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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Kant et les Empirismes
  • Auteur : Grandjean (Antoine)
  • Pages : 9 à 12
  • Collection : Rencontres, n° 270
  • Série : Le dix-huitième siècle, n° 19
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406059363
  • ISBN : 978-2-406-05936-3
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05936-3.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 11/08/2017
  • Langue : Français
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Préface

Lempirisme ne doit être admis ni à demi ni entièrement.

Lettre à Selle, 24 février 1792, Ak. XI, 327.

On sait que Kant écrit que Hume la réveillé de son sommeil dogmatique1. Ce motif, passablement éculé, induit parfois une triple limitation de la pertinence de la référence empiriste pour lintelligence de la philosophie kantienne. Car il fait signe vers une ponctualité, vers une extériorité et vers une singularité de cette pertinence. Ponctualité, car le sommeil une fois interrompu la vigilance de la conscience se détournerait de ce qui a secoué sa torpeur. Extériorité, car le motif de la secousse ne désigne pas nécessairement un motif dialogique dinterlocution. Singularité, car lévénement du réveil serait référé à la lecture dun auteur, et non à la prégnance problématique dune perspective philosophique.

Lambition de cet ouvrage collectif est de montrer que cette triple limitation engage une restriction indue de la pertinence de lempirisme du point de vue kantien, en même temps quelle conduit à ignorer la manière dont « le problème empirisme » travaille de lintérieur la problématique kantienne.

Contre lidée dun effet simplement ponctuel de lempirisme sur la perspective kantienne, il convient dabord davoir à lesprit le fait que la mise en crise humienne de la validité du principe de causalité nest pas seule signifiante. Ce nest pas seulement que cette crise humienne soit dune ampleur plus importante, parce quelle toucherait dautres lieux thématiques de la métaphysique classique et de la philosophie en général : le phénomène antinomique selon certains, la question 10plus générale de la possibilité de la synthèse a priori en tout état de cause2. Cest que lattaque empiriste contre la métaphysique classique est englobante dêtre principielle, et la radicalité de ses points dattaque fait que la crise se propage et se transmet par contagion à lensemble de lédifice. Pour reprendre limage tellurique de la secousse, on peut 11dire quil serait bien myope, celui qui sen tiendrait à lépicentre, et ne mesurerait pas la propagation de londe dune part, la multiplicité des répliques dautre part. Ce qui secoue le sommeil est ainsi le constant aiguillon de la veille subséquente, qui ne signifie pas que lon en ait fini avec ce qui a empêché de dormir. Le réveil nest donc pas à comprendre comme un motif simplement disruptif : il nest pas seulement ce qui interrompt le sommeil, mais ce qui contraint la veille à se faire constante vigilance ; il est ce qui tout à la fois donne et contraint constamment à penser. Il nest pas ce qui clôt, mais un défi qui ouvre à lavenir.

Du même coup, lidée dune extériorité pure est intenable. Ce nest pas seulement que le Kant précritique a connu une phase empiriste, au point que lon ait pu dire que les années 1755-1766 constituent la phase « quasi humienne » de la pensée kantienne3. Cest surtout que la philosophie critique elle-même se déploie dans lélément dune discussion constante avec lempirisme. Être réveillé par, cest en loccurrence être éveillé à un débat, qui intègre nécessairement un certain nombre de présupposés, questions et manières communs, sans lesquels il serait impossible de même sentendre. Le criticisme éveillé à lui-même par lempirisme se déploie sur un sol quil reçoit dans une certaine mesure de lui, qui est le lieu dun débat, cest-à-dire dune discussion qui est aussi une lutte, ce qui implique une certaine endurance de celui quil sagit de réfuter tout en lui concédant une pertinence certaine. Lempirisme nest donc pas ce qui précède un criticisme dont ladvenir signifierait la relégation instantanée du premier : il est un interlocuteur aussi constant que menaçant, ce dont un certain nombre de lignes directrices internes de la pensée kantienne ne peuvent que conserver la trace. Ce qui rend moins surprenant que certains de ses contemporains aient comparé Kant à un « Hume Prussien4 », ou que daucuns puissent rétrospectivement présenter Hume comme un « Kant écossais5 ». Sans aller jusque là, ce qui supposerait une conception quelque peu irénique du rapport de Kant à lempirisme, il est clair que nous avons affaire à une concurrence philosophique continuée, qui implique que la pensée critique 12se nourrit constamment, et souvent positivement, de son débat avec et contre lempirisme6.

Enfin, la centralité de la référence humienne ne saurait épuiser le champ vers lequel fait signe le rapport de la philosophie critique à lempirisme, qui doit être compris comme celui de Kant aux empirismes. Contre lidée dun réveil singulier, cet ouvrage entend prendre la mesure, certes encore largement incomplète, de la pluralité des empirismes qui non seulement suscitent mais travaillent de lintérieur la pensée kantienne.

Ainsi les contributions qui composent cet ouvrage sorganisent-elles autour de trois grands thèmes : la lecture kantienne des diverses traditions empiristes7 ; la réponse transcendantale au défi empiriste ; les réceptions qui décèlent dans le geste kantien lui-même la marque résiduelle dun empirisme non surmonté.

Antoine Grandjean

Université de Nantes

1 PMF, Préface, Ak. IV, 260 ; cf. aussi C2, Ak. V, 52.

2 On sait que Kant attribue parfois la fonction du réveil à la constatation de lantinomie de la raison pure (cf. Lettre à Garve du 21 septembre 1798, Ak. XII, 257 sq.), et il est vrai quun sommeil deux fois millénaire pourrait être assez lourd pour avoir besoin dêtre secoué par deux alarmes. En effet, en cherchant à dissiper lantinomie, Kant a découvert ce qui est lune des thèses critiques fondamentales, à savoir lidéalité transcendantale des phénomènes, qui est à chaque fois la clef de la solution de lantinomie. Voir aussi R. 5037, Ak. XVIII, 69 ; PMF, § 50, Ak. IV, 338 ; LM Dohna, Ak. XXVIII, 620 (où le phénomène désigne les contradictions occasionnées par la prétention à connaître le transcendant en général, donc toute la métaphysique spéciale, et où la chose nest pas présentée comme historique). Certains, confrontés à la question de la concurrence des réveils, ont tenté de reconduire le réveil antinomique au réveil humien, ce qui semble difficilement tenable. Chronologiquement, dabord, il semble clair, comme la montré Manfred Kuehn (« Kants Conception of “Humes Problem” », Journal of the History of Philosophy, 1983, 21/2, p. 185 sq.), que le réveil humien ne précède pas 1771 et la lecture par Kant de la traduction par Hamann de la dernière section du Livre I du Treatise de Hume, qui paraît en juillet de cette année dans les Königsbergsche Gelehrte und Politische Zeitungen (« Nachtgedanken eines Zweiflers », cf. Hamann, Sämtliche Werke, Vienne, 1949, Bd. IV, p. 364-370). Or la découverte et la prise au sérieux du phénomène antinomique date manifestement de 1769 au plus tard (voir notamment R. 3928, Ak. XVII, 350 ; R. 3976, Ak. XVII, 372 ; R. 3936, Ak. XVII, 355 ; R. 3937, Ak. XVII, 355 ; R. 4134, Ak. XVII, 428 ; R. 4007, Ak. XVII, 383), et débouche sur la « grande lumière » (R. 5037, Ak. XVIII, 69), qui consiste assurément dans la découverte de lidéalité transcendantale du spatio-temporel, et donc de la distinction des phénomènes et des choses en elles-mêmes, puisque cest elle qui est la clef de la solution de lantinomie, au point que cette dissolution soit ensuite présentée comme sa contre-épreuve (C1, A506 sq. / B534 sq.). Le réveil antinomique précède donc le réveil humien. Philosophiquement, ensuite, lidentification de la thématisation humienne dun conflit entre deux principes de limagination (causalité et permanence de lextériorité) et de la source du concept dantinomie de la raison pure semble peu convaincante, et il est clair que le réveil humien, comme Kant lindique lui-même (et on voit mal pourquoi il ne faudrait pas le croire ici) secoue cette fois le dogmatisme logique, dont la Dissertation de 1770, qui expose déjà la théorie critique de la subjectivité des formes esthétiques, est encore grevée. Alors que le réveil antinomique ouvre à la récusation de toute réalisme transcendantal, le réveil humien met en crise tout usage transcendantal de lentendement. Ce réveil ouvre alors aux « recherches logiques » des années 1770, en rendant urgente la question critique du rapport de la représentation à lobjet (Lettre à Herz du 21 février 1772, Ak. X, 130), qui met à profit lidéalité transcendantale découverte précédemment pour penser la possibilité de la synthèse a priori, laquelle est le véritable « problème de Hume ». Ainsi y a-t-il bien eu deux réveils indépendants, même si les solutions respectives des deux problèmes, antinomique et humien, sont liées : résoudre le problème humien de la possibilité de la synthèse a priori nest possible quune fois conquise lidéalité transcendantale des phénomènes qui a été requise pour dissoudre lantinomie.

3 L.-W. Beck, « A Prussian Hume and a Scottish Kant », in Essays on Kant and Hume, New Haven and London, Yale University Press, 1978, p. 113.

4 Hamann, Lettre à Herder du 10 mai 1781, in Briefwechsel, Wiesbaden, Insel Verlag, 1959, Bd. IV, p. 293.

5 L.-W. Beck, art. cité, p. 111.

6 Sur ce point, la référence demeure le livre magistral de Michel Malherbe, Kant ou Hume, ou la raison et le sensible, 2e éd., Paris, Vrin, 1993.

7 On ne trouvera pas dans cet ouvrage de contribution thématiquement consacrée au rapport de Kant à la tradition de lempirisme en philosophie morale. On lira cependant avec profit larticle de Dieter Henrich, « Hutcheson und Kant » (Kant-Studien, 49, 1958, p. 49-69), dont il existe également une traduction anglaise (« Hutcheson and Kant », in K. Ameriks et O. Höffe (ed.), Kants Moral and Legal Philosophy, Cambridge University Press, 2009, p. 29-57).