douceur » ? Alors, lamiral dAnnebault aurait effectivement eu un rôle historique encore plus notable que celui que dépeint brillamment François Nawrocki. Le « moment » Claude dAnnebault aurait été un moment plus décisif que les historiens le jugent, un moment initiateur qui aurait eu une suite dans les années 1560-1570, quand le pouvoir monarchique se trouve pris dans létau des factions « papiste » et « huguenote » et quand Catherine de Médicis, dans son aspiration acharnée à protéger lÉtat royal et dans le souvenir du temps de François Ier, se serait donné le rôle, tout au long des trois règnes de François II, Charles IX et Henri III, dêtre lombre de ses fils.

Ces quelques pages sont trop brèves pour bien rendre compte de la valeur du livre de François Nawrocki pour lhistoire du xvie siècle. Un personnage comme lamiral dAnnebault, pourtant considéré comme secondaire avant son enquête, permet de mieux cerner les dynamiques historiques qui ont alors été en œuvre dans la sphère politique. Un grand livre se cache ainsi sous lapparence dune biographie, un jalon dans le processus actuel de relecture de lhistoire politique de la France de la Renaissance.

Denis Crouzet