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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : L’Accident de Ménilmontant
  • Auteur : Le Roy Ladurie (Emmanuel)
  • Pages : 7 à 10
  • Collection : Rencontres, n° 105
  • Série : Le dix-huitième siècle, n° 12
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812430763
  • ISBN : 978-2-8124-3076-3
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3076-3.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 14/06/2015
  • Langue : Français
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PRÉFACE

Chacun peut comparer laccident décrit par Rousseau à tel ou tel épisode accidentel de sa propre biographie. En ce qui me concerne, la scène se situe en 1949, année qui fut pour moi favorable et défavorable, jemploie ici deux adjectifs qui font preuve, on me le pardonnera, dune extraordinaire banalité. Commençons par la défaveur, qui offre de façon peut-être assez vague certaines similitudes avec lévénement décrit par le philosophe. Jeffectuais à cette époque de grandes randonnées à bicyclette ; mes relations avec ma famille, sans quil y ait brouille véritable, étaient parfois tendues pour des raisons bêtement politiques ; je mefforçais de chercher quelque procédure dévasion pour échapper aux impressions désagréables que provoquait en moi cette froidure peut-être passagère vis-à-vis de mes parents et de ma parentèle en général. Lune de ces promenades vélocipédiques se situait au sud de la petite ville ou du gros village, comme on voudra lappeler, de Thury-Harcourt. Le second terme de ce syntagme, pour employer largot saussurien des années 60, faisait référence au duc et à la duchesse dHarcourt dont lattrayante supériorité sociale était lun des agréments authentiques de notre contrée bocagère.

Une pente assez raide sur cette route nationale convenablement goudronnée me fut incitation à maccrocher à un camion, moi-même étant dune main agrippé au guidon du vélo, lautre se cramponnant au lourd véhicule. Il y eut une brève secousse, et quelques minutes ou dizaines de minutes plus tard, un bon Samaritain me ramassa, profondément évanoui, tout sanglant, sur le bitume. Je navais eu aucune conscience de ce qui sétait produit, et je ne me réveillai que plusieurs heures après à lhôpital dAunay-sur-Odon. Je venais donc davoir lexpérience ou plutôt la quasi-expérience de la mort, puisque jaurais pu aussi bien être tué sur le coup. Je minterrogeai par la suite sur les motivations du camionneur, si tant est quelles existassent : avait-il voulu se débarrasser dun gêneur, ou bien était-ce un simple cahot dont lautomédon nétait

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pas responsable, qui avait précipité ma chute… Quoi quil en soit, lors de mon retour à la conscience, je me vis entouré de quelques visages affectueux et inquiets : mes parents, mon frère cadet, et peut-être lune de mes sœurs ; je suis incapable de préciser ce point. Tout ce que je peux dire, cest que mes lunettes étaient perdues, et que mon nez était toujours en place. La peur dêtre défiguré me hantait. Elle préoccupait également les personnes de mon entourage accourues ce jour-là. On peut sétonner que mes proches aient été prévenus si rapidement, mais ma famille était connue dans le pays par mon père, ancien ministre (de Vichy, incidemment), ancien résistant et syndicaliste agricole. Lauteur de mes jours faisait face à son rejeton déjà habilement recousu par les praticiens locaux, et il sinterrogeait dans une discussion familiale à quoi je participai vaguement : fallait-il me transporter dans une meilleure structure hospitalière, nantie dun chirurgien de premier ordre, ou me laisser aux mains de ces braves gens dAunay qui, après tout, sétaient fort bien occupés de moi ? Ce fut cette dernière solution qui simposa. Une fois rétabli, je quittai létablissement et pendant quelques semaines ou plutôt quelques mois, je restais tout couturé de cicatrices fort visibles. À ce moment du récit, je minterroge : le camionneur mavait peut-être secouru, qui sait ? Cest seulement maintenant que, incité par la directrice du présent volume, je formule cette hypothèse favorable à mon assassin involontaire à laquelle je navais jamais pensé auparavant. Quoi quil en soit, cet accident pouvait menlaidir ou peut-être donner quelque intérêt à ma physionomie dorénavant balafrée, à la Guise. Il y a parfois des laideurs intéressantes, comme me le fit remarquer lune de mes danseuses au cours de certaine surprise-partie : genre de sociabilité mi-bourgeoise mi-nobiliaire à laquelle je participais de par la position sociale de mes parents.

Un autre malheur, bien plus considérable encore, survint pour moi un peu plus tard, en cette même année 49. Mon frère François, que jaimais beaucoup, se tua dans un accident de ces petits avions stupides, vraisemblablement français, dont senorgueillissaient les aéroports du Val de Loire. Je ninsiste pas sur cet événement, toujours source dune permanente souffrance rétrospective au cours de la soixantaine dannées ou davantage qui sest écoulée depuis lors.

Pour en revenir à la danseuse du genre Bécassine que je viens dévoquer : elle sillustra derechef dans une autre rencontre chorégraphique

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du même genre à laquelle on nappliquait pas encore le mot de « surboum », qui sera en usage pendant quelque temps par la suite. La jeune fille en question me donna des détails, dont je me serais bien passé, sur létat des cadavres quon retirait des avions ainsi accidentés. Ce de quoi je renonçai à lui faire la cour lors de parties ultérieures.

François Furet, qui fut un ami très proche, répétait souvent une expression peut-être banale sur la dialectique du bonheur et du malheur. Le mot malheur étant fort peu adapté du reste en ce qui concerne loccurrence qui va suivre. Disons quen 1949 je fus reçu au concours de lÉcole Normale Supérieure de la rue dUlm. Cet événement suivait dassez peu mon adhésion au parti communiste français qui tout en ayant quelques caractéristiques utiles, voire sympathiques, était alors dans toute lidiotie de son stalinisme. Ce fut néanmoins pour moi une source dévénements heureux : je trouvai au PC de bons amis et une expérience intellectuelle qui nétait pas entièrement négative, tant sen faut. Pierre Chaunu na-t-il pas déclaré peu avant sa mort que le marxisme avait été pour lui un compagnon de route, une idéologie qui lui fut nourricière, malgré certains poisons que contenait éventuellement la pensée du vieux Karl, a fortiori de Lénine et tutti quanti. Je ne puis que me rallier à la suggestion, sur ce point, de mon ami Pierre, lui-même présenté de façon beaucoup trop simpliste comme un Droitier, au gré de certains. Cette mienne navigation politique au cours de laquelle jai pu faire malgré tout quelques observations intéressantes sest heureusement terminée pour moi à partir de la mort de Staline (1953) et définitivement avec la révolte de Hongrie (1956). Bien entendu je ne souhaite la mort de personne, mais le décès de Joseph Vissarionovitch ma Dieu merci contraint à une forte réflexion et même flexion de ma ligne politique, ou de ce qui en tenait lieu. Je frémis à lidée hypothétique en vertu de laquelle le petit père des peuples aurait pu mourir quinze ans plus tard et me laisser ainsi mariner pendant plus dune décennie dans son stock didées bizarres parmi lesquelles flottait cependant, comme des carottes dans le bouillon, quelques restes de ce quavait été un demi-siècle plus tôt la grande pensée socialiste.

Laccident du 24 octobre 1776 dans le récit de Rousseau ma donc incité à réfléchir supra à propos dun événement personnel qui fut physiquement traumatique et important à sa manière quant à ma modeste personne. Il y a incontestablement une ressemblance événementielle

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entre lépisode Jean-Jacques et celui, assez violent, dEmmanuel LRL à la traîne dun poids lourd. Cela dit, les réflexions que jai tirées de cet accident personnel sont très différentes. Les méditations de JJ, comme il se qualifiait lui-même à loccasion, participent-elles de son délire de persécution, ou soi-disant tel, certes apaisé lors des dernières années de sa vie ? En ce qui me concerne, jobserve lanalogie incontestable dun minuscule fait divers dans les deux cas. Chez notre auteur, cest quasiment la fin dune vie, cest pratiquement son dernier texte. Quant à moi, cest simplement le souvenir dune souffrance post-opératoire, considérablement accrue un peu plus tard par une tragédie fraternelle. Cest aussi, peut-être, le début de quelque chose, de ce qui sera la destinée dun Normalien et aussi, tout simplement, dun historien, lors de la seconde moitié du xxe siècle.

Emmanuel Le Roy Ladurie

Collège de France