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Classiques Garnier

Introduction

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Jules Verne et l’invention d’un théâtre-monde
  • Pages : 7 à 13
  • Collection : Études sur le théâtre et les arts de la scène, n° 10
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406069430
  • ISBN : 978-2-406-06943-0
  • ISSN : 2275-2978
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06943-0.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 14/09/2018
  • Langue : Français
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Introduction

Il existe une mé-compréhension traditionnelle de Jules Verne qui persiste depuis plus dun siècle. Auteur « mineur » pour certains, romancier à succès pour dautres, Jules Verne a longtemps souffert de préjugés aujourdhui bien étudiés. Auteur de théâtre aussi, son œuvre pour la scène demeure quasi ignorée par rapport à son œuvre de romancier, alors même quelle a eu un succès marquant en son temps au point de devenir un modèle et de simposer en France comme à létranger. Cest cette entreprise théâtrale quil sagit ici de mettre en perspective et détudier. Cest elle dont il sagit de montrer le contexte, limportance, loriginalité. Nest-elle pas parvenue à convoquer toutes les parties de lunivers pour les faire exister sur une scène devenue effervescente, traversée par les techniques et les inventions du temps, projetant un véritable « théâtre-monde » inconnu jusque-là ? Nest-elle pas parvenue à faire exister des « tournées » promenant sur les scènes de province et de létranger une véritable organisation de spectacles où voisinent machines colossales, troupes pléthoriques, décors surdimensionnés, animaux sauvages ou dressés ?

Faut-il redire que cet auteur, longtemps ignoré en tant que dramaturge, na souvent bénéficié que dune position toute relative dans lhistoire de la littérature française comme dans lhistoire des Arts du spectacle. Plusieurs raisons peuvent lexpliquer. Ces partis-pris ont été renforcés par la position même que lui a accordé linstitution littéraire : son œuvre ayant été, demblée, associée à la littérature de jeunesse en raison de choix éditoriaux ayant échappé à Jules Verne lui-même, et tenant à la vision de la « Maison Hetzel ». Cette éviction de la grande littérature nest également pas fortuite. Elle a été ratifiée et quasi-amplifiée par les classifications dont se fait lécho luniversité elle-même. Comme la très justement rappelé Jean-Luc Steinmetz : « Linstitution universitaire ne laisse jamais les morts tranquilles. Entre la commémoration et le dédain, elle sefforce davancer, balance 8en main, comme la justice1 ». Si cette remarque sapplique initialement aux « petits romantiques », elle garde toute sa légitimité en ce qui concerne Jules Verne dans la seconde moitié du xixe siècle. Plus largement sont oubliées aujourdhui les réceptions favorables du public et des critiques qui, jusquau début du xxe siècle, ont fait de Jules Verne un auteur de théâtre à vocation populaire. Les adaptations telles que Le Tour du Monde en 80 jours et Michel Strogoff sont demeurées inscrites au répertoire au début du xxe siècle et représentées en alternance au Châtelet pendant un demi-siècle. Linscription de ce théâtre dans la vie culturelle parisienne est fondamentale. La pièce Le Tour du Monde en 80 jours, par exemple, est conçue, dès les années 1900, comme lun « des plus grands succès dramatiques du siècle2 ». Elle fut montée plus de 3 595 fois à Paris entre 1874 et 1940 alors que pour la pièce Michel Strogoff cest le chiffre de 2 453 fois, entre 1880 et 19393 qui est avancé4. Ce constat oblige à analyse et explication.

Des raisons précises existent, bien sûr, pour lesquelles ce théâtre est apprécié en son temps. Ce sont elles qui méritent notre attention. Ce « théâtre-monde », conduit sur la scène un spectacle à vocation « grandiose », un univers effervescent, aussi technique que cosmique, aussi naturel quartificiel, les espaces infinis se mêlant par ailleurs aux lieux les plus restreints. Doù un véritable travail de plateau pour faire émerger un « ailleurs » conçu pour lœil, le pittoresque, linattendu. Doù aussi le recours aux « machines » du temps, comme le train à vapeur ou le steamer, pour mieux donner au public le sentiment dun rapprochement des distances et celui dun raccourcissement des temps. Jules Verne inscrit le spectacle dans la fascination exercée par la science et la technique à la fin du xixe siècle comme dans celle exercée par la lente maîtrise dune large part de lunivers longtemps inconnue. Une double caractéristique peut ainsi être dessinée : la présence constante des mers et des continents, la présence constante des machines et des engins massifs. Ce que le théâtre navait, semble t-il, jamais proposé jusque-là.

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Entre roman et théâtre

Les romans de Jules Verne bénéficient souvent dune édition pré-originale sans illustration dans des quotidiens ou dans le Magasin illustré déducation et de récréation. Destiné essentiellement aux enfants des classes bourgeoises, le Magasin illustré déducation et de récréation est, à ses débuts, proposé aux nouveaux abonnés du grand quotidien libéral Le Temps, pendant près dun an. Ce qui nous informe précisément du lectorat. Son prix est alors relativement élevé5.

Dès les années 1864-1865, répondant sans doute à des exigences de rentabilité, Hetzel, souhaite diversifier ses lecteurs et proposer dautres gammes de collections pour satisfaire tous les publics enfantins. Est créée ainsi la Bibliothèque déducation et de récréation, collection qui multiplie les types dédition6. Comme latteste le prospectus accompagnant la publication, les premières livraisons des Voyages extraordinaires en édition illustrée sont proposées « par livraisons à 10 centimes7 », ce qui les rend accessibles à tous. Reste que les thèmes abordés, les illustrations proposées imposent en définitive un lectorat plus averti, lequel demeurera fidèle à léditeur. Cette volonté initiale de sadresser « à tous », au moment de la création du Magasin dÉducation et de récréation évolue en revanche avec la fin du xixe siècle. Les éditions de prix sont celles qui assurent la véritable réussite de léditeur et demeureront associées à son image. Une affiche publicitaire Hetzel pour les étrennes indique les tarifs en vogue pour lannée 1892 : les volumes in 8o illustrés sont proposés à 107 francs, cartonnés à 10 francs et reliés à 11 francs8. En 1900, le prix dun roman de Jules Verne broché in 8o sélève alors à 9 francs, le même ouvrage cartonné est à 12 francs et relié à 14 francs. En comparaison, une blanchisseuse gagne à cette même période en 1900, environ 3 à 4 francs par jour, 5 centimes de lheure. Sans doute lachat de livres et surtout de beaux livres nest-il pas son quotidien. Le lectorat peut ainsi être circonscrit à une frange aisée dacheteurs possibles.

Les publics du théâtre de la Porte-Saint-Martin ou du théâtre du Châtelet, où sont représentées les adaptations des romans de Jules Verne, sont jugés demblée nettement plus populaires. Favorisant dès lors les choix du pittoresque, du merveilleux, de la féérie, contrairement aux théâtres subventionnés, ces théâtres en question drainent plus spécifiquement « un public populaire aux aspirations petites-bourgeoises9 ». Le principe dune collaboration avec Adolphe dEnnery, auteur à succès connu pour ses mélodrames, ne pouvait quaccentuer encore une telle orientation.

Une originalité décisive

La promotion du réel est au cœur de cette démarche nouvelle. Elle répond à une nécessité : celle dintroduire, pour la première fois, limmensité de lunivers sur la scène dun théâtre. Ce qui métamorphose de part en part les vieilles unités de temps et de lieu. Un tel ensemble, totalement original, concrétise une invention : celle dun « théâtre-monde ».

Les objets théâtraux sont ainsi métamorphosés. La scène doit épouser la mobilité. Le plateau doit suggérer l« avancée », ses résistances, ses effractions. Les thèmes en sont infinis : obstacles de terrains, complexité de parcours, aléas de transports, traversée de frontières, accidents climatiques, géologiques, cosmiques. Le voyage terrestre, maritime ou aérien 11participe dun récit que le théâtre doit rendre aussi visible que pensable, et plus encore « représentable ». Le décor joue, du coup, un rôle majeur dans ce défi de réel. Lélectricité, nouvellement promue sur la scène théâtrale depuis le milieu du xixe siècle, aide à ce travail du regard10.

Par leur mise en tableaux et en images, ces pièces issues de limaginaire vernien inventent un genre à laube du xxe siècle. Destinées aux foules – celles là mêmes qui fréquentent les expositions universelles –, elles captivent tant par leur deffervescence que par leur recherche dinnovations. Elles constituent de véritables performances. Dernier avatar du romantisme théâtral, elles privilégient alors les dimensions sensorielles du spectacle vivant11, le miroitement des couleurs, des espaces, des costumes, la profusion des gestes avant même la prise en considération de la qualité littéraire du texte, devenu ici élément secondaire.

Demeure encore la présence de la technique moderne elle-même. Locomotives, steamers, ballons aériens, cabines sophistiquées, font irruptions sur la scène avec leurs dimensions « gigantesques », leur bruit assourdissant, leur mécanique mouvante et bien « huilée », leurs ratés possibles aussi, comme le naufrage dans Les Enfants du capitaine Grant ou dans le Tour du Monde en 80 jours, avec leurs échecs laissant planer une inquiétude possible sur les avancées de la technique elle-même. Le réalisme le plus imposant et le plus perfectible ajoute au grandiose et à la féerie. Les engins y paradent comme ils paradent dans les expositions universelles de la fin du siècle. Ils nourrissent limaginaire, saturent les espaces, simposent en acteurs des traversées comme des mobilités.

Originalité encore, ces pièces, les plus célèbres, Le Tour du monde, Les Enfants du capitaine Grant, Michel Strogoff, sont lobjet de tournées après leur création à Paris. Lensemble du dispositif voyage, traverse la France, franchit les frontières, tout en se reconstituant de place en place. Le spectacle ainsi proposé devient itinérant comme le sont les cirques de la même époque, confirmant lexistence dun nouveau type de 12spectacularisation. Cest alors un véritable caravansérail qui traverse les itinéraires provinciaux. Animaux, troupes de ballet, troupes dacteurs, décors monumentaux, machines en tous genres sont ainsi « promenés » de ville en ville, comme autant de signes du progrès. Une telle profusion suppose une organisation complexe et rigoureuse. Elle est dailleurs régulièrement mise entre les mains dun administrateur de tournée, véritable chef dorchestre du dispositif. Elle est aussi lobjet dun contrat financier entre lorganisateur lui-même, le théâtre du Châtelet, propriétaire du « fonds », les auteurs et leurs ayants droit enfin. Ces derniers sont censés superviser lensemble comme ils sont bénéficiaires eux-mêmes de gains croissants. Les exigences industrielles et financières mais aussi les exigences juridiques se croisent ainsi et participent à lexploitation de ce « théâtre monde ».

Les signes dun essouflement

À ces premières pièces issues des romans, succèdent deux autres encore, tout aussi ambitieuses mais à la réussite plus mesurée où Jules Verne poursuit sa quête incessante daventures mise en œuvre dans Les Voyages Extraordinaires. Des parcours immenses ici encore sont proposés au spectateur, planétaires même dans le cas du Voyage à travers limpossible (1882), alors quil sagit du tour de la mer noire pour Kéraban-Le-Têtu (1883). Au premier regard, les nouveaux projets existent dans le droit fil des précédents alors que laccueil qui leur est réservé semble plus mitigé dautant que les moyens mis en place semblent dérisoires et les pièces faire moins rêver.

Une telle étude ne pourra ainsi « esquiver » une attention précise aux premières années créatrices de Jules Verne, celles où il apprend le savoir-faire du dramaturge, périodes où le succès nest pas au rendez-vous, alors même que lauteur nest pas dénué de talent. Telle sera la première partie de cette recherche. La seconde partie sattardera aux pièces qui ont connu le succès, après la reconnaissance de Jules Verne comme romancier. Il faudra montrer précisément les raisons qui ont 13attiré les spectateurs de la fin du xixe siècle, comme il sagira de montrer lexploitation de telles pièces dans des reprises et des tournées. La troisième partie enfin sattardera aux pièces jugées ici comme étant celles du déclin. Un modèle pourtant triomphant tend insensiblement à sépuiser. Une mode, pourtant célébrée, tend insensiblement à seffacer.

Théâtre populaire, comme nous le démontrerons, ce théâtre de Jules Verne nen est pas moins remarquable. Puisant ses racines dans les romans géographiques faits de multiples aventure et péripéties, il est porteur des préoccupations dune société, de ses attentes et demeure un modèle de succès aux multiples reprises. Il est le témoin original dune époque aussi bien que celui, tout aussi original, dun « moment théâtral ». Son étude, jusque là relativement négligée, trouve ainsi tout son intérêt autant que toute sa légitimité.

1 Jean-Luc Steinmetz, « Pour en finir avec les “petits romantiques” », Revue dHistoire littéraire de la France, no 4, octobre-décembre 2005, p. 896.

2 Henri dAlméras, Avant la gloire. Leurs débuts, Deuxième série, Paris, Société française dimprimerie et de librairie, 1903, p. 195.

3 Philippe Mellot et Jean-Maris Embs, Le Guide Jules Verne, Paris, Les Éditions de lAmateur, 2005, p. 216.

4 Ces chiffres sont issus des registres des théâtres du Châtelet et de la Porte Saint Martin conservés à la SACD.

5 Initialement, cette revue bi-mensuelle illustrée crée en 1864 par Hetzel et Jean Macé propose une formule inchangeable et comprend « trente pages de texte sur deux colonnes… pour cinquante centimes (soixante à partir du 1er mai 1872) ». Cf. Nicolas Petit, « Présentation densemble du Magasin, premier journal pour lenfance », Jules Verne et le Magasin dÉducation et de Récréation, Bibliothèque médiathèque de Sèvres-Fonds Hetzel, 2008, p. 13.

6 La collection propose à la fois « lédition in-18 pas toujours illustrée et lédition in-8o, livres détrennes illustrés aux cartonnages ». Cf. Ségolène Le Men, « Hetzel ou la science récréative », Romantisme, 1989, no 65, p. 73.

7 Remaniement par Jean Macé de la note de Jules Verne, avec corrections de P.-J. Hetzel, NAF 17008, fo 28-29 cité par Philippe Scheinhardt, Jules Verne génétique et poïétique (1867-1877), Thèse de Doctorat nouveau régime littérature française, dirigée par Philippe Hamon, Université de Paris III UFR de Lettres Modernes, Lille, ANRT, 2005, p. 454.

8 Document iconographique Affiche publicitaire Hetzel 1892 in Eric Weissenberg, Jules Verne un univers fabuleux, Paris, Favre, 2004, p. 278.

9 Julia Csergo, « Extension et mutation du loisir citadin, Paris xixe – début xxe siècle », Alain Corbin (éd.), Lavènement des loisirs 1850-1960, Paris, Flammarion, 1995, p. 197.

10 Comme lindique Dominique Leroy, cest à lOpéra de Paris que sera expérimenté pour la première fois léclairage électrique (1849) dans une mise en scène du Prophète de Meyerbeer in Dominique Leroy, « Socio-économie dun grand opéra parisien » éd. Isabelle Moindrot, Le spectaculaire dans les arts de la scène du romantisme à la Belle époque, Paris, CNRS, 2006, p. 34.

11 Ce déploiement de la dimension sensorielle et performative du spectacle romantique a été démontré par Florence Naugrette, « Le plaisir du spectateur romantique », Revue dHistoire du Théâtre [Lautre théâtre romantique,], Olivier Bara et Barbara T. Cooper (éd.), janvier-mars 2013, no 257, p. 22.