Préface
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : L’Ambassade de la monarchie espagnole à Rome sous Philippe III (1598-1621)
- Pages : 9 à 15
- Collection : Constitution de la modernité, n° 45
- Thème CLIL : 4127 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie éthique et politique
- EAN : 9782406157601
- ISBN : 978-2-406-15760-1
- ISSN : 2494-7407
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15760-1.p.0009
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 13/12/2023
- Langue : Français
Préface
Rome était toujours le centre du monde lorsqu’en cette fin du xvie siècle l’horizon de la monarchie catholique se chargeait de lourds présages de lendemains qui déchantent tandis que de l’autre côté des Pyrénées des vents propices soufflaient sur un royaume de France enfin pacifié. La mort du roi prudent à l’Escorial le 13 septembre 1598, survenue peu de mois après la signature du traité de paix franco-espagnol de Vervins, marquait le début de ce qu’on allait nommer la Pax Hispanica instaurée par celle que l’historiographie espagnole a désignée comme « la génération pacifiste de l’époque baroque », mais qui fut aussi moins pompeusement imposée par l’épuisement des deux belligérants et le besoin de marquer une pause sur le théâtre de la guerre. Ainsi, au traité de 1598 allait suivre, en 1604, la signature de celui de Londres qui mettait fin à la guerre avec l’Angleterre, puis cinq ans plus tard, la trêve de Douze Ans avec les Provinces-Unies. Au bénéfice des changements de personnel et de politique étrangère intervenus à Madrid, la vieille rivalité entre les monarchies espagnole et française parvint à s’estomper au bénéfice d’une sorte de coexistence pacifique d’une durée exceptionnelle, trente-sept ans, interrompue en 1635 lorsqu’à nouveau éclata la guerre entre les deux pays. Mais si la politique agressive d’expansion ou de défense du catholicisme menée par Philippe II et qui avait motivé, entre autres choses, l’intervention de l’Espagne dans les guerres de religion françaises, était mise en sourdine, l’antagonisme entre les deux puissances, aux racines profondes et multiples, quasi inextricables, n’en demeurait pas moins agissant, quoique en sourdine et empruntant d’autres canaux et d’autres moyens d’action préférentiels, au premier rang desquels il faut citer la diplomatie. L’Espagne étendit alors considérablement le nombre de représentations à l’étranger, ajoutant au réseau mis en place depuis Ferdinand le catholique et consolidé par Philippe II l’ouverture – ou la réouverture – de nouvelles ambassades permanentes. La France, de son côté, développa un intense activisme diplomatique, à proportion du 10grand appétit de puissance que sa richesse et sa claire détermination soutenaient efficacement.
C’est ici qu’on retrouve la Ville éternelle, centre décisionnaire de première importance à l’échelle du monde, carrefour de toutes les influences et accessoirement nid d’espions. Au bénéfice de ce croisement d’itinéraires opposés selon qu’on se trouvait de ce côté-ci des Pyrénées ou de l’autre, les ambassades de France et d’Espagne se livrèrent, durant tout le règne de Philippe III et bien après encore, à une lutte de pouvoir aussi âpre que sournoise pour gagner l’ascendant sur les principaux décideurs de la place de Rome, le pape, le cardinal-neveu ainsi que la curie et par-delà, les différentes clientèles aux ramifications multiples dont l’influence était déterminante pour le succès des stratégies déployées par les puissances étrangères. La fin des guerres de religion et l’avènement d’Henri IV avaient entraîné, en effet, un accroissement de la présence française à Rome et donc de l’activisme de ses agents, ce qui avait créé un fort émoi parmi les Espagnols. Comme l’explique Léa Bénichou, « le renouvellement de la présence française à Rome, qui suivit l’absolution d’Henri IV, rendit la politique d’alliances des ambassadeurs espagnols plus épineuse. Ces derniers constataient, alarmés, les efforts déployés par l’ambassadeur et les cardinaux français pour constituer une clientèle francophile. Il s’agissait, dès lors, pour la monarchie espagnole, de contrecarrer l’influence de la faction française en repensant ses propres stratégies de fidélisation et en adoptant une attitude plus souple ».
L’entente entre Rome et l’Espagne n’avait jamais cheminé sur un lit de roses, mais reposait néanmoins sur une convergence d’intérêts bien comprise. Selon Maria Antonietta Visceglia, en reprenant les propres termes de Léa Bénichou, « il s’agit là de la convergence entre deux projets universalistes. Celui de l’Espagne, dans sa version impériale, en tant que monarchie catholique désireuse de s’imposer comme chef de file des puissances européennes et qui aspirait de ce fait à entretenir une relation privilégiée avec la papauté. Celui de Rome, en tant que centre de la chrétienté avant la Réforme, puis comme capitale spirituelle du monde catholique qu’il fallait reconquérir, agrandir et défendre ». En échange de ce que l’Espagne, première puissance hégémonique durant tout le xvie siècle et championne de la Contre-Réforme, apportait à Rome en matière d’autorité et de moyens de défense de la catholicité, Rome lui accordait en retour, entre autres choses, des avantages fiscaux 11considérables et favorisait la politique de cohésion nationale fondée sur la défense de la pureté de la foi – nous pensons, en particulier, au Saint-Office de l’Inquisition. Mais à partir du règne de Philippe III la donne change et la monarchie catholique entre, comme on a si souvent dit, en décadence –nous n’allons pas discuter ce terme ici–, lentement mais sûrement. Certains auteurs ont soutenu que l’Espagne était parvenue, dès Cateau-Cambrésis (avril 1559) et même avant, à s’imposer à Rome comme puissance dominante et à exercer sur la curie une sorte de tutelle plus ou moins explicite qui ne commencerait à s’effriter que durant le pontificat d’Urbain VIII (1623-1644) en consonance, en somme, avec sa trajectoire déclinante et sa progressive perte d’audience. D’autres en revanche, soutiennent qu’il n’en fut rien, que l’Espagne n’eut jamais la mainmise sur la politique du Saint-Siège, s’appuyant de façon plutôt convaincante sur une analyse fouillée des personnels diplomatiques des différentes ambassades présents à Rome et leur activité au sein des clientèles attachées à telle ou telle officine. Dans le même temps, durant ces mêmes décennies du début du xviie siècle, la papauté semble manifester une sensible volonté de s’émanciper de l’influence des puissances étrangères et particulièrement de celle de l’Espagne. José Martínez Millán va même plus loin, postulant que c’est à Rome, et non en Espagne, que se serait forgée la politique pacifiste défendue par le favori Lerma et sa clientèle : « Nous ne considérons pas déraisonnable de se demander si la paix qui s’établit en Europe durant le règne de Philippe III (1598-1621) fut une pax hispanica ou une pax romana. La réponse qu’on donnera à cette question changera radicalement, non seulement la problématique, mais aussi les causes de la décadence de la Monarchie Catholique1. » Cette idée, certes séduisante, n’a à ce jour pas dépassé le stade de l’hypothèse, mais présente pour nous l’intérêt de mettre le Saint-Siège, et non plus la cour d’Espagne, au centre du jeu diplomatique européen au moment du basculement majeur des puissances qui allait projeter la Méditerranée, selon la fameuse formule de Fernand Braudel, « hors de la grande histoire ».
Le livre qu’on va lire se propose ainsi d’éclairer de l’intérieur ce que le contexte singulier de la Pax Hispanica allait modifier dans les rapports 12entre Rome et Madrid, compte tenu de la montée en puissance du parti français à Rome et du désir d’autonomie de plus en plus affirmé de la part du Saint-Siège. Le lieu choisi par son autrice pour mener à bien cette enquête, l’ambassade d’Espagne près le Saint-Siège, était jusque-là, en dépit de son importance, fort mal connu. Léa Bénichou a ainsi procédé à une étude très novatrice du fonctionnement de la représentation espagnole dans son ensemble, du langage diplomatique, des orientations de la politique extérieure, des processus conduisant à la prise de décision politique et des réseaux dans lesquels s’insèrent les acteurs de la politique internationale. Une telle entreprise a nécessité la consultation de très nombreuses sources correspondant aux années 1598-1621, dispersées, mal ou point inventoriées et ce n’est pas le moindre mérite de ce travail que d’être parvenu à étayer ses conclusions sur l’exploitation d’une masse documentaire plus que suffisante pour en garantir la solidité. Léa Bénichou a ainsi effectué le dépouillement systématique de la documentation du fonds du secrétariat d’État relatif aux affaires romaines (Estado, Negociación de Roma) conservé à l’Archivo General de Simancas, notamment la sous-section contenant l’importante correspondance du marquis de Villena qui débute en 1599 et n’avait pratiquement pas été exploitée jusque-là. La seconde source fondamentale, dans la mesure où elle permet de contraster les points de vue des ambassadeurs ordinaires avec ceux des nonces envoyés à Madrid, se trouve dans les fonds Segreteria di Stato, Spagna et Fondo Borghese des Archives secrètes du Vatican, fonds, comme l’écrit Léa Bénichou non sans une pincée de fierté et de frustration, « inépuisable ». Nous ne détaillerons pas les nombreuses sources complémentaires mises à contribution dont on trouvera la liste en fin d’ouvrage.
Le livre de Léa Bénichou comporte deux grands moments, une première partie assez développée s’attache à l’étude de l’ambassade espagnole à Rome, l’autre, plutôt événementielle, déroule chronologiquement les principaux épisodes des négociations menées par les différents représentants de l’Espagne, pour conclure sur la question controversée de la « pax italica » et nous laisser à la veille de la guerre de Trente Ans. L’analyse structurelle consacrée au fonctionnement de l’ambassade qui occupe une part importante de l’ouvrage est non seulement nécessaire mais nous plonge dans le fonctionnement de la première ambassade de la monarchie catholique avec une précision et une richesse d’informations 13remarquables, tant sur les titulaires de la charge que sur les autres acteurs en poste, en particulier les secrétaires, personnages essentiels entre les mains desquels tout passait.
À la tête, donc, de la représentation espagnole à Rome se trouvaient les ambassadeurs. Ce furent tous de très grands personnages comme le réclamait la prééminence de cette ambassade, la plus prestigieuse de toutes, mais aussi la nécessaire solvabilité des titulaires qui devaient couramment faire face aux nombreuses dépenses de représentation avec leurs propres deniers. Les cinq titulaires du poste sous le règne de Philippe III furent tous des grands d’Espagne (le duc de Sessa, le marquis d’Aytona, le duc d’Escalona et Marquis de Villena, le duc d’Alburquerque et le duc de Taurisano et comte de Castro) qui cumulaient à eux cinq pas moins de vingt-quatre titres – six duchés, 4 marquisats, onze comtés, une vicomté et deux baronnies. Le sixième, Gaspar de Borja y Velasco, ambassadeur intérimaire entre 1616 et 1619 et par ailleurs « protecteur des églises d’Espagne » fut quant à lui archevêque de Séville et de Tolède – les mitres les plus riches du royaume –, cardinal et vice-roi de Naples. Ces aristocrates à la tête de lignages extrêmement influents dans la péninsule ibérique étaient rattachés de plusieurs façons au clan dominant du favori Lerma dont ils défendaient les intérêts tout autant que les leurs, les postes d’ambassadeurs tenant à la fois de l’action politique au service du monarque et de l’entreprise familiale au bénéfice d’intérêts particuliers. Dans un monde où tout se jouait au niveau de médiations personnelles assurant les transferts de prébendes, de bénéfices divers et d’alliances plus ou moins stables entre clans, seule cette double nature de la charge est à même de rendre compte de la complexité et de l’imbrication des intérêts et des stratégies mobilisés dans les différentes négociations menées par des acteurs experts dans les jeux à plusieurs bandes.
Une des tâches les plus importantes, mais aussi les plus secrètes, qui incombait aux ambassadeurs concerne le fonctionnement des réseaux d’espions. Rome était le sommet du triangle du renseignement espagnol en Europe du sud et en orient formé avec Naples et Venise, système mis en place dès le début du xvie siècle et définitivement configuré sous Philippe II. Sur cette « part de l’ombre », comme elle la désigne, Léa Bénichou, à partir de données de première main, livre ici aussi de très intéressantes informations.
14Outre les ambassadeurs et leurs clientèles, ce livre permet d’approcher d’autres personnages mal connus, au premier rang desquels il faut situer les cardinaux protecteurs de Castille et des autres royaumes de la monarchie. Ici aussi, Léa Bénichou livre des pages très neuves sur cette figure essentielle au poids politique considérable dont l’activité et les fonctions au sein de la faction espagnole du Sacré Collège permet de saisir bien des enjeux de la mission diplomatique près le Saint-Siège. Leur rôle officiel consistait en la présentation en consistoire des candidats nommés par le roi aux bénéfices consistoriaux qui dépendaient de son droit de patronage. Mais il est clair que leur action débordait amplement cette fonction et on les voit intervenir dans les affaires d’État ou dans la préparation des conclaves, doublant, pour ainsi dire, les ambassadeurs et empiétant sur les prérogatives de ces derniers, ce qui occasionna de fréquentes tensions et parfois même d’âpres conflits. Les cardinaux protecteurs de Castille, grâce à leur action auprès des cardinaux affiliés à « la faction espagnole », jouaient un rôle fondamental lors des élections des nouveaux papes, moments-clés et points d’orgue du grand ballet diplomatique de la curie.
L’analyse, par exemple, que fait Léa Bénichou des deux conclaves de 1605 éclaire bien la complexe imbrication de facteurs familiaux et amicaux aussi bien que financiers, politiques et religieux qui rendait bien souvent si hasardeuse l’issue des scrutins, quelles que fussent les transactions passées avec les agents des différents pays ou les garanties dont ils pouvaient espérer se prévaloir.
Il ressort de cette belle étude que le Saint-Siège, après la disparition de Philippe II, et jusqu’à ce qu’éclate la guerre de Trente Ans, œuvra au maintien de la paix franco-espagnole, car à Rome on était persuadé que le traité de Greenwich (traité offensif contre l’Espagne signé le 14 mai 1596 par la France et l’Angleterre rejointes le 31 octobre par les Provinces-Unies) ne survivrait pas aux accords séparés que les trois membres de cette alliance signeraient avec l’Espagne, ce qui consoliderait durablement la paix. Cependant, comme l’indique Léa Bénichou, « si la paix permettait de faire converger les intérêts de la monarchie espagnole et ceux du Saint Siège, il n’en demeure pas moins que la prise en compte de la complexité des conflits dans lesquels la monarchie était engagée, la multiplicité des parties impliquées, écarte toute interprétation selon laquelle le rôle de la diplomatie pontificale aurait été déterminant dans 15leur résolution », sans compter le rôle joué, à des degrés divers, par plusieurs autres acteurs « eux-mêmes influencés par des dynamiques clientélaires et factionnelles qui étaient loin d’être univoques ». Par conséquent, si durant le règne de Philippe III le pape parvint à imposer sa médiation au nom du maintien de la paix, c’est qu’encore la collaboration de Madrid apparaissait comme essentielle. L’Espagne n’opposa pas d’objections fondamentales contre l’arbitrage du Saint-Siège auquel elle se soumit volontiers en dépit de tensions répétées qui ne mirent jamais en péril l’entente entre les deux parties. « En signant la paix avec des hérétiques – et ce sont les derniers mots de l’autrice –, elle renonçait à ses objectifs traditionnels, du moins à court terme, privilégiant des intérêts plus temporels, et cette raison d’État fut entérinée par le Saint-Siège qui y trouvait son intérêt ».
Raphaël Carrasco
1 José Martínez Millán, « La monarquía de Felipe III: corte y reinos », dans id. et M. A. Visceglia (dir.), La monarquía de Felipe III, vol. III, Madrid, 2008, p. 81. Traduit par nous.