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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : L’Amérique latine entre critique et théorie. Un autre regard sur la littérature
  • Auteurs : Durand (Carine), Raguenet (Sandra)
  • Pages : 7 à 24
  • Collection : Rencontres, n° 112
  • Série : Littérature générale et comparée, n° 12
  • Thème CLIL : 4028 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes de littérature comparée
  • EAN : 9782812432033
  • ISBN : 978-2-8124-3203-3
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3203-3.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 14/06/2015
  • Langue : Français
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Préface

Esquivo y semovente, el lugar de la teoría referida a la cultura latinoamericana supone siempre etapas antagónicas, aunque combinadas : la exclusión, por irrelevancia, de la especulación y de la misma cultura latinoamericana en el cuadro global ; la discriminación, en función de ser el continente productor de prácticas pero no de categorías críticas universales ; y, finalmente, la incorporación, como espacio de lo diferencial1.

Raúl Antelo, Crítica acéfala.

La littérature latino-américaine est entrée depuis peu sur la scène internationale et lon sait combien ceux qui ont été nommés les écrivains du « boom » ont joué un rôle clef dans cette reconnaissance tardive. Mais quen est-il du côté de la pensée ? Combien douvrages de sciences humaines ont-ils été traduits, diffusés, commentés ? Combien douvrages de philosophie, de sociologie, dhistoire, de linguistique, de théorie et de critique littéraires ont passé les frontières de lEurope en dehors des ouvrages de spécialistes de lAmérique latine et des articles parus dans des revues spécialisées à diffusion restreinte, généralement écrits en espagnol ? Le constat pose lévidence dune absence déconcertante. Or, à lire les travaux sur la littérature diffusés en Amérique latine, on découvre quelle a produit et continue de produire des œuvres critiques et théoriques multiples et innovantes qui restent lettres mortes en Europe. Cet ouvrage se propose donc de contribuer à la diffusion de la pensée latino-américaine des xxe et xxie siècles, à la visibilité de son inventivité, à la mise en lumière de ses spécificités et de ses enjeux.

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Lidée de mener ce projet est née de plusieurs constats. En premier lieu, celui dune absence du corpus latino-américain à lintérieur douvrages théoriques européens qui ont pourtant été élaborés en sappuyant sur des œuvres du patrimoine mondial. Seule – pour ne parler ici que de la France – la socio-critique, dont La République mondiale des Lettres de Pascale Casanova fournit un exemple emblématique, échappe à cette « règle2 ». Est-ce à signifier que la production littéraire latino-américaine ne vaudrait que par sa position excentrée pour ne pas dire excentrique ? Le deuxième constat concerne les « malentendus » dont sont pétris les travaux critiques européens sur la littérature latino-américaine du xxe siècle. LEurope a certes œuvré pour la reconnaissance internationale de cette littérature mais se montre souvent incapable de la penser à sa hauteur en recourant à de vieilles catégories, à des classifications binaires que précisément nombre dauteurs latino-américains font éclater. La littérature latino-américaine souffre donc, à lintérieur des ouvrages produits en Europe, à la fois dune absence de représentation dans les études théoriques et dune déformation à lintérieur des travaux critiques alors que ses propres travaux ne sont pas exportés. Ces derniers permettraient précisément dajuster la critique à la réalité des textes et à leurs enjeux, dapprécier leur singularité, de transformer les représentations et daffiner les théories au regard dhorizons qui tracent une autre manière de penser la littérature. Ces horizons autres se sont dessinés avec de nombreux critiques tels Emir Rodriguez Monegal, Angel Rama, Saúl Yurkievich, José Miguel Oviedo ou encore Antonio Cândido, mais aussi décrivains qui – outre Borges qui semble à lui seul résumer lAmérique latine aux yeux des Européens – nont cessé de produire des essais critiques remarquables : il suffit de penser à Victoria Ocampo ou à Julio Cortázar en Argentine, aux « Contemporáneos », à Alfonso Reyes, Octavio Paz ou à Carlos Fuentes au Mexique, à Alejo Carpentier, José Lezama Lima ou Severo Sarduy à Cuba, à Mário de Andrade, à Guimarães Rosa, aux frères De Campos, au Brésil – pour nen citer quun nombre infime parmi les plus célèbres.

Comment dès lors expliquer de telles lacunes en Europe ? La « sauvagerie » dont est affublée et dont saffuble elle-même la littérature latino-américaine serait-elle aussi le fait dune critique et dune théorie à ce point dépourvue dintérêt quelle ne puisse traverser les frontières ?

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Ou sagit-il dune épreuve de létranger à tel point déroutante quelle ne puisse être relayée ? Depuis notre position de comparatistes, nous nous sommes interrogées sur les causes et les effets de ce phénomène. Plusieurs facteurs dordre socio-culturel, politique, idéologique, historique entrent en jeu. Létude de la réception de la littérature latino-américaine en France révèle combien les clichés exotiques, le stock dimages folkloriques demeurent disponibles. Ces clichés fournissent bien sûr des arguments de vente au secteur éditorial en même temps quils reposent sur une méconnaissance globale de lAmérique latine comme de la spécificité du contexte de production de sa littérature et de ses enjeux. Cette méconnaissance senracine dans une lecture ethnocentriste qui joue tantôt de ses effets exotisants qui marginalisent, tantôt de ses effets universalisants qui écrasent les différences. De cette réception déformée et déformante des textes littéraires à labsence de diffusion de la pensée critique et théorique latino-américaine, il ny a quun pas dans lequel semboîte linterdépendance des phénomènes : les clichés exotiques paramètrent la représentation dune marginalité qui se reporte sur lensemble des activités de la pensée, de la littérature à la critique et à la théorie. Dun point de vue idéologique et politique, on peut aussi voir dans ce phénomène, à linstar de Fabio Durão, « un reflet de la division internationale du travail, puisque cest généralement ce que lon nomme le Premier Monde qui fournit les technologies interprétatives et le Tiers-Monde, la matière première culturelle à traiter » (infra, p. 99). Or, ce que cet ouvrage révèle précisément, cest que non seulement le « Tiers-Monde » pense ses productions mais quil pense aussi celles du « Premier Monde » et ses rapports avec lui.

Les conditions de réception de la littérature latino-américaine en France agissent donc sur ses conditions de diffusion et sur la non-diffusion dune pensée critique et théorique qui crée un effet dabsence. Or, cet effet se résout en une équation bien connue : linvisibilité relègue à linexistence ; inexistence qui autorise toutes les déformations possibles. Les absents ont toujours tort, dit le dicton populaire, mais force est ici de se demander qui sont les véritables absents à lhistoire internationale et qui fabrique labsence ? Pourquoi les théories européennes mais aussi russes, et plus récemment états-uniennes sexportent-elles, pourquoi certaines dentre elles deviennent-elles des modèles à létranger ? Quelles sont les conditions dexportation dune pensée ? Les passeurs (critiques,

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traducteurs, enseignants, etc.) jouent, on le sait, un rôle majeur dans la diffusion, assurent un relais indispensable aux échanges internationaux. Mais cette chaîne, qui fabrique lhistoire, est aussi prise dans les rouages dun marché mondial régi par des luttes dordre politique et économique.

LAmérique latine entre critique et théorie. Un autre regard sur la littérature se propose donc de contribuer à la diffusion dune pensée à même de déconstruire nombre de préjugés attachés à cette aire culturelle, en révélant quelques voix/voies critiques et théoriques littéraires de poids. Cet ouvrage ne saurait, certes, combler les lacunes accumulées mais souhaiterait que ce premier pas ouvre un chemin prometteur à la diffusion dune pensée à même de renouveler un certain nombre de concepts théoriques que nous employons souvent sans porter lattention nécessaire aux enjeux politiques, sociaux, économiques et philosophiques des objets de nos analyses. Ainsi des notions didentité, de dialogisme, de carnavalesque, de fantastique, de transfert culturel, qui sont repensés avec une intelligence autre qui nous invite à notre tour à repenser nos propres usages.

Le cadre de cette recherche sétend des années 1960 à nos jours ; 1962 étant la date à laquelle lintellectuel León Pacheco prononce à lAcadémie Costaricienne de la Langue le « plaidoyer vibrant et passionné dun “Américain” qui démontre le dynamisme et la vitalité » du continent (infra, p. 28). Bien sûr, les intellectuels et écrivains latino-américains nont pas attendu cette date pour penser leur littérature, ce dont rend compte le texte de Pacheco qui sattache à retracer la généalogie dune culture et dune pensée. La traversée historique aussi bien que géographique de lAmérique latine révèle alors non seulement lextrême richesse dune pensée mais encore une intense activité critique et théorique qui se réalise sous des formes multiples : colloques, symposiums internationaux, articles, ouvrages, revues, cours, interventions dans la vie publique latino-américaine comme états-unienne ; contacts entre les deux Amériques qui semblent être privilégiés en raison dune émigration importante comme dune histoire complexe et chaotique qui favorisent les échanges interculturels. Quant aux contacts avec lEurope, ils nen sont pas moins importants mais de toute autre nature. Les phénomènes démigration, dexil, les voyages sont aussi à prendre en considération mais ils ne donnent pas lieu aux mêmes types déchanges. Du côté de lAmérique latine, les contacts avec lEurope sont intenses, la fréquentation

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de la littérature européenne – et plus largement des arts – garantit une véritable connaissance qui est loin dêtre partagée. Est-ce à dire que ces échanges sont dordre unilatéral ? Dans une certaine mesure seulement car, comme le révèle cet ouvrage, les échanges seffectuent bien dans les deux sens mais nétant encore que très peu pensés, formalisés, relayés en Europe3, nous ignorons tout ce que nous devons à lAmérique latine. Cette ignorance, là encore, produit des déformations laissant accroire que lEurope est seule source d« inspiration ». Or, les pages qui suivent nous donnent de quoi mesurer la nature réelle des échanges avec lAmérique latine comme ses impacts sur la pensée et la littérature européennes pour nous offrir de quoi repenser ces rapports, de quoi remettre en cause la notion même dinfluence.

« Un autre regard » sur lAmérique latine aurait très bien pu se décliner au pluriel en raison de la diversité ici exposée : diversité des objets de pensée, des usages, des méthodes, des points de vue, des perspectives aussi bien diachronique que synchronique. Au sein de cette diversité nombre de convergences sont néanmoins perceptibles, à commencer par le fait que les auteurs de ces articles et essais, comme ceux sur lesquels ils portent leur réflexion, sont particulièrement soucieux de préciser doù ils parlent, de questionner ce lieu, ou non-lieu, à redéfinir incessamment ; question que nous ne pouvons éluder à notre tour, dautant quelle engage le discours de ces auteurs qui se positionne souvent comme des « interventions » et nous rappelle que la critique est aussi une pragmatique. Sur les treize articles écrits par des personnalités académiques latino-américaines, un bon nombre ont été écrits depuis lexil (choisi ou non) : Ana Pacheco, Inês Oseki-Dépré, Néstor Ponce, Annick Louis et Armando Zamora vivent et enseignent en France tandis que Mabel Moraña, Roberto Echevarría et Gustavo Pérez Firmat vivent et enseignent aux États-Unis. Josefina Ludmer et Beatriz Sarlo ont enseigné aux États-Unis et Raúl Antelo, Argentin, enseigne au Brésil. Signe, peut-être, dun changement : Analía Gerbaudo et Fabio Durão sont restés dans leurs pays respectifs pour y enseigner. La plupart des

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auteurs de cet ouvrage ont donc écrit depuis lexil, ce qui ne saurait masquer la multitude des productions autochtones. Nous regrettons notamment labsence de représentation des pays dont la population indienne est très forte – notamment les pays andins et le Mexique –, mais cela fera partie des « restes4 », de ce quil faudra reprendre ailleurs.

« Un autre regard » se veut pourtant au singulier parce quil sagit de rassembler ici le divers sous lespèce de laltérité. Cette altérité nen possède pas moins de multiples facettes que nous avons souhaitées porter à la connaissance dun public français avec le souci dune perspective suffisamment large pour être représentative : avec des intellectuels, poètes et écrivains qui couvrent une bonne partie du xxe siècle, avec des méthodes critiques diverses (formalisme russe, structuralisme, socio-critique, cultural studies, déconstructionisme, archéologie du savoir, anthropologie critique, critique décrivains), avec des nationalités qui, loin de couvrir lensemble du territoire latino-américain nen représentent pas moins sa diversité : Costa-Rica (León et Ana Pacheco), Cuba (Armando Zamora, Roberto Echevarría et Gustavo Pérez Firmat), Brésil (Inês Oseki-Dépré et Fabio Durão), Argentine (Néstor Ponce, Annick Louis, Analía Gerbaudo, Josefina Ludmer, Beatriz Sarlo et Raúl Antelo) et Uruguay (Mabel Moraña).

Les auteurs ici présents font, sans exception, autorité dans leurs champs dintervention, notamment parce quils sont discutés, suscitent la polémique, font école. Considérés comme des références incontournables, ce sont des intellectuels médiatiques, des poètes, écrivains, traducteurs, animateurs ou directeurs de revue(s), éditeurs et universitaires qui nont eu et nont de cesse de transmettre un savoir et de questionner cette transmission5. Cest pourquoi on trouvera dans ces pages un leitmotiv qui fait de la question des corpus, des idéologies dominantes dans la construction des savoirs, de lenseignement de la littérature et de létat actuel de la recherche dans les universités, un objet central de réflexion.

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En quête dune définition

Parmi les échos perceptibles entre les différents discours ici recueillis, on remarquera une préoccupation constante pour la question de lidentité – question qui dun continent à lautre ne reçoit pas les mêmes définitions, ne cristallise pas les mêmes enjeux, nengage pas les mêmes valeurs6. Ces discours sont donc sous-tendus par la question de lidentité, par la tentative dune définition de lAmérique latine. Le chapitre « Regards décrivains » amorce ainsi la question selon différentes perspectives : une urgence pour le Costaricien León Pacheco, un détournement pour Borges, une synthèse « modale » pour Haroldo de Campos. Question que lon retrouve, dune autre manière dans le chapitre « Regards croisés », à travers des réflexions sur la méthode dapproche de lobjet littéraire latino-américain. Ainsi de la réflexion de Mabel Moraña sur le concept de transculturation qui permet denvisager la question de lidentité latino-américaine dans une perspective post-coloniale ; ainsi de la réflexion de Fabio Durão sur un discours qui adapte si bien les concepts étrangers au propre (telle lassociation carnavalesque/carnaval brésilien) quils ne signifient plus rien. Question que lon retrouve encore chez Annick Louis qui analyse le décalage de positions entre deux théoriciens du fantastique (Tzvetan Todorov et Ana María Barrenechea) et les effets dune méconnaissance respective qui engage une « polémique implicite ». Question de position qui se déplace, dans « Regards argentins », vers un débat sur le « lieu » dénonciation du discours critique qui pousse Josefina Ludmer à questionner la tension entre lautonomie de la littérature et ses emplois politiques pour poser les fondements dune critique de la critique, tandis que de son côté, Beatriz Sarlo questionne la place réservée à lhistoire, sa construction à lintérieur dune machine médiatique qui impose des formats spécifiques à la pensée et valorise le « kit deffets » contre « le langage des faits ». Quant à lArgentin-Brésilien Raúl Antelo, il pose, à partir de son concept dextimité, la question très

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complexe et actuelle de la périphérie : « Ne pas apaiser au moyen dune fausse mythologie identitaire, et ne pas la rejeter non plus, met face au dilemme “darriver au propre via létranger” sans que lon sache très bien ce quil y a dun côté ou de lautre… » (infra, p. 152). Enfin, le dernier chapitre, « Regards cubano-américains », met en relief un déplacement de laffirmation cubaine (Voir Roberto González Echevarría, « La fête chez Lezama Lima ») vers le doute, le « sino » cubain que Gustavo Pérez Firmat inscrit dans la tradition du « peut-être » émergée depuis « lentre-lieu7 » de lexil : « Il est possible que, refusant aussi bien la diaspora que lethnie, nous qui écrivons des livres qui appartiennent à la tradition du “peut-être” et du va-et-vient qui ne vient de nulle part et qui ne va nulle part – il est possible que nous soyons une génération sans descendance : non seulement le “peut-être”, mais encore le “être peu” ; non seulement la génération moyenne, mais aussi la génération sans moyen » (infra, p. 223).

Autant de questions que nous éludons facilement en France, soit que nous parlions depuis la tradition formaliste et structuraliste dont nous sommes héritiers, soit que nous nayons pas à lesprit la complexité des enjeux que représentent la création et la critique littéraires en Amérique latine. Il est donc indispensable de souligner que si le lieu « doù ils parlent » est un lieu étranger, un « entre-lieu », le territoire dont nous parlons est loin dêtre un lieu uniforme : lAmérique latine nexiste pas comme entité géographique et noffre pas non plus dunité politique ou linguistique, ni même économique. Quoi quil en soit, la « quête dune définition » de lintellectuel costaricien León Pacheco continue à recevoir des réponses, et la réflexion semble loin dêtre tarie. Comme on le voit, cette quête se décline sous plusieurs formes et senvisage depuis diverses perspectives : celle dune construction de lhistoire littéraire argentine chez Jorge Luis Borges, celle dune réhabilitation du baroque pour une autre histoire littéraire brésilienne chez Haroldo de Campos, celle de lidentité malmenée du Cubano-Américain chez Gustavo Pérez Firmat ou dune identité affirmative chez José Lezama Lima, celle dun fondement acéphale ou transculturel latino-américain chez Raúl Antelo ; autant de preuves de limportance encore aujourdhui sensible dune réflexion originale et toujours en mouvement sur lidentité. En bref, la littérature

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latino-américaine est loin dêtre pure et déconnectée des champs politiques et économiques des nations doù elle émerge. De fait, les écrivains consacrent une grande part de leur énergie à la construction dune histoire de la littérature régionale/nationale/continentale/mondiale qui leur soit propre. Mais cette recherche resterait incompréhensible pour un lecteur français (a fortiori dans le contexte politique actuel du pays), si elle nétait contextualisée. Comme lanalyse Inês Oseki-Dépré au sujet dHaroldo de Campos : « la connaissance de la loi de lespace littéraire mondial ne le conduit ni à la recherche dune place individuelle dans la République des Lettres ni à sassimiler aux lois de lespace mondial. La différence, la rupture, réside dans le fait que la pensée critique dHaroldo de Campos subvertit les lois générales en intégrant nationaux et internationaux dans un même espace – un espace sui generis. Un espace autre, différentiel, métisse. Il œuvre, de façon autonome, à une littérature où lhétéronomie trouve toute sa place » (infra p. 82). Cette question engage notre réflexion sur ce que le poète brésilien a nommé « nationalisme modal », contre un autre type de nationalisme, le « nationalisme ontologique » : il ne sagit jamais de nier la question de lidentité, mais bien den défendre de nouvelles formes, non plus essentialistes, mais « différentielles » (infra p. 78).

LAmérique latine : entre critique et théorie ?

L« apparente » absence de théories « autochtones » américaines semble, comme nous le disions, dautant plus remarquable quelle contraste avec une grande abondance de travaux qui nont cessé de chercher à penser la littérature propre et étrangère. Comme le dit bien Raúl Antelo, la théorie concernant la culture latino-américaine « implique toujours des étapes antagoniques, bien que complémentaires : lexclusion, par insignifiance, de la spéculation et de la culture latino-américaine, dans le contexte global ; la discrimination, parce quil sagit dun continent producteur de pratiques et non de catégories théoriques universelles ; et, finalement, lincorporation, comme espace du différentiel » (infra p. 152). Pour Raúl Antelo, il sagit ici de dénoncer les postcolonial studies et la théorie de la transculturation en pointant des caractéristiques que lon retrouve par

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ailleurs – de manière implicite souvent, mais aussi de manière plus ouverte – dans bon nombre douvrages ou dessais sur lAmérique latine.

Or, on trouvera dans ces pages de quoi sopposer à de tels présupposés. Car sil est vrai que « lapplicationisme » (infra p. 139) nest pas à lordre du jour pour les auteurs ici présents, les créations de concepts opératoires sont légion. Retenons pour linstant : la transcréation et la transformation chez Haroldo de Campos ; la transculturation dans la réflexion dAngel Rama ; le monologisme du multiple de Fabio Durão ; le reste de Josefina Ludmer et celui dhistoire absente de Beatriz Sarlo ; la critique acéphale et lextimité de Raúl Antelo ; lhypertélie de Lezama Lima et le sino de Gustavo Pérez Firmat. Face à cette prolifération, force est de reconsidérer nos préjugés.

Concernant plus spécifiquement le domaine théorique, il nous semble ici important de distinguer trois plans dintervention : le transfert des théories étrangères, la production de théories propres et lélaboration de textes hybrides où la théorie emprunte des chemins de traverse. Concernant limportation de théories étrangères, si depuis une époque encore récente, il peut sembler que lAmérique latine ait trouvé une voie avec les théories postmodernes, les cultural studies, les concepts bakhtiniens et la sociocritique – cette situation suscitant des débats autour de lexistence de théories propres issues de laire culturelle latino-américaine –, il ne faut pas sy tromper. Dune part, ces théories, souvent issues dune pensée sur lhétérogène et sur la transversalité des disciplines, ont trouvé un écho remarquable du fait de leur extrême coïncidence avec les productions littéraires locales. Dautre part, il est à considérer que ces théories ne sont pas simplement importées et appliquées : les transferts culturels donnent lieu, comme on le sait, à toute une série de détournements, dappropriations, de transformations et de déplacements créateurs (Voir « Regards croisés »). Concernant la production de théories propres, plusieurs aspects sont à envisager, le premier étant lié aux transferts précédemment évoqués, à savoir que le geste même d« appropriation » indique bien laction de rendre propre létranger. Mais si lon entend, au sens strict, le « propre » comme ce qui est directement produit depuis un espace précis, en ce qui concerne lélaboration de théories « internes », lAmérique latine ne fait pas exception sur ce point. Par ailleurs, si nous appréhendons le terme même de « théorie » comme la construction dun système danalyse bâti sur un ensemble de lois abstraites, de notions et concepts appliqués à un domaine particulier, lAmérique latine est

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bien productrice de systèmes de pensée qui concernent, entre autres, le genre, lhistoire littéraire ou encore la traduction. On en trouvera ici quelques exemples sous les noms dHaroldo de Campos, dAna María Barrenechea ou de Roberto González Echevarría qui ne paraissent pas ici à proprement parler en tant que théoriciens mais dont les ouvrages fondamentaux sont cités et commentés par Annick Louis, Inês Oseki-Dépré et Armando Valdés Zamora. Ceci étant, à lire certains articles, un autre phénomène vaut dêtre mentionné, celui de la difficulté dopérer un distinguo entre critique et théorie. En effet, comment considérer larticle – et plus largement les œuvres – de Raúl Antelo ou les interventions de Beatriz Sarlo et de Josefina Ludmer ? Cest précisément le sens de larticle dAnalía Gerbaudo qui situe les travaux de ces trois auteurs « en zone-frontière », lisière où se « désarticulent la polarisation théorie/critique littéraire » en même temps que « le lieu commun selon lequel lAmérique latine serait une simple réceptrice et consommatrice de concepts » (infra p. 132). Comment qualifier encore les travaux de ces voix métissées, duniversitaires et décrivains, telles celles de Gustavo Pérez Firmat ou de Néstor Ponce ? Cest ce troisième plan que le présent ouvrage met aussi en valeur, celui dune critique et dune théorie qui passent par la bande. Chemins de traverse qui ont été tracés par les générations précédentes : les Brésiliens anthropophages (avec entre autres, Oswald de Andrade et Mário de Andrade), concrets (Haroldo et Augusto de Campos, Décio Pignatari) ou néo-concrets (sous le leadership de Ferreira Gullar) ; Jorge Luis Borges et José Lezama Lima ou Octavio Paz. Nombre décrivains ont en effet produit des réflexions remarquables sous la forme dœuvres hybrides qui brouillent les frontières entre réflexion et fiction, entre théorie et manifeste, entre écriture de la pensée critique et pensée critique de lécriture sous lespèce dune indétermination féconde ou dune réflexion sur dautres pratiques qui, telle la traduction, sont considérées comme une autre forme de critique. Cet autre regard porté sur la pensée et ses productions nous invite alors à reconsidérer notre appréhension de la théorie et de la critique aussi bien dans leurs formes que dans leur statut, à prendre en considération polymorphisme et hybridité – des textes, mais aussi des figures dintellectuels et décrivains qui assument des fonctions multiples – qui semblent ici plus quailleurs constituer une réalité fertile.

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Pour une histoire synchronique

La critique universitaire, notamment européenne et nord-américaine, a longtemps pensé la question de la littérature latino-américaine en termes de contradiction entre régional et universel en occultant ses réalités culturelles au profit dune certaine idée de la littérature qui ne correspondait pas à ses productions. Autant dire que cette littérature na pas été pensée. En revanche, du côté de lAmérique latine, on repère plusieurs conceptions originales de la littérature, souvent animées par un souci de construire une histoire discontinue et différentielle.

Chez Jorge Luis Borges, lhistoire littéraire, au même titre que lHistoire, est conçue comme un mythe. Cest ainsi quil « réaffirme sa théorie de la fonction des chefs-dœuvre : construire un mythe identitaire » (infra, p. 63). Sa tâche sera alors de construire ce mythe : « la tradition argentine est toute la culture de lOccident. Cest sur ce point que réside la force de la culture et de la littérature argentine : être liées à lOccident tout en restant excentrées, ce qui leur permet dinnover, de transgresser les normes et les principes. Labsence de profondeur dans le passé historique, vécue comme un drame par dautres intellectuels argentins, est prise à contre-pied par Borges, qui au lieu de la considérer comme une tare, tire delle toute sa force et lui permet de situer ses nouvelles aussi bien en Europe, en Argentine que nulle part » (infra, p. 61). On retrouve une conception à la fois inclusive et différentielle chez Haroldo de Campos selon lequel « la critique littéraire doit sintéresser à la fonction différentielle dune œuvre littéraire, à sa fonction transgressive. Elle ne doit pas exclure lexception mais, plutôt, “maintenir la différence des œuvres en tant que différence” et, de cette façon, “mettre en relief la discontinuité de la littérature en relation à lhistoire de la société” » (infra, p. 76). Il sagit donc dune histoire qui privilégie la synchronie à la diachronie et valorise lidée de « transformation » plutôt que celle de « formation ». Une histoire qui fait dialoguer présent et passé, modernité et tradition, national et international, et favorise ainsi des rapprochements inédits et féconds ; une histoire qui remet en cause une vision évolutionniste et essentialiste, fonctionnelle et cibliste de la littérature qui génère des exclusions. Contre cette

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construction de lhistoire, une autre perspective a émergé, perspective « flexible, déconstructive » (infra, p. 51-63) qui redistribue et renouvelle les tâches de la critique et de lhistoire littéraire chargées de faire valoir la discontinuité littéraire et les jeux de strates au présent. On pourra ainsi apprécier dans cet ouvrage des filiations étonnantes, un dialogue subtil et créateur entre Cervantès-Shakespeare-Hernández-Poe-Borges ou Mallarmé-Vallejo-Paz ou encore Grégorio de Mattos-Sousândrade-Oswald-Drummond-Murilo-João Cabral (infra p. 62).

Cest ainsi que, de son côté, Raúl Antelo prône lanachronisme comme méthode féconde pour repenser lhistoire littéraire ou que Roberto Echevarría affirme : « Pour ce qui est de diviser la littérature – Siècle dor/xxe siècle –, il sagit davantage dun produit du monde académique, surtout nord-américain, que de la littérature elle-même » (infra, p. 183). Cest cette même conception que lon retrouve chez Josefina Ludmer : « Rien de tel que les lueurs du présent pour entrevoir le mouvement de lhistoire » (infra, p. 138) ; Josefina Ludmer qui enseigne à ses étudiants que « Les “modes de lecture” sont des “formes de laction” de caractère historique et par conséquent, changeants, produits de “controverses et de débats” » (infra, p. 139). La construction dun fantastique latino-américain reste un exemple notoire de ces « formes daction ». Comme lanalyse Annick Louis, « Si toute anthologie convoque la notion de série, la Antología de la literatura fantástica cherche à déplacer une série, et la remplace par une autre : les écrivains et les textes associés au genre à partir de la tradition européenne [] cèdent ici leur place à une compilation faite dune juxtaposition de fragments et de récits autonomes, venant dœuvres et dauteurs qui nétaient pas, à lépoque, associés au fantastique (Chesterton, Joyce, Swedenborg, etc.). Ainsi, le genre fantastique semble à première vue être un effet de lecture, qui résulte dun cadre éditorial ; cependant, lanthologie en fait un programme, qui montre comment on transforme une pratique de lecture en écriture » (infra, p. 120). Autant dapproches qui nous incitent, lorsque nous avons affaire à lAmérique latine, à nous garder « dappliquer » trop vite nos propres méthodes et nos propres constructions en matière dhistoire littéraire.

En effet, national et international, quête didentité et histoire, culture populaire et savante, art et artisanat, érudition et folklore ny sont jamais cloisonnés, pas plus que les auteurs nopèrent par hiérarchisation. Les concepts de transculturation (Voir Mabel Moraña), dhétérogénéité (Voir

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Raúl Antelo), de dialogisme (Voir Fabio Durão), danthropophagie (Voir Fabio Durão et Raúl Antelo), dacéphalie (Voir Raúl Antelo), dhybridité, de tiers-lieu deviennent alors opératoires pour des analyses et des études de corpus « propres » et non plus régis par les critères et jugements de valeur inadéquats (Voir « Regards croisés »).

De lusage et de lantagonisme

On notera parallèlement une attention constante à lusage de ces concepts, à leur circonscription à une analyse qui soit toujours en adéquation avec lobjet et le contexte doù sont issus ces concepts eux-mêmes. Loin dêtre laffaire dun vague relativisme ou dun relâchement, lutilisation des théories et des concepts sattache ici à la quête dun usage toujours plus juste. Si cette attention est présente dans tous les textes rassemblés dans cet ouvrage, elle fonde le sens même des articles qui sont regroupés sous le titre de « Regards croisés ». On remarquera, dans le même sens, le souci de dialogue, un dialogue fondé sur lantagonisme et la polémique. Ce souci est corrélatif de la quête dune utilisation conceptuelle qui doit être sans cesse remise en question par les objets découverts, par des œuvres interprétées différemment. Ce goût pour la polémique et la discussion est réellement vivifiant, dynamique et nous invite à tisser des liens, créer des jeux de question/réponse entre les « interventions » de León Pacheco, de Raúl Antelo et de Gustavo Pérez Firmat pour mettre en regard la tradition affirmative, celle du « peut-être » et le concept « dextimité ». On pourra également placer en vis-à-vis les interventions de Mabel Moraña et de Beatriz Sarlo, les faire jouer avec celle dAnnick Louis au titre de « polémique implicite », les faire dialoguer avec celle de Raúl Antelo afin de mieux cerner la complexité des enjeux attachés à la question de la transculturation et du modèle centre/périphérie. On pourra encore lire en parallèle larticle de Fabio Durão et celui de Roberto Echevarría, où carnaval brésilien et carnaval cubain se font face.

De fait, ces dialogues et polémiques se nouent parce que la littérature nest jamais neutre et parce que, force est de le souligner, le lieu

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doù lon parle revêt une importance particulière dans un contexte où dictatures, persécutions et exils restent dactualité (avec les jugements, les accès aux archives récentes, les dictatures actuelles), où les discussions sur la mondialisation ne sont pas simplement laffaire des « hommes politiques » ou des spécialistes mais aussi celle des enseignants. Cest pourquoi on repérera dans le présent ouvrage une insistance sur la question de lidéologie. Au niveau des stratégies éditoriales : « [] lanthologie relève dun ensemble de stratégies éditoriales borgésiennes qui ont permis dinscrire une conception de la littérature et une idéologie particulières dans la culture argentine, dont le plus grand succès fut limposition dune bibliothèque qui apparaît aujourdhui comme naturelle et universelle, bien quelle reste un trait identitaire argentin » (infra p. 120) ; au niveau du cliché exotique, devenu endogène : « [] la représentation, idéologique par excellence, du Brésil comme un pays joyeux, soumis à la violence, comme le pays de la démocratie raciale, du melting pot réussi, trouve dans lidéologème de la fête une base importante. En somme, lidéologie de la multiplicité vit une vie propre dans lhistoire du Brésil du xxe siècle » (infra p. 103) ; au niveau de la position de lintellectuel : « Dans la théorie de Rama, lidéologie sous-jacente du métissage comme formule conciliatrice et niveleuse réduit le culturel au lettré, le lettré à lurbain, le latino-américain à lhégémonique, en renforçant par ce même mouvement la position de lintellectuel dans les processus culturels comme représentant, traducteur et interprète du substrat du populaire, catégorie théorique – idéologique – située a priori dans lespace utopique de lintérieur de la nation, cest-à-dire dans lintériorité de la théorie » (infra p. 92) ; au niveau de la posture de lenseignant et du critique, comme en témoigne la réception des travaux de Beatriz Sarlo – « Avec Beatriz Sarlo et Elvira Arnoux, jai appris à lire en termes dinstitution et didéologie » (infra, p. 140) ou encore la réflexion de Josefina Ludmer : « Un courant critique peut en affronter un autre selon une logique politique (les différentes tendances contemporaines luttent pour les idéologies de la littérature et pour la domination textuelle et interprétative), ou selon une logique universitaire (qui fonde le passage successif dune tendance à la suivante : labandon de ce que lon soutenait hier et son remplacement par ce que lon soutient aujourdhui : le constant déplacement de la vérité) » (infra, p. 156). Telle est aussi la direction de la pensée de Roberto Echevarría pour lequel

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« il y a dans la littérature latino-américaine moderne une idéologie implicite, à travers laquelle la littérature et la critique déterminent ce quest la littérature latino-américaine et comment elle doit être lue » (infra, p. 185). On en trouvera donc ici quelques exemples explicités.

Intervenir, transmettre, transcréer

Cette réflexion nest pas sans faire une place à léducation, à la transmission des savoirs et au choix des corpus. Cette récurrence de la question de lenseignement dans les dédicaces et au sein même des articles a de quoi nous étonner car si ce questionnement est en train de se renouveler en France, cest sur un tout autre socle idéologique. À lintérieur des universités françaises en effet, le souci des débats et de leur inscription dans lordre idéologique sest effacé après la révolution conservatrice amorcée au début des années 1980 qui se traduit aujourdhui, selon Geoffroy de Lagasnerie, par la normalisation de la recherche, par sa perte de contact avec le dehors, la politique8. En Amérique latine, les dictatures, le contrôle des savoirs, ont amené à réfléchir – ici davantage quailleurs – à la question du pouvoir, des idéologies et de la transmission des savoirs. Cette expérience tragique nous renvoie sans cesse à des rapports qui affirment combien nos constructions scientifiques sont loin dêtre neutres : ainsi, au Brésil, le structuralisme connote-t-il lesprit scientifique des militaires de la dictature quand Mikhaïl Bakhtine est associé à la démocratie (Voir Fabio Durão). De même, lidéologie qui envisage la littérature latino-américaine comme une production « en voie de développement » (Antonio Cândido), soppose à la proposition dHaroldo de Campos qui la fait « naître adulte » et confronte ainsi une idéologie positiviste à une idéologie « acéphale ». Cest dans cette

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conscience de linterdépendance du savoir et du pouvoir que réside peut-être lune des raisons de la souplesse des frontières disciplinaires, plus importante en Amérique latine quailleurs. De León Pacheco, qui passe de la grande histoire à la littérature et à la construction politique des Nations, à Beatriz Sarlo qui repense la question des disparus pendant la dictature, à Gustavo Pérez Firmat qui questionne lexil cubain, nous notons quune pensée qui pose les problèmes en opposant « critique interne » et « critique externe » ne peut fonctionner ici. Le système binaire au sein duquel nous déplaçons souvent notre réflexion en France (interne/externe, haut/bas, politique/herméneutique, etc.) est totalement déconstruit au profit dune pensée globale sur la littérature, toujours en lien avec lhistoire ou lactualité. De la même manière, traduction, création poétique et critique sont intrinsèquement liées pour Haroldo de Campos, sans que lune nait le primat sur lautre. Ou encore, la fête et le carnaval pour Roberto González Echevarría et Fabio Durão sont aussi bien pensés en termes identitaires, politiques, philosophiques, littéraires, historiques quanthropologiques. Ce passage des frontières est encore sensible dans la loi des affinités électives qui commande, dans la majorité des articles, un dialogue fécond avec les penseurs outre-Atlantique. On pourrait ici généraliser le propos dArmando Valdes-Zamora lorsquil retrace le parcours intellectuel et la formation de Roberto González Echevarría et Gustavo Pérez Firmat, tous deux marqués par « les grands concepts de diverses écoles philosophiques et critiques qui désarticulent le discours et interrogent le texte pour déterminer sa genèse, ses origines et ses différences. [] On ne sera pas surpris que la French Theory soit la principale influence philosophique de ces critiques cubains : le structuralisme et le post-structuralisme, la déconstruction et certaines lectures de la psychanalyse figurent indistinctement dans de nombreuses études de leurs livres. Les noms de Roland Barthes, Michel Foucault, Jacques Derrida et Claude Lévi-Strauss sont cités comme sources de réflexions qui sadaptent à limaginaire hispano-américain, sans oublier, bien entendu, les lectures nord-américaines de ces thèses comme celles de Paul de Man » (infra, p. 192). De Caillois à Derrida, de Bataille à Foucault, de Bakhtine à Lévi-Strauss ou Bourdieu, les formes de pensée liées à la sociologie, à lanthropologie et, en général, à la « French Theory » semblent trouver un terrain propice pour se déplacer en Amérique latine – sans doute pour sy trouver « cannibalisée ». Si ceux qui ont été regroupés sous le

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label « French Theory » aux États-Unis, ont été rapidement éclipsés en France9, lAmérique leur a réservé une place de choix pour réaliser des lectures fécondes mais selon dautres modes, dautres valeurs. Leurs œuvres ont trouvé outre-Atlantique dautres passeurs qui savent en tirer toutes les potentialités. Ces lectures américaines pourraient dès lors nous permettre de relire le « propre » via « létranger », de même quà limage de la « French Theory », la pensée latino-américaine pourrait donner lieu à une « Latin American Theory » qui renouvellerait nos orientations épistémologiques10.

Cest au sein dun parcours qui démultiplie les Regards que cet ouvrage, situé au cœur des débats actuels, révèle que le culturel, le politique, la pensée théorique et critique, lenseignement de la littérature et les productions littéraires ne peuvent se penser séparément. Un parcours qui nous amène à enrichir et renouveler nos conceptions comme nos pratiques, en nous ouvrant à dautres façons de penser, de lire la littérature.

Nous exprimons notre gratitude à chacun des contributeurs de cet ouvrage pour leur participation. Nous remercions plus particulièrement Annick Louis et Inês Oséki-Dépré pour leur aide et leurs conseils avisés ; Marcelo Jacques de Moraes, Analía Gerbaudo et Armando Valdes-Zamora davoir diffusé le projet, ainsi quAnne-Laure Rebreyend pour ses traductions et son engagement. Nous tenons enfin à remercier vivement Jean-Claude Azoulay pour son aide précieuse quant aux traductions.

Carine Durand
et Sandra Raguenet

1 Raúl Antelo, Crítica acéfala, Buenos Aires, Grumo, 2008, p. 69. Cest nous qui soulignons.

2 Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, Paris, Seuil, 1999.

3 À lexception, précisément, douvrages et darticles de spécialistes dorigine latino-américaine qui enseignent et effectuent leur recherche en France. Ainsi de la thèse de Sylvia Molloy qui fait aujourdhui référence : La diffusion de la littérature hispano-américaine en France au xxe siècle, Paris, PUF, série « Recherches », tome 68, 1972.

4 Concept forgé par Josefina Ludmer, voir infra p. 139-140.

5 La médiatisation de ces intellectuels prend place dans un système où ce sont eux qui occupent les fonctions de nos « experts » et commentateurs de lactualité.

6 Cette question du nationalisme fait précisément lobjet du dernier ouvrage collectif coordonné par Pascale Casanova ; ouvrage qui part du constat selon lequel la question, jugée obsolète au regard de la mondialisation, nen persiste pas moins dans nombre de pays, pour proposer « dinternationaliser véritablement la question », de « ne pas senfermer dans une pensée nationale du nationalisme ». Voir Des littératures combattives. LInternationale des nationalismes littéraires, Paris, Raisons dagir, coll. « Cours et travaux », 2011.

7 Concept développé par Silviano Santiago dans « O entre-lugar do discurso latino-americano », Uma literatura nos trópicos: ensaios sobre dependência cultural, São Paulo, Perspectiva : Secretaria da Cultura, Ciência e Tecnologia do Estado de São Paulo, 1978, p. 11-28.

8 Voir Geoffroy de Lagasnerie : « … lidée est désormais omniprésente dans lUniversité selon laquelle, à lintérieur des cités académiques, lattaque, la critique idéologique et, surtout, la disqualification politique nont pas leur place. Elles transgresseraient les règles du débat “scientifique”, lequel devrait procéder par échange darguments rationnels, dobjections de nature strictement théorique, ou encore dobservations méthodologiques ou empiriques », Logique de la création, Paris, Fayard, coll. « Histoire de la pensée », 2011, p. 234.

9 Voir François Cusset, French Theory, Paris, La découverte, 2003.

10 Voir à ce sujet la réflexion de Jean-Marc Moura concernant le contraste entre la place des études postcoloniales en France et leur développement en Europe occidentale, aux États-Unis, en Inde ou en Australie, et les apports quun transfert théorique – conçu « comme un juste retour des choses » – pourrait représenter ; « Postcolonialisme et comparatisme », Vox poetica, « Bibliothèque comparatiste ». Mise à jour le 20 mai 2006. [En ligne] http://www.vox-poetica.org/sflgc/biblio/moura.html [consulté le 20 janvier 2012].