[Introduction à la troisième partie]
- Type de publication : Chapitre d’ouvrage
- Ouvrage : L’Affaire clémentine. Une fraude pieuse à l’ère des Lumières
- Pages : 207 à 209
- Collection : Classiques Jaunes, n° 772
- Série : Essais, n° 39
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782406164692
- ISBN : 978-2-406-16469-2
- ISSN : 2417-6400
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16469-2.p.0207
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/04/2024
- Langue : Français
Alors ces dépisteurs ont fait tomber les masques, et faussaires, plagiaires, pseudonymes, tous ont été dévoilés. Pour eux, l’instruction de la postérité a commencé de leur vivant.
J.-M. Quérard, Supercheries littéraires dévoilées1.
C’est s’en tirer à très bon marché que de n’essuyer que des coups de plume, ce glaive des écrivains fût-il même enfoncé jusqu’à la garde.
[J.-J. Bonnaud], Le Tartuffe épistolaire démasqué2.
Le recours à l’apocryphe dans un texte officiel en rend impossible toute lecture strictement institutionnelle, […] se voulant objective : le lecteur est nécessairement pris à partie et se retrouve sur un champ de bataille où toute interprétation d’un écrit équivaut à une position politique.
B. de Negroni, Lectures interdites3.
L’histoire de l’opération de mystification n’est pas seulement à lire du côté de ses concepteurs ; elle doit être appréhendée dans sa totalité, c’est-à-dire aussi en réception, celle-ci étant « condition d’intelligibilité4 ». Dans le cas du procès intenté à Caraccioli, la réception interfère directement sur la création, les textes seconds naissant des premières publications 208(La Vie et les Lettres), mais cherchant également à répondre aux « discours sur l’événement » qui forment le débat en affaire5.
Tout discours de réception doit distinguer la masse des lecteurs de la part plus restreinte mais plus active des lecteurs critiques. L’étude du premier ensemble se heurte, dans le cas d’un livre ancien, à l’impossibilité de reconstituer pleinement le cheminement réceptif, le lectorat n’ayant pas fait l’objet, en synchronie, d’une attention systématique. L’exploration moderne fait donc la part entre les sources archivistiques, parcellaires, et les constructions hypothétiques qui nourrissent le questionnement. Qui furent les acheteurs des trente et un mille exemplaires lancés en France par Lottin et consorts ? Qui fit l’acquisition des contrefaçons et traductions publiées à l’étranger ? Quel fut, parmi les possesseurs du livre, le nombre de ceux qui le lurent effectivement (en effet, posséder un livre ne signifie pas forcément l’avoir lu6) ? À l’inverse, un même exemplaire n’a-t-il pas été consulté par d’autres que son propriétaire ? Un seul ouvrage circulait alors entre plusieurs mains : les cabinets ou les chambres de lecture7, le prêt qui, à l’instar des gazettes, se pratiquait pour le livre8 et aussi le don (puisqu’il n’est pas rare au xviiie siècle d’offrir un livre de seconde main9) sous les modalités d’une possible passation. Ces lecteurs effectifs correspondent-ils au lectorat ciblé lors de la conception ? Qu’en fut-il même des « pratiques » de lecture ? Les Lettres intéressantes et leur dossier firent-ils l’objet d’une lecture silencieuse et 209individuelle ou d’une profération orale et collective10 ? Furent-ils soumis à une découverte linéaire ou bien à une lecture par morceaux choisis, procédant d’un ordre aléatoire ou plus réfléchi11 ? Autant de questions auxquelles il est très difficile de répondre rétrospectivement.
Le groupe des lecteurs-plumitifs est plus tangible. Leurs textes, seules données effectives (à défaut d’être fiables) de réception, sont infiniment précieux dans l’histoire de la lecture des Lettres de Clément XIV. Extraordinaires par leur nombre (et c’est l’une des originalités de l’affaire), de nature diverse (périodiques, libelles ou sommes critiques, correspondances où figure une surprenante lettre de Voltaire), ces énoncés de réception informent sur l’autre pôle, celui des lecteurs silencieux, mais le font parfois dans une intention polémique, qui oblige à engager avec circonspection les propos avancés.
Ce « dossier critique » (appelé encore « dossier de réception » ou « annales clémentines ») constitue un tableau vivant de la polémique philosophique et religieuse, et plus particulièrement du journalisme d’Ancien Régime, inscrivant cette étude dans la lignée des travaux de Jean Sgard ou conduits sous sa direction12. Il semble constituer une « affaire » au sens voltairien du terme, si tant est que le philosophe soit effectivement l’initiateur et le promoteur de cette « forme politique » : les affaires Calas, Sirven, Lally-Tollendal ou La Barre se constituent autour d’écrits ouverts, sorte de factums lancés par des « acteurs extra institutionnels » en direction du public promu « nouveau juge » et dont il faut par conséquent « mobiliser [l’]opinion13 ».
1 J.-M. Quérard, Supercheries littéraires dévoilées, op. cit., t. I, p. 3.
2 [J.-J. Bonnaud], LeTartuffe épistolaire démasqué, op. cit.,avertissement de l’éditeur, p. xi.
3 Barbara de Negroni, Lectures interdites, op. cit., p. 236.
4 André Billaz, « Le point de vue de la réception : prestiges et problèmes d’une perspective », Revue des Sciences humaines, no 189 (1) (« Le texte et ses réceptions »), 1983, p. 21-23.
5 Nous songeons ici au titre d’un livre collectif : L’Attentat de Damiens. Discours sur l’événement au xviiie siècle, Pierre Rétat (dir.), Paris, Éditions du CNRS, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1979.
6 Dans « Romans et romanciers à succès de 1751 à la Révolution d’après les rééditions » (Revue des Sciences humaines, juillet-septembre 1970, p. 383-389), Angus Martin rappelle qu’un livre a pu être acheté « pour faire bonne impression dans une bibliothèque » (p. 383). Goncourt, dans son Journal (13 avril 1858), évoque ces ouvrages : « Les livres qu’on vend le plus sont les livres qu’on lit le moins. Ce sont les livres de fonds qui font la bibliothèque, par respect humain, de tous les hommes qui ne lisent pas, les livres meublants. » (Edmond et Jules de Goncourt, Journal, Robert Ricatte [éd.], Paris, R. Laffont, 1989, t. I, p. 343).
7 À ce sujet, on se reportera à l’article de Paul Benhamou, « Inventaire des instruments de lecture publique des gazettes », Les Gazettes européennes de langue française (xviie-xviiie siècles), Henri Duranton, Claude Labrosse et Pierre Rétat, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 1993, p. 121-130.
8 « Il est certain qu’on se prêtait beaucoup les volumes », affirme Daniel Mornet dans « Journaux, Gazettes », Le xviiie siècle. Dictionnaire des Lettres françaises, Georges Grente (dir.) [1959-1960], François Moureau (éd.), Paris, Fayard, 1995, p. 635.
9 Philippe Martin, Une Religion des livres, op. cit.,p. 474.
10 R. Chartier rappelle que la lecture, comme l’écrit Michel de Certeau, n’a pas toujours été « un geste de l’œil », mais qu’elle fut pendant longtemps accompagnée « par la rumeur d’une articulation vocale » (Roger Chartier, « Communauté de lecteurs », art. cité, p. 146-147).
11 Le locuteur du Tartuffe épistolaire démasqué nous suggère cette hypothèse lorsqu’il évoque « l’empressement de tous [les] lecteurs, dès la première fois qu’ils ont manié les Lettres, à porter la main dans l’instant sur les dernières, afin d’y trouver ce qui regarde l’affaire des Jésuites, et de voir la manière dont elle était traitée » ([J.-J. Bonnaud], LeTartuffe épistolaire démasqué, op. cit., p. 171).
12 Nous songeons bien évidemment au Dictionnaire de la presse : Jean Sgard (dir.), Dictionnaire des journalistes, op. cit., et au Dictionnaire des journaux, Paris, Universitas, Oxford, Voltaire Foundation, 1991, mais aussi à des travaux comme Presse et histoire au xviiie siècle : l’année 1734, Jean Sgard et Pierre Rétat (dir.), Paris, éd. du CNRS, 1978, ou comme l’Histoire de France à travers les journaux du temps passé. [6] Lumières et lueurs au xviiie siècle, 1715-1789 de J. Sgard (Montreuil, à l’enseigne de l’arbre verdoyant, 1986).
13 Élisabeth Claverie, « La naissance d’une forme politique », art. cité, notamment p. 190, 193, 225-226, 238-239. Nous renvoyons pour des ouvrages connexes à la section bibliographique intitulée « Les principaux événements de l’histoire politique. Les “affaires” » (Jean de Viguerie, Histoire et Dictionnaire du temps des Lumières,Paris, R. Laffont, « Bouquins », 1995, p. 1568-1570).