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Classiques Garnier

[Introduction à la troisième partie]

  • Publication type: Book chapter
  • Book: L’Affaire clémentine. Une fraude pieuse à l’ère des Lumières
  • Pages: 207 to 209
  • Collection: Enlightenment Europe, n° 32
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782812428524
  • ISBN: 978-2-8124-2852-4
  • ISSN: 2258-1464
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-8124-2852-4.p.0207
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 07-07-2014
  • Language: French
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Alors ces dépisteurs ont fait tomber les masques, et faussaires, plagiaires, pseudonymes, tous ont été dévoilés. Pour eux, linstruction de la postérité a commencé de leur vivant.

J.-M. Quérard, Supercheries littéraires dévoilées1.

Cest sen tirer à très bon marché que de nessuyer que des coups de plume, ce glaive des écrivains fût-il même enfoncé jusquà la garde.

[J.-J. Bonnaud], Le Tartuffe épistolaire démasqué2.

Le recours à lapocryphe dans un texte officiel en rend impossible toute lecture strictement institutionnelle, [] se voulant objective : le lecteur est nécessairement pris à partie et se retrouve sur un champ de bataille où toute interprétation dun écrit équivaut à une position politique.

B. de Negroni, Lectures interdites3.

Lhistoire de lopération de mystification nest pas seulement à lire du côté de ses concepteurs ; elle doit être appréhendée dans sa totalité, cest-à-dire aussi en réception, celle-ci étant « condition dintelligibilité4 ». Dans le cas du procès intenté à Caraccioli, la réception interfère directement sur la création, les textes seconds naissant des premières publications 208(La Vie et les Lettres), mais cherchant également à répondre aux « discours sur lévénement » qui forment le débat en affaire5.

Tout discours de réception doit distinguer la masse des lecteurs de la part plus restreinte mais plus active des lecteurs critiques. Létude du premier ensemble se heurte, dans le cas dun livre ancien, à limpossibilité de reconstituer pleinement le cheminement réceptif, le lectorat nayant pas fait lobjet, en synchronie, dune attention systématique. Lexploration moderne fait donc la part entre les sources archivistiques, parcellaires, et les constructions hypothétiques qui nourrissent le questionnement. Qui furent les acheteurs des trente et un mille exemplaires lancés en France par Lottin et consorts ? Qui fit lacquisition des contrefaçons et traductions publiées à létranger ? Quel fut, parmi les possesseurs du livre, le nombre de ceux qui le lurent effectivement (en effet, posséder un livre ne signifie pas forcément lavoir lu6) ? À linverse, un même exemplaire na-t-il pas été consulté par dautres que son propriétaire ? Un seul ouvrage circulait alors entre plusieurs mains : les cabinets ou les chambres de lecture7, le prêt qui, à linstar des gazettes, se pratiquait pour le livre8 et aussi le don (puisquil nest pas rare au xviiie siècle doffrir un livre de seconde main9) sous les modalités dune possible passation. Ces lecteurs effectifs correspondent-ils au lectorat ciblé lors de la conception ? Quen fut-il même des « pratiques » de lecture ? Les Lettres intéressantes et leur dossier firent-ils lobjet dune lecture silencieuse et 209individuelle ou dune profération orale et collective10 ? Furent-ils soumis à une découverte linéaire ou bien à une lecture par morceaux choisis, procédant dun ordre aléatoire ou plus réfléchi11 ? Autant de questions auxquelles il est très difficile de répondre rétrospectivement.

Le groupe des lecteurs-plumitifs est plus tangible. Leurs textes, seules données effectives (à défaut dêtre fiables) de réception, sont infiniment précieux dans lhistoire de la lecture des Lettres de Clément XIV. Extraordinaires par leur nombre (et cest lune des originalités de laffaire), de nature diverse (périodiques, libelles ou sommes critiques, correspondances où figure une surprenante lettre de Voltaire), ces énoncés de réception informent sur lautre pôle, celui des lecteurs silencieux, mais le font parfois dans une intention polémique, qui oblige à engager avec circonspection les propos avancés.

Ce « dossier critique » (appelé encore « dossier de réception » ou « annales clémentines ») constitue un tableau vivant de la polémique philosophique et religieuse, et plus particulièrement du journalisme dAncien Régime, inscrivant cette étude dans la lignée des travaux de Jean Sgard ou conduits sous sa direction12. Il semble constituer une « affaire » au sens voltairien du terme, si tant est que le philosophe soit effectivement linitiateur et le promoteur de cette « forme politique » : les affaires Calas, Sirven, Lally-Tollendal ou La Barre se constituent autour décrits ouverts, sorte de factums lancés par des « acteurs extra institutionnels » en direction du public promu « nouveau juge » et dont il faut par conséquent « mobiliser [l]opinion13 ».

1 J.-M. Quérard, Supercheries littéraires dévoilées, op. cit., t. I, p. 3.

2 [J.-J. Bonnaud], LeTartuffe épistolaire démasqué, op. cit.,avertissement de léditeur, p. xi.

3 Barbara de Negroni, Lectures interdites, op. cit., p. 236.

4 André Billaz, « Le point de vue de la réception : prestiges et problèmes dune perspective », Revue des Sciences humaines, no 189 (1) (« Le texte et ses réceptions »), 1983, p. 21-23.

5 Nous songeons ici au titre dun livre collectif : LAttentat de Damiens. Discours sur lévénement au xviiie siècle, Pierre Rétat (dir.), Paris, Éditions du CNRS, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1979.

6 Dans « Romans et romanciers à succès de 1751 à la Révolution daprès les rééditions » (Revue des Sciences humaines, juillet-septembre 1970, p. 383-389), Angus Martin rappelle quun livre a pu être acheté « pour faire bonne impression dans une bibliothèque » (p. 383). Goncourt, dans son Journal (13 avril 1858), évoque ces ouvrages : « Les livres quon vend le plus sont les livres quon lit le moins. Ce sont les livres de fonds qui font la bibliothèque, par respect humain, de tous les hommes qui ne lisent pas, les livres meublants. » (Edmond et Jules de Goncourt, Journal, Robert Ricatte [éd.], Paris, R. Laffont, 1989, t. I, p. 343).

7 À ce sujet, on se reportera à larticle de Paul Benhamou, « Inventaire des instruments de lecture publique des gazettes », Les Gazettes européennes de langue française (xviie-xviiie siècles), Henri Duranton, Claude Labrosse et Pierre Rétat, Saint-Étienne, Publications de luniversité de Saint-Étienne, 1993, p. 121-130.

8 « Il est certain quon se prêtait beaucoup les volumes », affirme Daniel Mornet dans « Journaux, Gazettes », Le xviiie siècle. Dictionnaire des Lettres françaises, Georges Grente (dir.) [1959-1960], François Moureau (éd.), Paris, Fayard, 1995, p. 635.

9 Philippe Martin, Une Religion des livres, op. cit.,p. 474.

10 R. Chartier rappelle que la lecture, comme lécrit Michel de Certeau, na pas toujours été « un geste de lœil », mais quelle fut pendant longtemps accompagnée « par la rumeur dune articulation vocale » (Roger Chartier, « Communauté de lecteurs », art. cité, p. 146-147).

11 Le locuteur du Tartuffe épistolaire démasqué nous suggère cette hypothèse lorsquil évoque « lempressement de tous [les] lecteurs, dès la première fois quils ont manié les Lettres, à porter la main dans linstant sur les dernières, afin dy trouver ce qui regarde laffaire des Jésuites, et de voir la manière dont elle était traitée » ([J.-J. Bonnaud], LeTartuffe épistolaire démasqué, op. cit., p. 171).

12 Nous songeons bien évidemment au Dictionnaire de la presse : Jean Sgard (dir.), Dictionnaire des journalistes, op. cit., et au Dictionnaire des journaux, Paris, Universitas, Oxford, Voltaire Foundation, 1991, mais aussi à des travaux comme Presse et histoire au xviiie siècle : lannée 1734, Jean Sgard et Pierre Rétat (dir.), Paris, éd. du CNRS, 1978, ou comme lHistoire de France à travers les journaux du temps passé. [6] Lumières et lueurs au xviiie siècle, 1715-1789 de J. Sgard (Montreuil, à lenseigne de larbre verdoyant, 1986).

13 Élisabeth Claverie, « La naissance dune forme politique », art. cité, notamment p. 190, 193, 225-226, 238-239. Nous renvoyons pour des ouvrages connexes à la section bibliographique intitulée « Les principaux événements de lhistoire politique. Les “affaires” » (Jean de Viguerie, Histoire et Dictionnaire du temps des Lumières,Paris, R. Laffont, « Bouquins », 1995, p. 1568-1570).