Aller au contenu

Classiques Garnier

Carnet critique

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Jean le Bleu, l’apprentissage de la création
    2020 – 7
  • Auteurs : Le Gall (Jacques), Gramain (Michel), Castiglione (Agnès), Fourcaut (Laurent)
  • Pages : 135 à 177
  • Revue : La Revue des lettres modernes
  • Série : Jean Giono, n° 11
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406106142
  • ISBN : 978-2-406-10614-2
  • ISSN : 0035-2136
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10614-2.p.0135
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 25/08/2020
  • Périodicité : Mensuelle
  • Langue : Français
135

Denis Labouret, Giono au-delà du roman, Paris, Presses Universitaires de lUniversité Paris-Sorbonne, « Lettres/Françaises », 2016, 483 p.

Auteur douvrages pédagogiques (éditions Bordas) et dune Histoire de la littérature française des xxe et xxie siècles (Armand Colin), Denis Labouret est, notamment, un brillant lecteur de Vallès, Péguy, Bernanos, Gracq et Gary-Ajar (il est lun des artisans des deux volumes de la « Bibliothèque de la Pléiade » intitulés Romans et récits réalisés sous la direction de Mireille Sacotte, publiés en 2019). Il est aussi lun des meilleurs explorateurs de lœuvre de Giono à laquelle il a consacré sa thèse soutenue en 1992 (« Le monstrueux dans les Chroniques de Jean Giono »), de nombreux articles, deux ouvrage importants1. Son dernier livre, Giono au-delà du roman, se présente comme un « parcours » (25, 28) dans le monde (ou le contre-monde) de lécrivain. Il a un point de départ, des étapes, une méthode et un objectif.

Considérant que l« objectif constant » (20) de Giono a été de « se dégager des limites du roman », la somme ici proposée a pour « objectif principal » (18) de « dégager les grandes lignes de force » de lœuvre « en dépassant les cloisonnements génériques, et en particulier les frontières du genre romanesque ». Giono est bien, de son propre aveu, « un monsieur qui raconte des histoires2 », mais, prévient Denis Labouret, il faut entendre raconter au sens de « créer un monde, inventer » (20) et prendre en considération le pluriel “des histoires” : lécrivain na pas seulement « fait éclater lunité de lintrigue romanesque » (voir Noé ou Les Âmes fortes), il a voulu tenir à distance « la notion restrictive de roman » (21). De fait, Giono considérait que ses premiers récits (cycle de Pan) étaient des poèmes et non des romans. Et puis, des nouvelles aux Chroniques daprès-guerre en passant par le théâtre, la poésie, les essais, les articles 136de presse, lécriture cinématographique, le “romancier” a expérimenté les genres les plus divers et a renouvelé la forme romanesque de lintérieur.

Le point de départ, cest Pieter Bruegel, dit Bruegel lAncien, si présent dans lœuvre de Giono, notamment dans Jean le Bleu et Noé. Doù limage de couverture, reprise et complétée, quelques pages plus loin, par une reproduction de La Chute dIcare. Explorateur transgressif dun système sémiotique contraint par la linéarité, expérimentateur de formes toujours renouvelées, des plus simples en apparence aux plus complexes, le narrateur Giono a rêvé de parler en peintre. Rêve sans doute irréalisable, mais irradiant et poursuivi3 tout au long de lœuvre. Au point que lécrivain a accompli « avant le Nouveau Roman, une révolution majeure de la fiction narrative » (22), à cent lieues de « limage non problématique dun maître de lillusion romanesque » (18).

Les étapes ? Trois parties, comprenant chacune huit études, le tout précédé dune introduction qui vient dêtre résumée et dun vingt-cinquième chapitre qui expose la méthode décriture mise en œuvre par Giono et sert de conclusion, non-conclusive, y compris sur la méthode critique adoptée. Ces études, à lexception de celle que propose le chapitre 15 (« La politique à demi-mot »), ont déjà été publiées séparément entre 1990 et 2016. Elles conservent donc une autonomie relative, bien que lauteur les ait rassemblées dans un ordre très concerté.

La première partie, « Face à ce qui se dérobe », emprunte son titre à un livre dHenri Michaux paru en 1975. Elle « explore » (26) les relations « troubles » que lhomme entretient avec ce que Giono-Noé appelle le « fond des choses » (Noé, 676). Or, il y a lindétermination et la glu des choses (les monstruosités du monde naturel et les abîmes du cœur humain) mais il y a aussi la glu et les sommations du mot chose. Dans le premier chapitre, capital, le critique prend le parti de ce « mot-omnibus » (35, 50) et omniprésent pour étudier, sur trois axes différents (communication, narration, relation entre signe et référent), ses effets dans et sur le texte. Cest ensuite « la matière indifférenciée de la boue » (26) qui retient lauteur. Dans Colline et Regain la boue et le blé sont les deux pôles qui structurent limaginaire gionien de lélément terre. Mais lantithèse Pan/Déméter est dépassée dès Le Grand Troupeau et 137Jean le Bleu : sy déploient déjà le dynamisme et la liberté créatrice dune imagination chtonienne à nulle autre pareille, laquelle évoluera encore après guerre. Le troisième chapitre étudie « contagion et abjection » dans Le Hussard sur le toit. Dans ce texte surtout parce que « labject », au sens que Julia Kristeva a donné à ce mot, y brouille « les limites essentielles qui séparent la vie et la mort, lhumain et lanimal, le sujet et lobjet » (65). Et parce que la contagion cholérique affecte lœuvre même qui mime les désordres de la maladie par les désordres du texte (expansion, indifférenciation, convulsion, ironie). Le quatrième chapitre réfléchit « linteraction du monstrueux et de lhumain » dans Le Poids du ciel et Fragments dun paradis. De lessai au roman, donc de 1938 à 1944, les métamorphoses de lanimal fantastique (raie monstrueuse, calmar géant) accompagnent et accomplissent les métamorphoses de lœuvre « dune manière à lautre, dune poétique à lautre » (79). « Bestiaires », cest le titre (au pluriel) du chapitre 5, étudie « la présence de diverses formes de bestialité sous des apparences humaines » (26) tout au long de lœuvre du “romancier” : force est de constater que, de Pan aux Chroniques, un fil (dAriane) conduit au labyrinthe borgésien des dix-neuf portraits danimaux réunis dans Bestiaire. Au chapitre 7, le critique part à la rencontre de quatre Minotaures qui incarnent la force primitive de la terre-taurine au cœur du monde social : Maudru (Le Chant du monde), Marceau (Deux cavaliers de lorage), M., Pierre de (Le Moulin de Pologne), Murataure (LIris de Suse). Blocs de forces incomplètement détachés de « la Grande Force » (Laurent Fourcaut), aussi vulnérables et pitoyables que terrifiants, leur solitude ne parle-t-elle pas de la nostalgie dune unité perdue et de la solitude de lartiste ? Dans le chapitre précédent, Denis Labouret sétait interrogé sur limportance accordée à la chasse et aux chasseurs par un romancier qui ne fut “chasseur”, en un tout autre sens, quau Comptoir descompte de Manosque. Dans la ligne de mire du critique cynégète, successivement, les manières de chasser des personnages gioniens (une typologie en est proposée) ; les manières de raconter ces chasses (une page très suggestive sur Bobi, héros mythique tissu de Pan et dOrphée mais aussi dOrion, ce géant chasseur en quête de lumière) ; les manières de chasser les signes autrement dit de lire un texte (quand les indices ne suffisent pas à « trouver » le sens mais quil faut imaginer « la chose » à partir de traces comme une empreinte dans la boue ou du sang sur la neige). Lultime chapitre de cette première 138partie boucle la boucle sous les auspices dEmmanuel Levinas : au lendemain de la guerre (avec Le Hussard sur le toit et les premières Chroniques jusquaux Grands Chemins), « cest autour de la représentation du visage et de limpossible face à face que se cristallise en particulier cette question dune humanité dont la vérité se dérobe » (26).

La deuxième partie, « Anachronies », sintéresse au traitement (aux « détours ») du et des temps dans lœuvre de Giono. Car ce « mécontemporain » (Péguy) épris de liberté, ce “Hussard” antimoderne (confronté à Nimier dans lantépénultième chapitre de la partie) nest pas seulement un grand rêveur despaces. La question des temps est tout aussi importante dans son œuvre : temps davant le temps, temps historique, temps du récit. Cest ainsi que le premier chapitre examine la « question centrale » (197) de Que ma joie demeure, « celle de lincompatibilité entre la joie et le temps ». Le second volet sintéresse à lécriture polémique de textes parus entre 1936 et 1939 : Les Vraies Richesses, Refus dobéissance, Le Poids du ciel, Lettres aux paysans sur la pauvreté et la paix, Précisions, Recherche de la pureté. Il les réexamine en les inscrivant dans un mode de discours codifié qui posséderait des « vertus créatrices » (220) dont « Jean le Rouge » aurait su tirer parti : force des images, dialogisme, théâtralisation ironique du discours adverse. En somme, lexpérience de lécriture polémique aurait enrichi la tessiture vocale du romancier et ouvert « des perspectives inédites, qui annoncent les Chroniques romanesques » (233). Bien quon le sente circonspect quant au contenu idéologique des écrits polémiques de Giono, et cest sans doute la raison pour laquelle il sintéresse surtout à leur écriture, Denis Labouret, dans le chapitre suivant, se refuse à « condamner globalement » (244) limagination utopique des messages pacifistes, et surtout du Poids du ciel : « Passé le temps de lutopie, quand la lecture de Hobbes et de Machiavel aura effacé les derniers vestiges du modèle paysan et du pacifisme militant, cet esprit ne cessera de féconder lœuvre de Giono, des atopiques Fragments dun paradis à lhétérotopique Bestiaire » (245). Le chapitre 4 de cette deuxième partie est lun des plus beaux morceaux de ce livre qui nen manque pas. Quoique privé de lillustration sonore qui accompagna la conférence donnée à Manosque le 28 juillet 2012, le lecteur de ces pages critiques ne doutera pas que le romancier voulut aussi parler en musicien : en tout cas, « trouvant dans la musique un refuge contre les maux de la modernité » (27), Giono a écouté du Mozart, 139écrit sur Mozart, fait du Mozart : « Bénis les temps qui ont contenu Mozart ! ». Lavant-dernier chapitre de cette deuxième partie est consacré aux Récits de la demi-brigade, lus ici comme un « laboratoire » (302) qui, après Le Bonheur fou, permettrait à Giono de repenser « larticulation du politique et du romanesque dans des récits de fiction » (301). Ce nest donc pas un hasard si Machiavel et Balzac (Les Chouans4) sont si présents dans ces récits écrits à demi-mots. Intitulé « Chroniques anachroniques : Giono chroniqueur de presse », le dernier chapitre réhabilite (en partie) les chroniques journalistiques que Giono écrivit au cours des vingt dernières années de sa vie. Du moins y est-il montré que ces textes ne méritent ni ostracisme ni haussements dépaule. Loin dêtre marginaux dans lœuvre, ces textes constitueraient « un creuset où se mêlent très librement les styles et les tons » (323). Denis Labouret récuse aussi, et à juste titre, le reproche de « passéisme » parfois adressé à ces chroniques de presse : « Giono noppose pas tant au monde moderne lâge dor dun passé idéalisé quun art de vivre et de jouir au présent. » (321), or, « le vrai présent », le présent sensible du bonheur personnel, est « inactuel ».

La troisième partie, « Discordances du récit », est consacrée à quelques-unes des composantes formelles dune narration multiforme et en perpétuelle transformation. La question des voix narratives dans les Chroniques romanesques vient en premier. Ce sont là des pages remarquables sur la bigarrure énonciative dans Noé, les ambiguïtés du récit délégué au narrateur bossu du Moulin de Pologne, « la scission de la voix narrative » (331) dans Les Âmes fortes comme dans Un roi sans divertissement. Suit une étude sur les parenthèses (leur prolifération dans les Chroniques et romans daprès-guerre atteint un paroxysme dans Noé). Les ruptures de la ligne discursive produites par ces excroissances sont dabord intéressantes parce quelles sopposent à « la dictature de la linéarité » (350) : elles jouent donc un rôle non négligeable dans la poétique des « bâtons rompus » sur laquelle il sera fait retour. Mais, par ce quils donnent à entendre, ironiques ou mélancoliques, les apartés contenus dans certaines parenthèses sont loin de constituer des énoncés de second plan. Denis Labouret souligne ainsi que, parmi un grand nombre de fonctions 140possibles (elles sont dûment répertoriées), le « débrayage syntaxique de la parenthèse » (349) peut enclencher des petits « démarrages » qui en disent long sur ce que lauteur a sur le cœur (et, parfois, il en a gros). Au point que « les deux arcs typographiques des parenthèses-signes » (338), avec leur protectrice rondeur « de bulle, de voûte ou darche » (356), peuvent avoir valeur de… refuge. Le critique revient ensuite sur le « déchirement de la puissance narrative partagée entre lattrait de lomniscience et la conscience de ses limites » (335) dans un chapitre intitulé « Jeux de roi » également dédié à ladmirable chronique de lautomne 1946. Le plaisir est grand de lire cette étude qualimentent les travaux de Johan Huizinga sur Homo ludens et de Roger Caillois sur les jeux dont les hommes aiment à se divertir. La « dialectique de lavarice et de la perte » (passion de posséder versus passion de labîme) se trouve au cœur du chapitre suivant, tout entier consacré à Noé. Dans ce livre-monstre, le romancier semble chercher à « saisir les images à létat naissant, en remontant à leur source pour épouser le mouvement de leur devenir » (382). Attentif aux traces5 inscrites dans le texte, le critique, quant à lui, tente de comprendre le fonctionnement (et les jeux, encore eux) de l« imagination tératologique » dun « auteur-monstre » (375) : une imagination « en acte » (386) qui va de lexcès au manque en passant par le mélange : de « lhypertrophie » (emboîtement dhistoires multiples, multiplication des amorces narratives, grouillement de vies imaginaires, catalogues, inventaires…) à « latrophie » (phrases amputées, « langues sans chien » (Noé, 681), « baisers sans arrière-pays », odeurs incompréhensibles…) en passant par la « dystrophie » (construction de personnages hybrides comme Adelina White ou Empereur Jules). Séduit par la fécondité des récits brefs, Denis Labouret introduit ici deux nouveaux articles concernant le genre de la nouvelle et son renouvellement dans lœuvre de Giono. Le chapitre 21 se concentre sur les silences de la nouvelle, silences qui ouvrent « sur la monstruosité dun monde et dune humanité qui ne se laissent pas aisément nommer, mais aussi sur une œuvre au travail, perpétuellement remise en chantier » (396). Le chapitre 22 (« Le “100 mètres haies” dun coureur de fond ») revient sur la fonction expérimentale des nouvelles réunies dans Les Récits de la demi-brigade et Faust au village. Il est vrai que la poétique du silence et du désordre fait 141quun certain nombre de récits sont demeurés inachevés : cest le cas pour Dragoon, roman pour lequel Giono a accumulé des matériaux divers et rédigé deux esquisses, en 1965 puis en 1967. Mais là encore, lécrivain, de son propre aveu, a voulu écrire, pour se distraire, un roman quil ne savait pas écrire sur « larticulation du romanesque et du mécanique » (415), sur le croisement dune passion monstrueuse (linceste) et de ce quil appelle la « féerie moderne6 ». La machine appelée “Dragoon”, cest un engin monstrueux destiné à fabriquer routes et autoroutes, cest le désir dun “monstrueux objet”, cest le roman lui-même qui abolissant les choses par les signes, sauto-détruit. Quant au Moulin de Pologne, dernière étape de la partie médiane, ce roman « sachève, mais après de longues hésitations et beaucoup de fausses pistes » (28), sur un point final éminemment problématique, entre transparence et opacité. La fin de ce roman du destin congédie la compétence du narrateur et remet en question le modèle clos du roman-destin.

En fin de parcours, Denis Labouret na pas voulu se fendre dune « belle synthèse logique » (28) brandie comme un trophée. Lobjectif principal que le critique sétait assigné (ne pas cantonner Giono dans le statut de romancier) a été atteint. Encore plus important peut-être, les études réunies ont exploré « la dynamique et la complexité » dune œuvre que linventeur dhistoires (et l« [a]mateur dabîmes7 ») nommé Giono a écrite à bâtons rompus. Cette « méthode des bâtons rompus, ou des rapports, comme disent les peintres » (Par., 913), théorisée et illustrée par le capitaine de LIndien au chapitre iv de Fragments dun paradis, est maintenant étudiée dans les dialogues des personnages puis dans le discours du romancier. Cest dans Noé surtout, mais dans les autres Chroniques romanesques aussi, que lécrivain a mis en œuvre cette méthode qui « déjoue les contraintes du récit linéaire » (464) au moyen de procédés minutieusement étudiés chapitre après chapitre : « verticalité de la métaphore, mouvement cyclique de la rêverie, tentation régressive de la mémoire, pulsions digressives de la libre association… », usage du mot chose, digressions antilinéaires des parenthèses, pandémoniums et lacunes, ruptures énonciatives et syntaxiques, « superposition des espaces diégétiques » (379)… Cest là que lécrivain a assouvi son 142goût des profondeurs, son goût pour « le côté profond de la chose, le côté gouffre, glu, glouton et sournois de la chose ; le côté puissance ; le côté vérité ; le côté fond des choses » (Noé, 676). Là quil a superposé au « système de référence8 » réaliste un système différent, à la fois esthétique et thérapeutique, analogique et « magique » (Noé, 705). Là que « lenquête existentielle » (457) sest approchée au plus près de la vérité qui se dérobe… Là que Giono a parlé « en peintre » (Roi, 480). Et là, comme le dit le narrateur premier dUn roi sans divertissement, cest « très beau ».

Parfaite connaissance de lœuvre et de lensemble de la critique gioniennes, à commencer, pour celle-ci, par les pionniers de la « Bibliothèque de la Pléiade ». Amarrage à quelques-uns des grands textes contemporains, ceux dEmmanuel Levinas et Paul Ricœur parmi beaucoup dautres, mais petits “démarrages” très personnels et suggestifs. Volonté de suivre ces fils qui relient lune à lautre les deux “manières” de Giono. Choix de textes et de thèmes qui bénéficient dun supplément dadmiration, mais aussi de choses moins connues, réhabilitées sinon exhumées, et de curiosités on ne peut plus instructives, quelles soient, pour sen tenir à deux dentre elles, cynégétiques ou pogonologiques9. Parti il y a plus de trois décennies à la rencontre des monstres et monstruosités qui hantent l« œuvre-labyrinthe » (147) du monstrueux conteur, Denis Labouret na cessé dobéir – joyeusement, hardiment – à la recommandation du capitaine de LIndien dans Fragments dun paradis : « Regardez et profitons de la chose. » (Par., 975). On sent bien quil aime lœuvre de Giono parce quelle sexpose aux risques de limaginaire. Il sait que lire, « cest aussi construire, imaginer, rêver » (144), et pas seulement « trouver ». Chacun des textes constitutifs de la somme proposée est parfaitement clair et structuré, mais jamais au détriment de la complexité et des nuances. Le livre est bien un “parcours”, mais ouvert, plutôt quun discours fermé visant à lachèvement. Dailleurs, à la science, le critique sait adjoindre le brin dabsinthe de lhumour et son humilité finale nest pas feinte. Chasseur sachant se garder « de lillusion dune “prise” du sens » (145), on peut le croire sur parole quand il se dit tout disposé à parler de ses chasses – à bâtons rompus – avec dautres lecteurs. Lauteur de Giono 143au-delà du roman sest en effet donné pour enseigne la destination à laquelle le Bobi de Que ma joie demeure ne parviendra jamais : “Au rendez-vous des chasseurs”.

Jacques Le Gall

*
* *

Alain Romestaing (dir.), Lectures de Giono : Les Âmes fortes, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Didact Français », 2016, 232 p.

Louvrage se compose de quatre parties : « Contexte », « Intertextes », « Vues densemble » et « Gros plans ».

Alain Romestaing, dans une introduction riche et précise, donne une vue densemble du volume sous le titre « Cette histoire dont je ne connais pas le secret » (dédicace des Âmes fortes à Robert Ricatte) en montrant la complexité de lœuvre, qui constitue une révolution romanesque. Léconomie de louvrage, la diversité des approches, le contenu des contributions bénéficient dune présentation aussi détaillée que pertinente.

Dans la première étape, « Contexte », Michel Gramain présente et analyse la réception du roman lors de sa publication, à partir des comptes rendus critiques publiés dans la presse. Il montre comment la rupture quopère cette œuvre avec la tradition romanesque a échappé aux contemporains. Lostracisme dont Giono était victime de la part du Parti communiste français entre en ligne de compte. Par ailleurs, la « révolution copernicienne » de lécriture opérée par rapport aux œuvres davant-guerre déconcerte plus quelle nattire. La façon dont les personnages, tout en semblant se dévoiler, conservent leur part de mystère, la façon dont le récit résiste, avec les deux versions inconciliables, séduisent 144cependant certains critiques, même sils ne manquent pas dévoquer des difficultés de lecture.

Jacques Mény montre, dans « Un autre récit de genèse », que les Chroniques romanesques ne sont pas, comme il est dit dans le tome iii de la « Bibliothèque de la Pléiade », de la « littérature alimentaire », des « contes américains » rédigés pendant les pannes décriture du Hussard sur le toit. En se fondant en particulier sur la correspondance de Giono avec Blanche Meyer, ensemble de documents qui nétaient pas accessibles au moment de la publication du tome iii, Jacques Mény établit clairement que les Chroniques ne sont ni des œuvres alimentaires ni une diversion par rapport à la rédaction du Hussard, mais une arme dans lentreprise de Giono pour reconquérir son public, à tel point quil pense même y intégrer les romans de la geste dAngelo. Avec ces Chroniques allègres et ludiques, quil juge aussi amères et cruelles, il sait quil est désormais « légal des plus grands ».

Dans la rubrique « Intertextes », Elena Zamagni étudie Les Âmes fortes sous le signe de Machiavel, en abordant les « Jeux de masques et artifices du paraître ». Quand il redécouvre Machiavel dans les années daprès-guerre, Giono y lit avant tout une analyse de la puissance et de la cruauté des passions humaines. Larticle montre, par le jeu de lêtre et du paraître, que le masque de Thérèse nest pas un simple mensonge de surface. Non seulement elle imite ce quelle nest pas, mais elle produit du faux avec le vrai.

Anne-Yvonne Julien fait découvrir dans lœuvre « Le pays de lamour-propre ». Elle montre comment Les Âmes fortes se rattachent à la lecture que fait Giono des moralistes du Grand Siècle et de Vauvenargues en particulier. Le roman peint laffrontement de deux démesures, le combat de deux folies, celles de Thérèse et de Mme Numance. Ces passions sont parfois commentées par des sentences brèves, dautant plus remarquables quelles sont exprimées en langue classique dans un roman qui fait le choix majoritaire de la langue parlée. La dénonciation de lamour-propre comme force aliénante, à la manière de La Rochefoucauld, est cependant contrebalancée par une réhabilitation des passions et de lénergie vitale qui en naît. Lamour de soi peut être source dune force créatrice. Ainsi, lénergie fabulatrice de Thérèse, sa vigueur orale lui font occuper lespace énonciatif de la veillée funèbre.

145

Le titre de larticle de Jean-Paul Pilorget, « Les Âmes fortes – Par-delà bien et mal », évoque la figure de Nietzsche. Il sagit de sintéresser dabord à lindécidabilité du bien et du mal. Non seulement Giono, avec deux versions inconciliables des événements, met à mal la notion de vérité, mais il interroge les normes morales dans une société qui les bafoue sans cesse ou dans un état présocial (« le village nègre ») qui brouille les notions de bien et de mal. Thérèse apparaît tantôt comme une victime tantôt comme une manipulatrice cynique. De plus, le récit, au fur et à mesure, oscille entre immoralisme et amoralisme, le mal apparaissant comme « la chose naturelle », dans une nature indifférente aux catégories morales. De ses lectures de Pascal (dont il laisse toute transcendance), Hobbes et Machiavel, Giono voit lhomme naturellement mauvais, la société ne faisant que masquer sa sauvagerie et sa cruauté. Thérèse se situe au-delà du bien et du mal, elle existe par sa seule volonté de puissance. Les âmes fortes se distinguent par leur orgueil, leur égoïsme foncier, leur démesure. Honorabilité et bonne conscience sont des façades et font partie de la stratégie de domination mise en œuvre. Face à Thérèse, Mme Numance est une autre âme forte. Elle aussi vit une passion dévorante : posséder totalement Thérèse. Celle-ci se nourrit de lamour que Mme Numance lui donne. Mais la férocité est aussi chez les Numance. Et Mme Numance finit par échapper à Thérèse en disparaissant. Les deux femmes se ressemblent : lobjectif des “âmes fortes” nest-il pas de faire de leur vie une œuvre dart ?

André-Alain Morello rapproche Les Âmes fortes de lœuvre de Pirandello. Il évoque la communication de Maria Rosa Palermo di Stefano au colloque du centenaire dAix, qui montre combien Giono, dans Noé, est proche du Pirandello de Six personnages en quête dauteur : elle a ainsi ouvert une nouvelle voie de recherche. Roman multiple, Les Âmes fortes juxtapose une nouvelle, « La veillée », un récit stendhalien, romantique, et un mélodrame se transformant peu à peu en roman noir. Tout se passe comme si Giono voulait associer en un même récit deux de ses écrivains préférés, Machiavel et Stendhal. André-Alain Morello rappelle que le reproche fait aux Âmes fortes dêtre un roman pluriel avait déjà été fait, par exemple, en 1930, aux Aventures de Jérôme Bardini de Giraudoux, roman hétérogène, elliptique, qui doit beaucoup à Feu Mathias Pascal de Pirandello. Le roman pluriel est le roman de la vérité plurielle, qui marque la destruction de la vérité une et transcendantale. 146Les Âmes fortes est à mettre en parallèle avec La Menteuse de Giraudoux et le Mentir-vrai dAragon, autres textes qui renouvellent lorganisation des voix narratives. Par ailleurs, Les Âmes fortes peut être appelé un roman-théâtre. Depuis Un roi sans divertissement, les Chroniques se caractérisent par leur unité orale : comme le dit Henri Godard, des personnages dune même communauté se racontent lun à lautre des histoires, sans que soit indiqué le nom de celui qui prend la parole. Comme aucun narrateur extérieur ne détient une quelconque autorité, personne ne peut trancher entre des versions contradictoires quand elles apparaissent. Les personnages sont livrés à eux-mêmes, le texte narratif se rapproche du texte théâtral. Cela est renforcé par le fait que, comme le dit Mireille Sacotte, « le monde des Chroniques est un théâtre ». En effet, les personnages secondaires « regardent en connaisseurs le spectacle donné par les grands premiers rôles ». Nous sommes dans un théâtre et le texte, comme chez Pirandello, nous invite à passer dans les coulisses, à découvrir des jeux de miroirs et des symétries inattendues, ici avec deux couples, comme dans LÉchange de Claudel. L« immoralisme » des Âmes fortes se rapproche de l« humorisme » de Pirandello : une vision pessimiste de lhumanité où dérision et comique remplacent pitié, désolation ou mépris. Lesthétique des Âmes fortes nest pas éloignée des « masques nus » du théâtre de Pirandello, en particulier dans Chacun sa vérité ou dans Les deux visages de Mme Morli. Des rapprochements sont également faits avec dautres pièces de Pirandello et André-Alain Morello propose des pistes pour explorer les symétries entre lœuvre de Giono et celle de Pirandello.

La troisième partie, « Vues densemble », souvre sur un article de Laurent Fourcaut, intitulé « Les Âmes fortes : une aventure tragique de lécriture ». Laurent Fourcaut propose, pour mieux comprendre ce roman, de le situer par rapport à la “première manière” de Giono. Il rappelle que, pour lécrivain, le monde est un magma de forces aveugles au sein dun creuset, dont la meilleure image est celle de la vulve du calmar géant de Fragments dun paradis, qui absorbe et reproduit les êtres en un cycle de mort et de vie, la mort individuelle nétant quun retour fusionnel dans la matrice du Monde-Mère. Laurent Fourcaut rappelle les deux attitudes face à cette roue, laspiration à rentrer dans son indifférenciation, la « perte », et le refus de sabandonner à ce désir, l« avarice », termes utilisés par Giono dans Noé. La plupart des personnages gioniens se 147comportent en avares et jouissent de la perte désirée par procuration : la plus parlante illustration en est le « théâtre du sang » évoqué dans Deux cavaliers de lorage. Après avoir rappelé ces deux notions qui ont guidé nombre de ses recherches, Laurent Fourcaut présente son projet : étudier loriginalité de la dialectique perte/avarice dans Les Âmes fortes. La nature est absente du roman. Les lieux, Châtillon, le « village nègre », sont des espaces clos, des théâtres, variantes du « théâtre du sang ». Seule, Mme Numance, qui est en plein un être de la perte, est en relation avec la nature. Le thème du miroir fait écho à Que ma joie demeure : « Le monde est mort comme un miroir ». Le « monde » de Thérèse est celui que définit sa parole, la « nature » nest quun mot, et cest précisément dans cette nature que Mme Numance disparaîtra et lui échappera. Le monde réel étant fermé au désir de la perte, il ne reste à Thérèse que son art. Il en est de même pour lauteur. Il produit un contre-monde, un univers de papier, quauparavant il « naturalisait ». Il reste cependant des lieux en proie au mouvement : lauberge de Lus, celle de Châtillon, avec ses labyrinthes à la Piranèse, dans lesquels on peut se perdre comme dans le monde réel. Lécriture produit des mondes à volonté et peut donc mimer à la fois lavarice et la perte. Laurent Fourcaut montre ensuite comment Giono remplume son texte grâce à lintertextualité. Par ailleurs, certains personnages peuvent être vus comme des autoportraits de lauteur : ainsi M. Numance face à son billard abîmé, où il joue tout seul, de façon difficile, mais réussissant des « choses très jolies ». Quant à Firmin, véritable tique qui boit le sang de la personne sur qui il se pose, et Réveillard, qui combine tout, ils sont dautres figures de lauteur. Mais cest surtout à Thérèse que Giono délègue sa fonction. La machine à coudre dont elle rêve, qui fait ses points à toute vitesse, peut être lue comme une métaphore de lécriture. Dautre part, à plusieurs reprises, elle souffle leur rôle à différents personnages : Artemare, la femme Laroche et surtout Firmin. Giono crée avec Thérèse un personnage cruel, capable dimiter les sentiments : il met ainsi en scène le « théâtre du sang ». Le roman fourmille de mots en rapport avec le théâtre, de même quavec les jeux de cartes : la machine tourne. Avant dêtre une figure de la perte, Mme Numance a dabord été une figure de lavarice dans le premier récit de Thérèse. Dailleurs elles sont toutes deux des personnages interchangeables, ayant une même aspiration à se fondre dans le monde indifférencié. Quant à lauteur, il jouit de la perte par lentremise de 148ses personnages en ruinant lillusion romanesque. Il éprouve le vertige de saventurer à perdre cette planche de salut. Et comme lArtiste des Grands Chemins, il nhésite pas à montrer le dessous des cartes. Quand Giono rédige Les Âmes fortes, Le Hussard est en panne. Lauteur se lance dans la rédaction dun livre-désert quil peuple de toutes pièces et où il assume tous les rôles.

« Le romantisme des Âmes fortes », tel est le titre de larticle de Jean-Yves Laurichesse. Si le romantisme et limprégnation stendhalienne caractérisent Le Hussard, ne serait-il pas tentant de voir dans les Chroniques un contrepoint antiromantique dominé par une vision pessimiste de la nature humaine, se demande Jean-Yves Laurichesse. Cependant, la frontière entre les deux massifs nest pas aussi étanche quon pourrait le croire. Il sagit de voir comment, sur le fond prosaïque dune petite ville de province, se détachent le « sublime tendre » de la passion et le « sublime noir » du crime, et comment Giono semploie à brouiller les cartes. La « petite ville méchante » de Châtillon est décrite par Giono à travers ses lectures de Balzac et de Stendhal. Le tableau animé de la vie dune auberge au xixe siècle, la peinture des ressorts sociaux et moraux de la ville, le rôle de largent, la figure de lusurier féroce doivent beaucoup à Balzac. Mais lironie avec laquelle sont dépeints les bourgeois de Châtillon est stendhalienne, en particulier avec cette manière dépingler, en italique, une expression qui, à elle seule, condense toute lhypocrisie sociale. Des comparaisons sont établies avec la description de Verrières au début de Le Rouge et le Noir. Le tableau de la société châtillonnaise que donne Thérèse au début de son deuxième récit fait delle une romancière réaliste qui sait percer les apparences sociales. Lobjectif de Giono nest toutefois pas celui de Balzac ou de Stendhal. Il sagit dune part, deffectuer un voyage dans le temps, dautre part, de faire une satire toujours actuelle du culte de largent et des apparences. Le tableau de la « petite ville méchante » permet de faire jouer le contraste entre médiocrité et sublime autour de lhistoire de Mme Numance et de Thérèse. Robert Ricatte avait suggéré que le désir « triangulaire » unissant M. Numance, Mme Numance et Thérèse pouvait être lu comme une transposition des relations entre le comte Mosca, la duchesse Sanseverina et Fabrice del Dongo dans La Chartreuse de Parme. Jean-Yves Laurichesse poursuit cette étude de lœuvre stendhalienne. Le lien unissant Mme Numance et Thérèse peut être rapproché de celui 149qui unit la bourgeoise Mme de Rênal au plébéien Julien Sorel, dans Le Rouge et le Noir. Les analogies entre les deux scènes de rencontre sont frappantes. Jean-Yves Laurichesse établit un autre rapprochement avec la situation de Lamiel : le sentiment quéprouve la duchesse de Miossens pour la jeune paysanne Lamiel ressemble beaucoup à celui de Mme Numance pour Thérèse. La peinture de la passion, grâce à la focalisation tournante, permet dentrer dans la subjectivité des deux femmes. Le lexique utilisé par Giono se fait lécho de celui de Stendhal et certains marqueurs, telle lexpression “au comble du bonheur”, montrent que Giono a bien lu Stendhal. Plus que du sublime tendre de La Chartreuse, cest du sublime plus énergique du Rouge quil se souvient. Quant au sublime « noir », il se développe dans la dernière partie du roman, quand Thérèse se pose en héroïne du mal. Thérèse est un personnage romantique, qui pleure quand on lui lit un extrait de Jocelyn, qui se moque de largent, mais qui incarne aussi la puissance fascinante du mal, souvenir des Chroniques italiennes ou du personnage de Vautrin. La Thérèse noire participe pleinement dun romantisme de laffirmation du moi, dun imaginaire de la toute-puissance se développant dans le monde social. Giono ne choisit pas entre les deux régimes du sublime romantique : le petit roman sentimental du début est contredit par la dernière prise de parole de Thérèse. De même, Mme Numance apparaît au début comme une prédatrice et Giono a commenté sa générosité comme étant une passion « féroce et égoïste ». Le romantisme noir qui sinsinue partout nest pas pour autant la voix de la vérité. Les Âmes fortes est un roman paradoxal qui fait vaciller tous les repères du lecteur et qui affirme labsolue liberté éthique et poétique de lauteur.

Agnès Castiglione aborde, à travers la vie de Mme Numance, la bonté et la générosité dans lœuvre de Giono. Elle se propose den voir les paradoxes. Le couple Numance fait partie de ces êtres enclins au bien, pétris de dévouement et de bienfaisance désintéressée qui peuplent lœuvre de Giono, et dont le modèle est Jean-Antoine, le père. Celui-ci a légué à son fils limage du guérisseur. Aussi la voit-on fréquemment : Jaume dans Colline, Toussaint dans Le Chant du monde, Bobi dans Que ma joie demeure, mais aussi le petit médecin français du Hussard sur le toit, et Angelo lui-même, tout comme Angelo iii dans Mort dun personnage. Dans toute lœuvre, la bienfaisance suscite des personnages de protecteurs. Les couples ainsi formés abondent : les trimardeurs de « Solitude de la 150pitié », les musiciens errants de Jean le Bleu, Amédée et Albin dans Un de Baumugnes, Antonio et Matelot dans Le Chant du monde, le Narrateur et lArtiste dans Les Grands Chemins… La bienfaisance, elle, se traduit en un désir de protection qui atteint au sacrifice, de la Mamèche à Marceau. Il en est de même pour Mme Numance. Un des effets les plus constants de cette bonté est la générosité, qui caractérise toutes les belles âmes venues des lectures de Stendhal. Il est rappelé que Robert Ricatte a signalé très tôt le stendhalisme des Âmes fortes. Agnès Castiglione montre les points communs entre Mme Numance et Angelo. La générosité « miraculeuse » de Mme Numance sinscrit dans une lignée de personnages qui ont comme point commun de donner sans limite. Mais pour Giono, cest là tout le contraire dune vertu, cest une passion dévorante. Mme Numance reconnaît quelle peut se révéler « féroce » dans la dilapidation. Cet excès de générosité est signe dorgueil, de démesure. Il sagit de se perdre. Et les démesures de générosité conduisent à la catastrophe. Giono met au jour les ambiguïtés de la bonté, en lecteur de Machiavel : elle peut être inhumaine et elle peut faire le don de la mort. La rédaction des Âmes fortes saccompagne de la lecture de Hobbes et son pessimisme se lit dans la peinture des personnages. Pour les Numance, au désir de la perte se joint le désir dêtre authentiquement et intensément soi-même. La ruine est délectable. Elle procure un « vrai bonheur », semblable à celui que ressent Tringlot à la fin de LIris de Suse. Mme Numance fait partie de ceux que M. de Théus nomme les « amis de la démesure » dans Angelo. Elle est dun autre monde et affiche un regard lointain, qui est celui de lAbsente, celui de Julie de M., celui de Melville, celui du poète gionien. Si Thérèse peut être vue comme un avatar de lUlysse de Naissance de lOdyssée, par son art du mensonge revendiqué, Mme Numance est, par la façon dont elle transfigure et réenchante le réel, par son désir dinfini, une figure du créateur.

La quatrième partie de louvrage, « Gros plans », souvre sur un article de Stéphanie Bertrand, « Laphorisme dans Les Âmes fortes, une “force qui va” mal ? » Lusage que Giono fait de laphorisme dans Les Âmes fortes nest pas celui des « romanciers moralistes », mais se rapproche du détournement proverbial ou du « dépaysement » aphoristique que pratiquaient les surréalistes des années 1920. Laphorisme est présent dans les propos des personnages principaux et des personnages secondaires, des bourgeois comme des ouvriers. Certains sont de simples 151reprises, dautres, de savoureuses réécritures. Quel statut donner à ces « discours dautorité » dans une fiction qui refuse lautorité narrative ? Sur le plan éthique aussi, laphorisme détonne. Le titre du roman suggère la présence de personnages déterminés et combattifs, alors que les aphorismes sont souvent dans la négation et la péjoration. Pour Stéphanie Bertrand, lécriture aphoristique dans Les Âmes fortes peut se lire à trois niveaux : elle participe à la caractérisation souvent ironique du personnage, elle questionne le lien problématique du romancier à lengagement en littérature, elle permet de définir une écriture qui refuse lextraordinaire au profit du commun. Un proverbe permet souvent de conclure une tirade ; parfois, par des images, il est ancré dans le concret ; un troisième type concerne des tournures généralisantes inventées. Laphorisme met au jour le code social et moral des classes auxquelles appartiennent les personnages. On y voit le bon sens populaire qui valorise la prudence, la patience, la lucidité, le courage. Mais les énoncés sont souvent formulés dans des tournures négatives et donnent à lire un certain immoralisme. Par ailleurs, alors que dans les romans du début du xxe siècle, laphorisme sert dargument dautorité pour conclure un propos, dans Les Âmes fortes, la polyphonie énonciative, la multiplication des points de vue contradictoires interdit cette lecture. De plus, on trouve souvent des aphorismes contradictoires ou des phrases généralisatrices inachevées qui mettent à distance toute autorité aphoristique. Bien que toute tentative conclusive apparaisse comme vaine, la tentation de lœuvre à thèse est bien présente. Cependant, lambivalence des propos de Thérèse ne permet pas de voir en elle un éventuel porte-parole du romancier. Lécriture aphoristique participe pourtant pleinement à la force des personnages. Mais les principes généralisants qui sont tenus entraînent parfois des conséquences funestes. Thérèse est une force qui va, mais elle finit sa vie seule. Laphorisme, enfin, évite une trop forte singularisation du personnage. Lesthétique de Giono refuse lexemplarité et lexceptionnel. Il ne se veut pas moraliste et ne cherche pas à délivrer de message. Lécriture aphoristique des Âmes fortes transcende la dichotomie bien/mal pour mettre en scène le lien tragique qui unit les personnages à leurs principes. Le romancier « banalise » le mal, certes, mais il humanise surtout chacune des âmes, fortes ou non.

Corinne von Kymmel-Zimmermann étudie « Les Âmes fortes au miroir : Narcisse et Prométhée ». Elle montre que, fondé sur laffrontement 152entre Mme Numance et Thérèse, doublé par celui de Thérèse et le Contre, le récit se déploie en une partie de billard où tout se joue par la bande. Dans les Chroniques, forme et fond se répondent, alternant dérobade et dévoilement, « négatif » et « positif », qui se font face comme sils se situaient de part et dautre dun miroir. Lincompatibilité des épisodes peut être vue sous langle de rapprochements optiques : parallélismes, échos, symétries… Corinne von Kymmel-Zimmermann propose de lire la Chronique non pas seulement par le spectacle quelle offre, mais par les reflets qui sy entrecroisent. Thérèse et Mme Numance se regardent lune lautre, sont regardées par tous, se regardent elles-mêmes entre « vitres », « vitrines » et « glaces » qui parsèment louvrage : elles deviennent le miroir tendu à une réalité quelles modèlent à leur guise, passant dune découverte narcissique du « désir dêtre » à la réalisation prométhéenne dun « piège » efficace. Giono multiplie « les signes que le récit se fait à lui-même », échos, reflets plus ou moins ressemblants : motifs des auberges, des héritages à capter, avec un parallélisme de situations et une dissymétrie de perceptions. Les ressemblances narratives sadditionnent : les Charmasson précèdent les Numance, un Réveillard rappelle le « gros blond » évoqué par les commères, les personnages de M. Numance et de Rampal offrent des points communs, les difficultés pour habiller le « pauvre Albert » annoncent les complications du décès de « Nicolas, marchand drapier ». Ces variations rendent plus flous les contours de lhistoire racontée. Entre les robes à fanfreluche des dames de Châtillon et la robe grise de Thérèse, y a-t-il une différence ? Elles visent toutes à séduire. Tout se passe comme sil existait deux vérités similaires de part et dautre dune ligne invisible. Il en est ainsi de Châtillon et de Clostre. Giono pensait également mettre en parallèle le personnage du curé et celui du pasteur. Ce flou qui accompagne le vertige du reflet est accentué par lopposition entre le récit de Thérèse et le récit du Contre. Âmes fortes, elles sont les seules à pouvoir jouir de ce vertige sans jamais succomber involontairement à lappel du reflet. Firmin voudrait aussi être une « âme forte », et il cherche à imiter lhomme de bien : il devient la réalité du reflet auquel il veut ressembler mais meurt sans avoir compris les stratagèmes des Numance ni lacharnement de Thérèse. Les Numance, eux, nimitent queux-mêmes : leurs yeux se ressemblent étrangement, miroirs lun de lautre, miroir du monde quils partagent. Thérèse apprend progressivement à suivre 153son ardent « désir dêtre » en se projetant dans limage que lui tend Mme Numance. Chacune découvre lautre comme dans un miroir et tente de limiter jusquà lui ressembler ; elles sont simultanément elles-mêmes, leur reflet et le miroir qui tend limage à celle qui regarde. Puis, au lieu de simplement refléter autrui, Thérèse apprend à devenir une sorte de Protée, en sadaptant à celui qui la regarde. Il sagit de devenir le reflet du désir dautrui. Ultime métamorphose, elle devient enfin elle-même le miroir quelle tend à autrui : elle est un piège. Elle accepte dêtre le vide impossible à combler, elle devient le miroir du monde, image de lécrivain démiurge qui reflète dans son écriture le monde quil façonne. Elle est devenue la réalité absolue, créant ce quelle reflète et reflétant ce quelle crée.

Dans larticle de Jean-François Bourgain, il est aussi question des « Jeux du regard dans Les Âmes fortes ». Nombreuses sont les situations où les personnages se trouvent « comme au théâtre ». Le jeu est omniprésent et polymorphe. Jouer un rôle, cest se jouer des autres, les manipuler. Dans la comédie du paraître, les bourgeois exhibent des apparences grossières, qui ne trompent que les regards complices. Firmin mène le jeu avec le talent dun « mauvais acteur » face aux Numance qui ne sont pas dupes. Insolent et triomphant, puis humilié et vaincu, il est toujours médiocre. À ce monde de faux-semblants et de jeux truqués, le couple des Numance oppose limage dune transparence mystérieuse où lêtre et le paraître semblent se confondre. Mme Numance « sent tout » et « voit tout ». Son regard lointain témoigne dabord de sa clairvoyance, mais aussi de sa capacité à se fixer sur soi et à occulter le monde qui lentoure. Elle finit par se fondre mystiquement dans le bleu du ciel. Thérèse imite Mme Numance, dabord de façon spontanée et naïve, puis délibérée et maîtrisée. Elle sexerce à imiter tous les sentiments sans rien sentir. En se mettant en vitrine, en exhibant son corps, elle réalise son chef-dœuvre. Et elle guette. La Thérèse noire que rien ne peut satisfaire coexiste avec la Thérèse comblée du récit du Contre. Giono explore ainsi toute la gamme des jeux de regard : séduction, prédation, dérobade, suggestion et appel de lailleurs, voire du vide.

Cette quatrième partie se clôt par larticle de Marie-Anne Arnaud Toulouse : « Davoir à être : la part des choses dans Les Âmes fortes ». Lauteur sinterroge sur le rôle actif dévolu aux objets dans la chronique. Le roman souvre sur le cadavre du pauvre Albert, un être humain 154devenu chose. Tout au long de son récit, Thérèse évoque de nombreux objets, montrant ainsi que Châtillon est cimentée par lavoir et structurée par le paraître. Dans le combat contre Firmin, Thérèse utilise de façon héroï-comique divers objets : aiguilles à tricoter, bassines, écuelles et casseroles. La mécanique est un ressort du comique autant quun instrument du drame. Largent, quand il devient un objet tangible, devient aussi un outil dramatique. La richesse qui se voit nest pas toujours la vraie et la ville de Châtillon est une société de spectacle. Le vêtement, en particulier, y joue un rôle important. Quand il prend du ventre, Firmin perd toute maîtrise. Thérèse enceinte, en revanche, fait de son ventre un piège. Cest le Mignon, quand il agresse Thérèse, qui la conduit à se construire à partir des autres. Elle imite, puis fait de son corps une arme offensive. Quant à Mme Numance, en donnant les choses, elle les fait échapper à la banalité du profit. La sacralisation les transfigure également, comme le montre léchange du chypre et de la violette. Lusage des choses étalonne un système des êtres où des ordres quasi-pascaliens sétablissent : ordre de la chair et de la nature morte, ordre des forts desprit qui utilisent les choses comme des signes et les hommes comme des choses, ordre de la grâce de limagination enfin, où les choses servent aux cérémonies ou ne prennent corps que dans les mots dun récit, ou bien cèdent la place à la nature dans laquelle Mme Numance disparaîtra.

Louvrage est complété par une bibliographie établie par Laurent Fourcaut et Alain Romestaing, ainsi quune liste derrata de lédition « Folio » du roman.

Ainsi, pour aborder la « vérité plurielle » des Âmes fortes, louvrage propose une lecture plurielle du roman. Étude de réception, histoire littéraire, stylistique, génétique, approches thématiques et génériques sont autant dapproches complémentaires pour mieux apprécier la complexité du récit et le génie de lauteur.

Michel Gramain

155

*
* *

Denis Labouret, Intérieur nuit : lire Les Âmes fortes de Jean Giono, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre-CNED, « Cours », 2016, 184 p.

« Mes compositions sont monstrueuses et cest le monstrueux qui mattire. » Cette citation du Journal inédit de Giono, en date du 12 avril 1946 (cité p. 11), ouvre louvrage que Denis Labouret consacre à la lecture des Âmes fortes. Certes, lépigraphe convient à merveille à ce « roman du monstrueux et des métamorphoses » (4e de couverture) et Denis Labouret connaît son sujet à merveille. Excellent spécialiste de lœuvre de Giono, cest précisément à cette question du monstrueux dans les Chroniques romanesques quil a consacré, en 1992, une thèse suivie de nombreux et remarquables travaux dont son dernier ouvrage, Giono au-delà du roman10.

Une introduction efficace et précise sattache à présenter cette troisième “chronique” publiée en 1950. Denis Labouret en rappelle les dates de composition, éclaire la situation du Giono censuré daprès-guerre dont lisolement social na dégal que la prodigieuse fécondité créatrice et sattache à dégager les caractéristiques de ce que Giono nomme “chronique”, dont Les Âmes fortes lui semblent la parfaite illustration. Il en donne largument (p. 14) et dégage les cinq actes de cette narration alternée. Intéressant et novateur : il propose dappeler simplement « la Narratrice » cette commère qui contredit – parfois mais pas toujours – Thérèse et que Giono dans ses carnets nomme “le Contre” : elle incarne « la fonction narrative dans son essence » (p. 16) ; un masculin nest guère de mise au sein de ces voix exclusivement féminines. En explicitant son beau titre, Intérieur nuit, Denis Labouret dégage ensuite les enjeux du roman selon deux plans. Tout dabord le cadre de la veillée funèbre, dans sa remarquable unité de lieu et de temps, constitue (au sens narratologique et théâtral) une scène dintérieur par une nuit dhiver. Ensuite, lhistoire 156racontée propose un voyage dans le temps mais aussi dans linsondable obscurité du « cœur humain » (p. 18). Innovation majeure : la vérité romanesque est désormais relative. Les personnages, qui se dérobent à toute appréhension claire et cohérente, sont des êtres de démesure assoiffés de puissance et de sang, des monstres saisis dans une composition elle-même monstrueuse. Voilà donc ces âmes fortes : Denis Labouret sarrête pour finir sur le titre de la chronique. Il évoque certes Les Âmes mortes de Gogol que Giono admirait, mais la formule se trouve aussi sous la plume de moralistes comme Vauvenargues. Enfin, Denis Labouret fait état dune découverte de Jacques Mény dans la bibliothèque de Giono (p. 22) : une définition de lâme forte soulignée par lécrivain figure sous la plume dArmand Hoog préfaçant un ouvrage du cardinal de Retz.

La lecture des Âmes fortes sengage ensuite au fil de sept chapitres dont les deux premiers situent précisément la chronique dans lhistoire de la littérature au xxe siècle et dans le parcours de création de Giono. Viennent ensuite lexamen des repères spatio-temporels, lanalyse des milieux, des procédés narratifs et de la conduite du récit, pour finir par létude des passions de lâme, lensemble montrant « comment limagination de lauteur ne joue avec la réalité sociale, historique et géographique que pour mieux célébrer ses propres pouvoirs » (4e de couverture). Louvrage senrichit encore dune précieuse anthologie critique, dune bibliographie commentée, dune chronologie claire de la vie et de lœuvre de Giono et dune utile table de correspondance de la pagination entre les éditions de la « Bibliothèque de la Pléiade » et de la collection « Folio ».

Le premier chapitre analyse le contexte de parution du roman et sa réception. Il commence par souligner la grande nouveauté que représente un tel texte écrit en 1949 dans une époque entièrement dominée, après les années de lOccupation, par la littérature dengagement (Sartre et Aragon). Denis Labouret, qui connaît admirablement lhistoire du roman au xxe siècle, restitue la production littéraire de cet après-guerre qui entend en prendre en charge le tragique. Cest lépoque aussi dune crise du roman qui entre dans “lère du soupçon”. Par son regard pessimiste et ses innovations narratives, Giono participe bien à sa façon du contexte moral et esthétique de son temps, mais il rejette « lembrigadement sartrien » (p. 25) et sopposera toujours au « formalisme desséché » (p. 28) du Nouveau Roman ; « il choisit décrire à contretemps » 157(p. 26) : rien de la dernière guerre dans les propos des narratrices des Âmes fortes. Comment est reçu le roman en cette époque dostracisme qui pèse encore sur Giono depuis la Libération ? Laccueil immédiat globalement favorable témoigne que « Giono sort du tunnel » (Pierre Citron, cité p. 28) : on note sa virtuosité et, comme Maurice Nadeau dans Combat, le profond renouvellement de lauteur. Denis Labouret poursuit lenquête au-delà de 1950 pour saluer les pionniers des études gioniennes et maîtres dœuvre de la grande édition de la « Bibliothèque de la Pléiade » qui commence en 1971 – ils figurent dans son Anthologie critique –, le regain dintérêt dont bénéficie le roman depuis 1980 et signale son adaptation cinématographique par Raoul Ruiz en 2001.

Cest aux « aventures de lécriture » que sattache le passionnant deuxième chapitre qui entend restituer les genèses de la chronique. Une citation de Giono en épigraphe rappelle combien lennui fut pour lui « la grande malédiction de lunivers » (Amr., 58, cité p. 35) : écrire cest donc combattre lennui, ce que font les narratrices des Âmes fortes en racontant des histoires. Ce divertissement – au sens pascalien du terme – prend maintes formes dans lœuvre de Giono pour qui « laventure de lécriture » (p. 36) est une pratique constante et un puissant dérivatif. Or, dans ses Chroniques romanesques, il va très loin dans lexploration et lexpérimentation. Denis Labouret le montre en suivant pas à pas les aventures de ce roman en devenir selon trois temps : invention du « récit de paroles » dans les nouvelles de Faust au village qui sous son titre de 1948, La Chose naturelle, exhibe déjà la noirceur de lunivers moral des Âmes fortes ; inflation dun récit, celui de « La Veillée » formant diptyque avec « Le Mort » et découverte majeure dun « contre-récit » capable in fine de rétablir la vérité des faits ; et enfin, trouvaille du principe de relativité appliqué au roman dans un dialogue aporétique : « À chacune sa vérité » (p. 45). Quant au titre, Denis Labouret montre quil est « le point darrivée du roman ». Avant lui, un autre titre, Rien dans les mains, exhibe lart de lillusionniste tout comme le texte lui-même qui manifeste, « dans leur élan imprévisible, les aventures de lénonciation narrative » (p. 46).

Cest ensuite le cadre spatio-temporel – celui de la narration et celui de la diégèse – quanalyse Denis Labouret. Il est pour une part référentiel : repères « réalistes » qui permettent de mesurer le travail de construction imaginaire du romancier. Si Giono y respecte le principe 158décart quil sest fixé entre xixe et xxe siècles, peu dindices renvoient au temps de la narration et à son actualité : « Le Giono des Chroniques samuse à ignorer le présent pour sauter à pieds joints dans une autre temporalité. » (p. 50). De même, Giono samuse avec les dates et la chronologie dont il est bien difficile détablir la cohérence, lessentiel restant ici non lhistoire mais la mémoire. Il en va de même du cadre géographique : assises bien réelles autour du col de Lus-la-Croix-Haute, « vecteur de laction » (p. 55), mais topographie qui nest ni fiable, ni stable. La géographie étant toujours chez Giono matière à rêverie, la ville de Châtillon se trouve livrée à tous les caprices de limagination et les toponymes y sont vagabonds. Une très brillante analyse sattache aux spectaculaires mutations du village nègre qui figure aussi bien la perception dynamique de lespace dans le roman que les « désirs despace » (p. 59) de ses personnages.

Lexcellent chapitre iv sintéresse aux milieux représentés dans Les Âmes fortes : le « social » et le « haut du pavé » (p. 64). Éternel fond de médiocrité sur lequel senlève le romanesque des « âmes fortes » : bourgeoisie provinciale, fin de lartisanat, essor du capitalisme, recherche exclusive du profit… Denis Labouret montre que lécriture polémique des essais didactiques davant-guerre nourrit celle du romancier qui livre désormais, par les moyens propres au roman, « une réflexion politique et économique dont la portée critique ne doit pas être sous-estimée » (p. 67). Il brosse un saisissant portrait socio-historique de Firmin et décrit lauberge comme un microcosme, « observatoire de la mosaïque sociale » (p. 72) et lieu « picaresque » (p. 71) qui ouvre lespace clos sur laventure : on nen finirait plus dénumérer les bonheurs de lecture dune telle analyse.

Essentiel à la lecture de Giono, celui des Chroniques notamment, le chapitre v sintéresse aux marques dune « esthétique de la vocalité » (p. 82) dans ce roman polyphonique « qui crée lillusion du langage parlé » (p. 81). Denis Labouret sengage à lécoute de cette « voix qui se donne à entendre tout au long du roman, avec son souffle, son rythme et son style, dans une prose susceptible dêtre à la fois “parlée” et littéraire » (p. 82). Dabord, en basse continue, ce sont les rumeurs de la vox populi en lesquelles il repère, et cest très convaincant, linvention de petits scénarios romanesques. Quant à ce « ton du récit oral » (p. 82), très conscient et recherché par Giono, présent aussi bien dans le prologue 159que dans les récits alternés, Denis Labouret en observe finement les procédés dactualisation, les marques dexpressivité ainsi que le recours à ces mots et images de la langue familière, à ces locutions figées quun emploi inattendu ou humoristique “défige” et remotive.

Les récits et les « ricochets de la narration » – daprès une expression de Barbey dAurevilly (p. 82) – sont étudiés au chapitre vi en commençant par le dialogue qui encadre le récit (lui-même dialogué) et son prologue en « trompe-lœil » (Jacques Le Gall, cité p. 100 et dans lAnthologie p. 155). Ce prologue situe lorigine du récit dans une confrontation à la mort, ni oraison ni éloge funèbres mais conversation centrifuge et désordonnée – « à bâtons rompus » (p. 101) – selon une méthode que Giono a théorisée dans Fragments dun paradis (Par., 913 cité p. 103) et appliquée ici à la structure des Âmes fortes et à ses variations narratives. Ainsi Denis Labouret peut-il dégager la logique paradoxale, la cohérence thématique et la fonction programmatique de cette scène initiale perçue comme un « atelier du récit » (p. 105). Vient alors le tour des deux récits prétendument contradictoires. Denis Labouret propose le terme de « décalage » puisque Thérèse joue « la liberté de la fiction contre la logique de la rhétorique, le muthos contre le logos » (p. 109). Il suit les processus dautonomisation des récits, voire de contamination dans une « progression par ricochets » (p. 116) – comme au billard, si présent dans le roman – qui fait passer « du duel au duo » (p. 114), entendu en son sens aussi bien musical que ludique. Dans un tel dispositif narratif, le passage du discours au récit donne au roman son volume et permet déchapper aux contraintes du récit linéaire : cest le rêve, on le sait, du romancier de Noé (Noé, 642 cité p. 115). Enfin dans une très belle synthèse de ce chapitre, Denis Labouret lit Les Âmes fortes comme les « exercices de style » (p. 117) dun auteur virtuose. Il dénombre ainsi le mélange de cinq « romans de Thérèse » : roman picaresque, roman réaliste, roman stendhalien de la passion, roman libertin, roman noir.

Le dernier chapitre élucide la question de la « passion » qui caractérise les âmes fortes. Pour léclairer, Denis Labouret mobilise des catégories gioniennes : ennui et divertissement, perte et avarice sont à penser en fonction de ces deux « systèmes de références » (Noé, 620) évoqués par Giono dans Noé cité en exergue du chapitre (p. 123). Les âmes fortes du roman appartiennent à un autre ordre de grandeur que le « social », celui de la démesure : échappant aux critères de la psychologie ordinaire, 160elles se tiennent « au-delà du bien et du mal » (p. 139) où le monstrueux rejoint les pouvoirs de limagination poétique.

Étrange objet donc que cette « œuvre spéculaire, plurielle et polyphonique » (p. 146) dont la lecture inspirée de Denis Labouret révèle les fascinants effets « kaléidoscopiques » (p. 145), chef-dœuvre quil assimile pour finir au « roman total » évoqué par Romain Gary.

Le plaisir de lecture de Denis Labouret, si sensible au fil de tant de pages remarquables de rigueur et de clarté, de finesse et même dhumour, est contagieux. Outre une excellente connaissance de lœuvre de Giono, des travaux de la critique gionienne et de la théorie littéraire, son étude est riche de très nombreuses références culturelles et littéraires présentes dès les sous-titres des chapitres : « La carte et le territoire » ou « Scènes de la vie de province ». Sa lecture montre encore les multiples souvenirs littéraires qui traversent et nourrissent Les Âmes fortes, roman « rabelaisien et stendhalien, shakespearien et machiavélien, libertin et romantique, ironique et romanesque, comédie baroque et histoire des mœurs, tragédie et opéra-bouffe, conte oral et récit écrit, aventure des âmes et histoire de corps, roman dapprentissage sans message ni leçon, roman du Sud mais dans un sens faulknérien » – comment ne pas penser en effet, le « pauvre Albert » nous y oblige, à Tandis que jagonise ? – « conte philosophique et roman immoral » (p. 145-146). Au fond, Denis Labouret fait très brillamment sienne la méthode gionienne des bâtons rompus, celle du capitaine de LIndien et du médecin philosophe du Hussard, méthode à la fois « philosophique, thérapeutique et esthétique » : « faire alterner des points de vue différents pour espérer approcher la vérité, pour tenter dassembler les “tronçons” qui la composent » (p. 103-104).

Agnès Castiglione

161

*
* *

Jean Giono, Les Âmes fortes, Texte intégral + dossier par Frédérique Parsi + Lecture dimage par Bertrand Leclair, Paris, Gallimard, « Folioplus Classiques », 20e siècle, 2017, 393 p.

La collection « Folioplus » est destinée en priorité à des élèves des classes de lycée, mais elle sadresse de fait à un public plus large. Le roman est accompagné de notes de Frédérique Parsi. En nombre limité, elles nen gênent pas la lecture. Elles apportent des explications précises sur des allusions historiques, des expressions ou des termes lexicaux aujourdhui incompris des élèves.

À la suite du roman, Frédérique Parsi propose un dossier dune soixantaine de pages, intitulé « Le texte en perspective ». Il donne des éclairages propres à faire apprécier les mystères de louvrage à des élèves des classes de lycée. Il se structure en six étapes.

Le premier chapitre, « Mouvement littéraire : renouveau romanesque », commence par présenter les deux « manières » de lœuvre de Giono, la part essentielle de la nature dans les ouvrages davant-guerre, puis le premier plan accordé à lhomme, à sa noirceur, au mal, après-guerre. Il est judicieusement rappelé que les échos sont très nombreux entre les ouvrages davant et daprès-guerre. On voit ensuite le goût de Giono pour lintrigue, « ce qui ne va pas forcément de soi au xxe siècle », et son violent rejet du Nouveau Roman. On sintéresse à la tension entre réalisme et lyrisme. Lempreinte de Balzac, de Stendhal et de la Bible dans Les Âmes fortes est montrée à travers quelques exemples. Le dernier point concerne la modernité. La scène littéraire en 1950 est brièvement présentée avec la littérature engagée, les Hussards et le Nouveau Roman. La position de Giono par rapport au progrès technique est présentée de façon nuancée : sil récuse la modernité, il na pas de répugnance, bien au contraire, pour des inventions techniques récentes telles que la TSF, le phonographe, le cinéma, le tramway… Puis on en vient aux innovations romanesques. Quelques images surréalistes, quelques rapports avec le Nouveau roman sont vus dans Noé, mais cest surtout le système narratif 162singulier utilisé dans Les Âmes fortes qui est abordé. Les différents plis du roman et lindécidabilité entre les différentes versions sont analysés de façon précise. Des exemples dinachèvements, de superpositions, dinterférences permettent de lever déventuelles difficultés de lecture.

La notion de “chronique romanesque” est ensuite abordée dans une rubrique « Genre et registre ». Sont dabord relevés et étudiés les repères de temps, ainsi que les indications de lieux, qui permettent dancrer le roman dans un cadre spatio-temporel défini. Le choix narratif du dialogisme, le caractère lacunaire des récits, leffacement du narrateur traditionnel constituent une spécificité du roman. Le style parlé, même sil cède la place au fur et à mesure du récit à un style plus littéraire, domine lensemble des récits et confère une grande unité à lensemble. On voit enfin la tension entre burlesque et tragique : la gaîté transgressive, la condition de lhomme face à lennui et le modèle de lopéra bouffe, tel que Giono le définit.

Reste à sintéresser à la genèse du roman. Cest ce à quoi sattache le chapitre intitulé « Lécrivain à sa table de travail : laventure de lécriture ». Il est rappelé que Giono, lancé dans la rédaction du Hussard sur le toit, sinterrompt à plusieurs reprises pour rédiger des « Chroniques ». On voit comment il est passé du projet dune nouvelle, « La Veillée », qui faisait suite à la nouvelle « Le Mort » (recueillie dans Faust au village), à un roman. On montre comment, au fur et à mesure de la rédaction, Giono a lidée de raconter la même histoire dune autre façon : cest la naissance du personnage du Contre. Les différents titres et épigraphes envisagés ou retenus sont passés en revue. Le titre définitif est mis en perspective avec des extraits de Vauvenargues, Balzac, Gogol, Barrès, Armand Hoog qui ont pu le suggérer. Lintérêt de lexergue, citation imaginaire du Conte dhiver de Shakespeare, est montré. On voit enfin linfluence du réel, la correspondance entre le lieu de lécriture et le lieu de laction, les rapports entre des éléments fictionnels et la vie de Giono, en particulier les portraits photographiques associés aux personnages dans lédition du Club des Libraires de 1959. Cette influence du réel, mêlé à limagination, aboutit au “mensonge créateur”, qui est celui de nombreux personnages gioniens, dUlysse, de lArtiste ou de Thérèse. Par ailleurs, la musique exerce une double influence, à la fois narrative et esthétique. Les reprises, leitmotive et variantes, qui apparaissent dans les récits de Thérèse et du Contre rappellent le monde musical.

163

Un groupement de textes présente ensuite quatre extraits mettant en scène des personnages aux visages multiples : Rodolphe rédigeant sa lettre de rupture pour Emma, passage où alternent les propos et les pensées du séducteur (Emma Bovary, 1857) ; le docteur Jekyll face au combat que se livrent les deux faces de son être (LÉtrange cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde, 1886, trad. Charles Ballarin) ; le combat des deux moitiés du vicomte de Terralba (Le Vicomte pourfendu, 1952, trad. J. Bertrand et M. Fusco) ; les activités imprécises de A… vue par la fenêtre (La Jalousie, 1957). Chaque extrait est précédé dune courte introduction pour en cadrer la lecture.

Le chapitre intitulé « Chronologie : Jean Giono et son temps » retrace le parcours bio-bibliographique de lécrivain en trois étapes : 1895-1934, de lâge dor de lenfance aux premiers succès littéraires ; 1935-1945, pacifisme, années de guerre et épreuves ; 1946-1970, nouveau souffle littéraire et réhabilitation. Des encadrés rappellent quelques dates (histoire, publications dœuvres littéraires et artistiques majeures). Lévolution de lécriture, lengagement pacifiste, lintolérable accusation de collaborationnisme sont clairement présentés.

À la fin de chaque chapitre, un court encadré « Pour aller plus loin » donne aux élèves des références douvrages critiques, et dautres titres de Giono qui peuvent éclairer la lecture des Âmes fortes.

Des « Éléments pour une fiche de lecture » invitent à sengager sur des pistes, concernant la structure et les étapes du récit, les personnages et la distinction entre « être » et « paraître » (Quels personnages correspondent à la définition de lâme forte ? Qui sen éloigne radicalement ?), les notions de moralité, amoralité, immoralité (En quoi louvrage a-t-il une portée métaphysique ? Quelle est la place du sacré ?)

Bertrand Leclair présente une lecture dimage : Portrait dune jeune Vénitienne, dAlbrecht Dürer, 1505. Ce tableau invite à senfoncer dans le mystère de limage pour en percer le secret, et découvrir ainsi une démarche de lecture des Âmes fortes. Dans le roman, ce qui apparaît dabord comme une évidence laisse entrevoir bientôt un réseau de racines à la fois complexe et inattendu. Il en est de même pour le tableau de Dürer, qui a suscité mille commentaires. Qui est cette femme : une courtisane, une prostituée, une noble dame, une jeune mariée, une donna que Dürer a aimée ? Son costume est-il vénitien ? Est-il lombard ? Quelques 164informations sur le contexte de création permettent de comprendre que ce tableau doit beaucoup à la peinture italienne de lépoque tout en lui restant étranger par plusieurs aspects. Quoi quil en soit, elle apparaît sûre delle, déterminée, comme Thérèse ; comment interpréter son sourire ? Comme lhéroïne des Âmes fortes, elle porte son histoire, mais quen sait-elle qui nentre en contradiction avec le regard que le spectateur pose sur elle ?

Frédérique Parsi et Bernard Leclair poursuivent le même objectif, quils atteignent : permettre aux élèves de goûter le plaisir du récit, leur faire apprécier un texte aussi mystérieux que fascinant.

Michel Gramain

*
* *

Dominique Bonnet et André-Alain Morello (dir.), Giono et les Méditerranées : rencontre autour de Juan Ramón Jiménez, Universidad de Huelva, UHU.ES Publicaciones, 2017, 210 p.

Louvrage rassemble les actes dun colloque international organisé en 2015 par Dominique Bonnet et André-Alain Morello qui ont réuni à Huelva et à Moguer des spécialistes des œuvres de Jean Giono et de Juan Ramón Jiménez. Belle initiative qui a le mérite non seulement déclairer les relations de Giono avec lEspagne mais encore de convoquer en parallèle la présence du grand poète andalou.

Dans une ouverture élégante et utile, nourrie des textes de Giono rassemblés dans le tome viii de lédition de la « Bibliothèque de Pléiade » sous le titre de Voyage en Espagne (viii, 853-888), Dominique Bonnet rappelle le contexte de la présence de Giono à Moguer. En 1959, sollicité pour réaliser ladaptation cinématographique du livre de Jiménez, Platero 165et moi, Giono y voit « toute lessence de lEspagne » (VE, 885, cité p. 15) et se découvre avec lauteur espagnol de très nombreuses affinités. De là, ce voyage à Moguer, ville natale de Jiménez et « matière même dont [son] livre a été tiré » (ibid., cité p. 16), qui fournit à Giono les éléments propres à lécriture de son scénario et nourrit sa vision personnelle de lunivers de Jiménez. Les quatre sections dont se compose louvrage – « LEspagne de Jean Giono », « Giono sans frontières », « Regards méditerranéens » et « Giono, Jiménez et la mer » – conduisent le lecteur de la découverte dun véritable tropisme espagnol de Giono à la conviction que le “Sud imaginaire” de lécrivain manosquin est vraiment ouvert à toutes les Méditerranées. En annexe, la très riche « Bibliothèque hispanique de Jean Giono » (p. 197) regorge de références et témoigne que le voyageur-écrivain qui aborde lEspagne à Moguer est doté de très nombreuses références culturelles et littéraires.

Dans la première partie qui sattache à cerner lEspagne de Giono, Denis Labouret se demande ce quest un port gionien. Les ports espagnols ne bénéficient pas dune image très favorable comme lindique le titre de son étude : « “Je nai pas aimé Barcelone” : Giono de port en port ». Trop de ville à Barcelone et pas assez de mer à Moguer, laquelle sest retirée du légendaire port des « Conquérants » chantés jadis par le poète Heredia. Toulon est surtout le lieu dun bagne célèbre que fuit Tringlot, au début de LIris de Suse. À Marseille, la perspective du port est fermée par la muraille du fort Saint-Nicolas, la prison du Giono de 1939. Mais Marseille est aussi, dans Noé, « ville de rêve » (Noé, 711) : « un prodigieux terreau romanesque » (p. 35). Elle suscite Herman, le marin poète de Pour saluer Melville, qui sait exprimer toute « la magie dun port, sa puissance dappel » (p. 36). Ainsi le port gionien doit-il être ouvert sur laventure à limage dune création littéraire perçue comme « un perpétuel combat avec le large inconnu » (Melv., 33). Il existe donc un bon usage du port, cest justement celui du « voyageur immobile » (EV, 118-120), thème cher à Giono, où le port devient « matière à histoires ou à images » (p. 39), lieu de contemplation et daffabulation : en somme, une allégorie de linvention romanesque. Cest ensuite « lArcadie majorquine » qui retient lattention de Jean-Yves Laurichesse. Majorque est très tôt présente à lœuvre de Giono, dès les textes de jeunesse où les boutiques espagnoles exhalent senteurs et histoires, prétextes déjà à tous les voyages imaginaires. Or cette île merveilleuse de Majorque, 166fantasmée dès Angélique, deviendra curieusement une réalité à partir de 1960 dans la dernière décennie de lexistence de Giono. Il y installe « une petite Arcadie, un locus amoenus méditerranéen pour la délectation des sens » (p. 50). Le nom même de Majorque est « comme le reflet exotique du nom de sa ville natale ». Il y peut donc retrouver la Manosque de son enfance, avec, comme en toute Arcadie, la passion, la mort et les mystères insinués au cœur des réalités les plus familières. La matière majorquine fonctionne comme un monde gionien en réduction.

La deuxième partie ouvre de passionnantes perspectives sur les mondes hispaniques présents à lécriture de Giono. Dans son étude « Giono et LEspagne : maja desnuda et hussards sans frontières », André-Alain Morello enquête sur les marques de la culture espagnole dans les textes gioniens. Ainsi Le Poids du ciel, en 1938, convoque la peinture du Greco, en attendant le Goya des Horreurs de la guerre. Au moment de la Guerre civile espagnole, sans être Aragon ou Malraux, Giono sait y prendre clairement position contre le fascisme comme en témoigne encore son Journal. Il possède une connaissance approfondie des grands dramaturges du Siècle dor : cest une citation de Calderón qui procure son épigraphe au Hussard sur le toit, roman « aux accents parfois quichottesques » (p. 65). Car, au centre de cette culture espagnole de Giono, trône bien sûr Don Quichotte, louvrage de prédilection. A-t-il inspiré Le Hussard gionien ? Une intéressante note du Journal, en date du 24 novembre 1938, exprime le désir de créer un personnage qui soit « le Don Quichotte des temps modernes, le “fou lumineux” dans ces temps sordides » (J, 289, cité p. 70). Le Hussard est-il un picaro ? Lintérêt de Giono pour le roman picaresque, et « pour le picaresque comme modèle décriture » (p. 71), est avéré. Sagissant des contemporains et bien avant Jiménez, Giono a lu Miguel de Unamuno dont Le Sentiment tragique de la vie entre en résonance avec nombre de ses thèmes. Mais aussi, André-Alain Morello, qui a déjà confronté lœuvre de Giono à celle dArturo Pérez-Reverte11 dégage « détonnantes symétries » (p. 74) entre le hussard piémontais de Giono et Le Hussard français de Pérez-Reverte (2005).

Excellent connaisseur de la bibliothèque de Giono, Jacques Mény, dans un article substantiel et très instructif, « Giono, lecteur des chroniques du Nouveau Monde », nous éclaire sur « un aspect méconnu et peu étudié de la culture de Giono » (p. 82). Il rappelle le pouvoir de suggestion des 167toponymes sur limagination gionienne, dont le prestigieux « Palos de Moguer » qui nest pas étranger à son désir dadapter Jiménez, dautant quà ce toponyme magique sont encore associés deux grands hôtes de son panthéon personnel : Christophe Colomb et Hernán Cortés. À partir de 1946, les récits de la conquête du Nouveau Monde deviennent une véritable passion pour Giono comme en témoigne sa correspondance avec Henri Pollès, son fournisseur de livres rares. Passionnante, cette correspondance12 révèle linsatiable curiosité de Giono et lampleur de ses connaissances bibliographiques. La somme des ouvrages et des différentes traductions recherchés et consultés par lécrivain est impressionnante : Diaz del Castillo notamment, mais encore Sahagún, Las Casas, etc., satisfont pleinement sa fibre épique et rejoignent sa ferveur pour Cervantès dont lultime ouvrage, Les Travaux de Persiles et Sigismond, a pu sinspirer de Garcilaso de la Vega. Les sacrifices sanglants des civilisations précolombiennes, les épisodes de la Conquête espagnole demeurent dans limaginaire et la création gionienne dont Jacques Mény donne maints exemples jusquau texte ultime, « De certains parfums ». Finalement, en Colomb, Giono trouve la figure du romancier selon son cœur, lancé, comme Frédéric II dans Un roi sans divertissement, à travers linconnu à la découverte dun nouveau monde, mais aussi, comme il lécrit à Blanche Meyer, « laventure singulière de la découverte inattendue par lauteur du roman dun “nouveau Giono” » (p. 110-111) – celui des Chroniques.

La troisième partie rassemble les « regards méditerranéens » (p. 113) de Sylvie Vignes et Claude Benoit Morinière – laquelle établit un parallèle entre Giono et Le Clézio pour donner à entendre un « chant du monde méditerranéen », un « hymne lyrique à la nature » (p. 141) dont elle analyse fort bien chez les deux auteurs les images sensorielles et procédés polyphoniques. On regrettera cependant quune erreur de lecture – et donc dinterprétation – assimile la montagne de Lure à « une taupe » (p. 136), au lieu de la « taure » attendue et surtout que lextraordinaire puissance poétique du « chant du monde » gionien soit demblée renvoyée à lidéologie pétainiste du « retour à la terre » (p. 134). Sylvie Vignes, quant à elle, nous invite à une « balade en olivier » (p. 118) suivant dans lœuvre gionienne le « fil dor » de lolive et de son huile. Il conduit à lolivier sur lequel grimpe le narrateur de Noé, arbre enchanté qui fait 168fonction « de belvédère magique, darche, de bateau ivre, de cheval de Troie et de machine à remonter le temps vers Rome et surtout vers la Grèce antique » (p. 119). Mais limaginaire méditerranéen de Giono pousse jusquà locéan, demande « des âmes dexplorateurs arctiques » (Noé, 648) et – Moby Dick oblige – de « navigateurs intrépides » (p. 123). Cest avec beaucoup de justesse et de subtilité quainsi Sylvie Vignes relie ce thème de lolivier aux forces vives de la création artistique. La dernière partie, plus spécifiquement consacrée au thème marin chez Giono et Jiménez, nous entraîne dabord, avec Daniel Lecler, dans les très riches rêveries maritimes du poète andalou – si proches de celles de Giono en « puissance illimitée de signification » (p. 159) et de métamorphose, tandis quAlicia Piquer-Desvaux confronte les espaces maritimes de Jiménez et Giono en insistant sur leur ouverture à lOuest, perçue comme « la découverte dun nouveau monde pour mieux regarder à lintérieur de soi » (p. 178), un lieu de régénération poétique.

Par la qualité des contributions, la diversité des angles dapproche, la densité des références, la richesse des aperçus et des échos qui sinstaurent entre ces études, les organisateurs du colloque et éditeurs de ses actes ont donc pleinement réussi un pari un peu risqué : Moguer est bien loin de Manosque… Mais justement, ils ont permis dexplorer un domaine hispanique assez peu étudié jusquici. On mesure à quel point lEspagne, son histoire, sa culture, sa littérature, sa langue même – Giono commentant une traduction défectueuse et se mettant à lespagnol pour traduire Cervantès ! – ont nourri lœuvre gionienne ; à quel point aussi « les Méditerranées » sont un concept fécond pour voir transcendées les dimensions de lespace et du temps chez ces découvreurs de nouveaux mondes que sont les grands poètes.

Agnès Castiglione

169

*
* *

Frédérique Parsi, « Jean Giono et la musique », thèse pour obtenir le grade de Docteur de luniversité Sorbonne Université, École doctorale des littératures françaises et comparée, sous la direction de Denis Labouret, présentée en soutenance le 17 juin 2019, devant un jury composé de Mmes Carole Auroy, Anne-Yvonne Julien et MM. Laurent Fourcaut, Denis Labouret et Alain Romestaing, 622 p.

La première qualité de cette thèse, quon a plaisir à souligner, celle que la lecture quon en fait décèle très vite, et qui va ensuite se confirmant, cest quelle est impeccable sur le plan de la forme. Elle est fort bien écrite et présente extrêmement peu de coquilles, ce qui est vraiment rare. En outre, et cela concerne déjà la façon dont Frédérique Parsi a su embrasser le sujet qui est le sien, ce sujet, elle la traité, si lon peut dire, de fond en comble, sur tous les plans où il peut être saisi dans lœuvre considérable de Jean Giono. Il y a certes eu des tentatives antérieures pour laborder, en particulier la thèse dAndrée Lotey, mais elle concernait dabord le rapport de lhomme Giono à la musique, et ne sintéressait quà une fraction peu étendue de son œuvre. La présente thèse a fait le choix, quil faut saluer, dune vaste et vraie synthèse.

Frédérique Parsi a enquêté sur le rapport à la musique dun écrivain qui, selon ses propres termes, quelle a mis en exergue, ne mettait “rien au-dessus de la musique”, sur la découverte graduelle quil en a faite en un temps et en un lieu où lon ne disposait nullement des facilités techniques dont on dispose aujourdhui pour le faire, sur ses préférences comme sur ses refus ou ses dédains en la matière, sur lévolution de ses goûts, et sur les multiples facettes de la relation qui sest établie, au fil des ans, entre ses livres et la musique quil aimait, en effet, passionnément. En outre, cette relation, elle la envisagée et étudiée dans la totalité de lœuvre de Giono : dans ses romans et ses nouvelles, ses essais, son théâtre, dans les entretiens quil a accordés et où il abordait volontiers un sujet qui lui tenait à cœur, dans ses carnets et dans son Journal enfin. Tout lecteur attentif de Giono sait à quel point il était passionné de musique. Cependant, à lire cette imposante synthèse, on 170prend conscience que celle-ci est effectivement omniprésente, non seulement dans sa vie, mais dans son œuvre.

Aux qualités de maîtrise de la forme dont il faut créditer ce travail, il faut ajouter celles qui ont trait à lorganisation générale de son propos, cest-à-dire, au sens plein du mot, de la thèse qui y est soutenue. Sa structuration en trois parties : la présence de la musique, les fonctions de la musique, lécrivain compositeur, est ferme et claire, et lon peut en dire autant de la structuration interne de chacune delles. Chaque chapitre, en sa fin, fait lobjet dune récapitulation de ce qui sy est dit et ouvre sur le suivant. Lensemble se développe de façon extrêmement méthodique. Sans doute, ce souci, parfaitement louable au demeurant, de scinder ainsi le sujet en unités distinctes a-t-il son revers, leur objet, lui – la présence de la musique dans les livres de lauteur – étant par nature continu : cela se marque, ici et là, souvent même, par la reprise à lidentique de mêmes citations du texte gionien. Cest bien que ce texte, lui, tend à déborder les catégories dans lesquelles on sefforce de le faire entrer. Mais leffort de catégorisation, par exemple touchant aux diverses fonctions de la musique, fait légitimement partie de lentreprise consistant à cartographier, de façon systématique, la place de la musique dans lœuvre et les différentes façons dont elle sy insère, les divers rôles quelle y joue.

Il faut souligner encore dautres atouts remarquables de ce travail. Lutilité respective, et complémentaire de lautre, du sommaire initial et de la table des matières finale, très détaillée. La richesse, lorganisation et la précision de la bibliographie. Le grand intérêt des nombreuses annexes, en particulier les quatre index, le recensement, qui semble exhaustif, de la discothèque de Giono. Le « dossier iconographique » très soigné, extrêmement plaisant, qui réserve de succulentes découvertes – même pour le gioniste patenté –, comme le manuscrit du commentaire par lauteur de La Flûte enchantée de Mozart, ou cette page cornée par lui (cest là la découverte, en loccurrence) du Rob Roy de Walter Scott où figure la phrase quil a utilisée comme épigraphe dUn roi sans divertissement. Et lentretien récent avec Sylvie Giono, témoin irremplaçable. À propos des index, on pourra peut-être regretter quil ny en ait pas un des œuvres citées de Giono. Un tel index en effet aurait pu remédier peu ou prou à ce qui apparaît comme une certaine faiblesse de cette entreprise, par ailleurs digne déloges. Il sagit de ceci. Pour illustrer tel 171ou tel aspect de son sujet, par exemple lune ou lautre des fonctions de la musique dans lœuvre, lauteure cite, comme il se doit, des passages de tel roman, Un de Baumugnes, ou Jean le Bleu, ou Angelo, ou encore dune pièce de théâtre comme Le Voyage en calèche, ou un essai comme Le Poids du ciel. Mais, ce faisant, le passage cité court le risque de nêtre plus que lillustration de la thèse concernée, alors quil ne fait pleinement sens quau sein de léconomie signifiante du texte dans lequel il a été prélevé. Cest particulièrement net dans deux livres qui sont au cœur du sujet, Un de Baumugnes et Le Chant du monde, sur lesquels il faudra revenir. Voilà pourquoi un index des œuvres citées aurait pu être utile : il aurait permis au lecteur de remembrer, en quelque sorte, lanalyse qui nest proposée quen pointillés de chacune delles. En revanche, Frédérique Parsi évite cet écueil dans la seconde section du chapitre ii de la troisième partie, « Choisir une “construction musicale” », précisément parce quelle y examine globalement six textes, les uns après les autres : Batailles dans la montagne, Le Poids du ciel, Angelo, Pour saluer Melville, Noé, Le Voyage en calèche, pour montrer comment chacun deux tente de se conformer à la structure, ou à l“architecture”, dun type dœuvre musicale, symphonie, fugue, concerto, etc. On objectera quil lui était impossible, dès lors quelle faisait le choix dembrasser la totalité de lœuvre, dinterroger les modalités de la présence de la musique dans chaque livre. Objection parfaitement recevable, en effet. Mais certains de ces livres, eu égard à limportance capitale quy revêt la musique, ou le chant, on pense encore une fois à Un de Baumugnes et au Chant du monde, auraient mérité une attention toute particulière.

Lauteure sinterroge donc « sur la spécificité du rapport gionien à la musique » et sur « ce quelle offre à la littérature du xxe siècle » (p. 13). Elle sattache à cerner « la façon dont la musique accompagne [les] mutations » (ibid.) qui ont affecté lœuvre de Giono, ou encore « linfluence de la musique dans lévolution de lécriture gionienne » (p. 25). Cet objectif est pleinement atteint : on ne peut pas douter, après lavoir lue, de limportance ni de la permanence des échanges qui nont cessé de sopérer, dans cette œuvre de tout premier plan, entre écriture et musique. Elle retrace lévolution des goûts musicaux de lécrivain, sa prédilection pour le baroque – Bach, Haendel, Scarlatti – et pour le “classicisme” dun Mozart et dun Beethoven sestompant graduellement au profit dune vision romantique de Mozart, voire du Brahms 172quon entend dans Angelo. Elle montre très bien que son rapprochement plus tardif avec la musique moderne et contemporaine – Maurice Jaubert, Arthur Honegger, Joaquin Rodrigo, Joseph Kosma, et même un Alban Berg (p. 119) dont on naurait pas cru le découvrir si proche, mais aussi Georges Brassens et Jacques Brel ou Guy Béart – procède de sa pratique du cinéma. En dépit de lhostilité quinspire à lauteur la société moderne qui fait de lhomme un animal dénaturé, elle relève son intérêt pour la « musique du monde moderne » (p. 154), pour celle liée au train en particulier, dont lœuvre dHonegger Pacific 231 se fait lécho. Et pourtant, estime-t-elle, le train « na a priori aucun rapport avec la musique » (ibid.). Que fait-elle alors du boogie-woogie ? « Le terme “boogie-woogie” vient dune image se référant au rythme caractéristique des trains (tadam… tadam… tadam…). Ce bruit vient des roues du train qui passent avec un petit à-coup dun rail à lautre (les jointures étant très sommaires). Or les essieux sont groupés par deux au sein dun bogie (boogie en anglais), supportant le wagon, doù la double percussion répétitive. » (Wikipédia, article Boogie-woogie). On nest pas loin du rockn roll. Or on découvre dans la discothèque de Giono un disque de Bill Haley, Rock around the clock, qui fut le premier à populariser cette musique. Sur ce disque, un titre, « Rock a beatin boogie » : nous y voilà. On a pensé aussi, à propos de cette “musique du monde moderne”, au poème symphonique de George Gershwin, Un Américain à Paris (1928), dans lequel le compositeur utilisait des klaxons de taxi. Frédérique Parsi cite cette phrase de Noé qui relate le voyage de Manosque à Marseille à bord dune micheline : « [] on est parfois tout étonné dentendre en bas le klaxon dune auto ou la mise en route dune scie circulaire qui commence un solo américain de ce concerto pour vent et orchestre dinstruments anciens. » (Noé, 685, cité p. 155).

Dans son parcours consciencieux et méthodique de lœuvre gionienne considérée dans ses rapports multiples avec la musique, lauteure décèle, en des pages très convaincantes, la récurrence de la figure dOrphée à travers des personnages comme lAlbin dUn de Baumugnes, lAntonio du Chant du monde ou lAngelo III de Mort dun personnage. Elle consacre de très bonnes pages à la danse, « omniprésente dans lœuvre » (p. 180), ainsi quà la danse macabre. Mais si elle voit très justement dans la danse gionienne, avec Agnès Castiglione, le signe dun « accord primitif avec le monde » (p. 180), il nest guère pertinent dy référer comme elle le fait 173alors « les personnages de “Prélude de Pan” » (ibid.). Car cet accord, les villageois de la nouvelle sen sont justement affranchis, la blessure quils infligent à la colombe en est le triste signe. Le personnage qui incarne Pan, pour les punir, les contraint dentrer dans une danse frénétique au sein de laquelle ils retrouvent, de force, ce “mélange” avec le monde qui est pour Giono le critère de toute vérité et de toute justice, ainsi quil le dira avec force dans la Préface des Vraies Richesses. Voici ce que jécrivais à propos de ce passage dans un article intitulé « “Prélude de Pan” : une apocalypse païenne en noir et blanc » : « En somme, il sagit de fondre les individus pour les retremper au mélange primordial. Tel est le programme explicite de Pan : “Autant dire, quil faut vous enseigner encore un coup la leçon, fit-il. Peut-être que dans le mélange vous retrouverez la clarté du cœur.” (SP, 451). » Et Frédérique Parsi montre encore que, dès le Découpage technique du « Chant du monde », « la musique devient [pour Giono] un modèle de composition » (p. 116).

Parmi beaucoup dautres modalités du recours à la musique dans lœuvre, on note le « romanesque musical » (p. 260), héritage de Stendhal, le lien particulier entre musique et rire (p. 279 sqq.), une des sources de ce “mélange des tons” cher à lauteur des Chroniques romanesques. Dans lexcellent développement « Révéler leur destin aux personnages », troisième section du chapitre ii de la deuxième partie, on est particulièrement sensible à ces deux intertextes italiens présents dans la pièce Le Voyage en calèche, à savoir le Matrimonio segreto de Cimarosa et La Tosca de Puccini, deux œuvres musicales dont lauteure montre très bien quelles mettent en abyme la situation et le destin des protagonistes. Elle explique encore que la métaphore musicale est très présente dans les carnets et le Journal de lécrivain (p. 319). À propos des « arrangements gioniens » quelle étudie au seuil de la troisième partie consacrée à « Lécrivain compositeur », elle explique que « Giono est compositeur au sens où il parvient à créer sa partition musicale personnelle en choisissant, en modifiant, en transformant ses sources, pour mieux les accommoder à sa vision du monde et laisser entendre sa musique propre. » (p. 332). Giono, montre-t-elle encore, transpose dans son œuvre la dimension polyphonique de la musique et son caractère elliptique (p. 403), en particulier dans les Chroniques, ce qui contribue beaucoup à les rapprocher des recherches les plus modernes de lépoque visant le renouvellement, voire le dépassement, du genre romanesque, tandis que lentrelacement 174des voix tend vers lidéal musical du contrepoint (p. 408), tout de même que « lécriture simultanéiste » (p. 413), où se fait sentir linfluence des romanciers américains comme Dos Passos. La « troisième manière » de lécrivain, tentée mais non aboutie, ne sinspire pas seulement de Faulkner, de Joyce ou même de Queneau (Giono admirait beaucoup Zazie dans le métro), mais aussi, explique-t-elle, de la modernité musicale. On dira enfin le vif intérêt pris à la lecture de la comparaison quelle mène entre Giono et dautres écrivains, ses contemporains, également passionnés de musique, comme Mauriac, Gide, Romain Rolland et Proust.

Pour finir, quelques objections, ou quelques regrets. Ils tournent tous autour de ce qui mapparaît comme une lacune de cette thèse, qui touche à ce que Giono demande essentiellement à la musique et à ce quil appelle “le chant du monde”. Frédérique Parsi cite à juste raison la phrase dUn de Baumugnes relative au chant quAlbin tire de son harmonica. Cette phrase donne la clé – cest le cas de le dire – de ce quest, ou plutôt de ce que doit être la musique pour Giono. Cest celle-ci : « [] au lieu de mots, cétaient les choses elles-mêmes quil [Albin] vous jetait dessus » (UB, 285, cité p. 128 et 245). Elle commente : « Dans Un de Baumugnes, lharmonica dont joue Albin est léquivalent ou plutôt la sublimation de la parole humaine. » (p. 128). Non, elle est la négation, leffacement, le court-circuitage de la parole humaine. Car, et cest là le cœur de la question, Giono a compris, radicalement compris, bien avant Lacan quelle cite dailleurs fort à propos (p. 243), que “le mot est le meurtre de la chose” ou, ce qui revient au même, et pour citer cette fois Francis Ponge, que “le monde muet est notre seule patrie”, la patrie étant, comme chacun sait, la Mère-Patrie : la Mère. Elle cite Lacan, mais elle le comprend mal. Elle écrit en effet, sous cette formule lacanienne quelle met en exergue, que « la pratique de lécriture polémique [] conduit [] Giono à une méfiance à légard des mots, méfiance fondée sur leur fréquente utilisation fallacieuse qui détourne leur sens en vue de favoriser par exemple un sentiment militariste ou belliciste » (p. 243). Il est, ajoute-t-elle, « conscient des défauts du langage » (ibid.). Or ce nest pas du tout cela que visent Giono en inventant lharmonica et le chant dAlbin, ni Lacan dans sa formule capitale. Ils veulent dire que le langage, système symbolique abstrait qui convertit le réel innommable en signes, est de trop dans le monde, et coupe irrémédiablement les hommes de ce monde, qui est 175maternel. Or doù vient le langage, selon le mythe complexe que Giono aura forgé tout au long de son œuvre incomparable ? Il vient de ce que, seuls entre tous les être vivants, les hommes refusent de sabandonner au flux anonyme des transformations matérielles-maternelles (cest le même mot) véhiculées par ces “forces” aveugles – elle cite le passage de Jean le Bleu où le narrateur explique que, en sifflant, il était « comme un qui parle non par sa voix et par sa tête mais qui nest plus que linstrument de toutes les forces cachées » (JB, 44, cité p. 65) – qui, dans le mythe construit par Giono, sont émises et ravalées, en une ronde sans fin qui est proprement le “chant du monde” (voir par exemple la description du hêtre à lautomne dans Un roi sans divertissement, ou la ronde mortelle des oiseaux à laplomb de la bouche-sexe du calmar géant dans Fragments dun paradis), par une bouche monstrueuse, le sexe du Monde-Mère doù tout naît et où tout retourne. Car sabandonner à ce flux, comme y pousse lobéissance, mot-clé chez Giono, cest mourir comme être distinct. Aussi les hommes assouvissent-ils indirectement leur passion, passion qui est, nous rappelle Noé, leur désir de se perdre, de se fondre dans la roue indéfinie des métamorphoses, et ils le font dans le contre-monde suscité par leur avarice – ils sont, comme Milord lArsouille, avares deux-mêmes, avares de leur désir, quils refusent de laisser engloutir dans la bouche –, un contre-monde de langage, de signes, dont le texte gionien est invariablement la réalisation en dernière instance. Le « théâtre du sang » (DC, 96) génialement célébré par Marceau dans Deux cavaliers de lorage, est, en dernière analyse, la mise en abyme du texte en ce quil autorise la perte de soi, lécoulement désiré de son sang – tel celui de lArtiste des Grands Chemins, figure de lécrivain mettant les bouchées doubles – mais indirectement, par personnages interposés. Toute lœuvre de Giono est une tentative (utopique bien sûr) pour naturaliser la parole, pour faire quelle ne soit plus ce qui vous coupe du Monde-Mère, mais au contraire un bon conducteur du désir. Tel est le mythe du chant dAlbin dans Un de Baumugnes. Et certes, lauteure écrit que « la quête dun langage pur et originel habite lœuvre » (p. 244), que la « parole » de Baumugnes est « une parole naturelle et immédiate » (p. 246) – sans doute parce quelle la lu dans mon article « Giono avec Freud » qui parle dUn de Baumugnes (il figure dans sa bibliographie, p. 497), mais elle nen mesure pas les implications.

176

Elle emploie du reste certaines notions, effectivement essentielles à lœuvre de Giono, comme « passion » (p. 133, 136, etc.), « démesure » (p. 147, 162, 163, 188, 196), « ennui » (p. 147, 236, 307, 309), mais sans les référer à la problématique spécifique qui leur donne sens, et que je viens de résumer à grands traits. La “passion” est celle de se perdre, et les passions, bonnes ou mauvaises, sont les effets du conflit entre “perte” et “avarice”, deux postulations fondamentales, antinomiques et complémentaires, dont le funeste tourniquet porte le nom de “choléra” dans Le Hussard sur le toit. L“ennui” résulte du manque, non de Dieu comme chez Pascal, mais du monde, du mélange abandonné avec le monde. Il a donc foncièrement partie liée avec le langage. « La conscience cest lennui. » (DP, 931), écrit Giono au seuil du Désastre de Pavie. Lécrivain Giono tente déchapper à lennui en ménageant dans ses livres, avec un art extraordinaire, des combinaisons très subtiles qui lui permettent, au moins le temps du livre – après, il faut recommencer – de se donner lillusion quil sacrifie à son désir de se perdre. De là, entre autres, les deux figures de lécrivain dans Les Grands Chemins, le narrateur, qui tâche de se contenter dun art à la petite semaine, et le bien nommé Artiste, qui triche ouvertement (mise en abyme de lécrivain qui montre le dessous de ses cartes : qui ruine lillusion réaliste sur quoi repose son contre-monde, le mettant constamment en danger), pour jouir du vertige de la perte, et flirter avec la mort, que lautre, à la fin, lui offrira sur un plateau. Cest pourquoi, dans les livres daprès-guerre, quand le monde sest définitivement fermé au désir sous la pression de lHistoire, les personnages, et lécrivain au premier chef, se heurtent au « vide » (p. 311) dont elle parle. Ce nest certes pas le monde qui est vide : il est plein à craquer de “forces” en travail. Cest le Livre dont lécrivain est désormais prisonnier comme dun ghetto, celui du symbolique, pour parler comme Lacan. Frédérique Parsi cite une phrase des Grands Chemins qui le dit très clairement, encore faut-il lentendre : « Le ciel est aussi blanc que la terre. Il y a une telle épaisseur de neige sur tout que tout a disparu. [] On a frotté la gomme sur tout : la page est devenue presque blanche. [] Le silence et le blanc font un tel vide quon a envie de mettre du rouge et des cris dans tout ça avec nimporte quoi. » (GC, 538, cité p. 313 ; je souligne).

Dans Le Chant du monde, deux figures de lécrivain, déjà : Toussaint qui, comme il était écrit sur le livret militaire de Giono, « sait lire et 177écrire, ne sait pas nager », incarnation de lécrivain avare, replié dans sa maison des hauteurs, et Antonio le pêcheur, euphoriquement plongé dans le monde, dans leau-mère ; il est « la “bouche dor” chantant dans les roseaux du fleuve. Celui qui samarrait près des lavoirs avec sa bouche hors de leau et son corps plongé dans le monde. » (CM, 222). Mythe dun homme de la bouche duquel sortirait le chant même du monde, dont le livre qui porte ce titre ambitionne dêtre, lui aussi, léquivalent. Je suggère à ce propos la lecture, dans le Dictionnaire Giono que lauteure cite souvent, des notices que jai consacrées à la « Bouche », au « Chant du monde », à « Antonio » et à « Toussaint ».

Il nen reste pas moins que le travail de Frédérique Parsi a atteint son objectif, avec une belle maîtrise et une efficacité remarquable. Elle a vaillamment et puissamment démontré que lœuvre de Giono, à quelque niveau quon lappréhende, était inséparable de la musique. Une musique, précise-t-elle dans sa conclusion, « qui prend plus dimportance au gré de sa disparition thématique » (p. 480) et qui « aura constamment accompagné lhomme de lettres, et, jusque dans ses dernières quêtes romanesques, représenté pour lui un défi lancé à lécriture » (p. 481). Le bénéfice lui en est pleinement acquis.

Laurent Fourcaut

1 « Les Grands Chemins » de Giono ou les détours du temps, Paris, Belin, 2000 et Intérieur nuit. Lire Les Âmes fortes de Jean Giono, PURH/CNED, 2016 (voir ici une analyse de ce livre, p. 155).

2 Entretien de 1965 reproduit dans Jean Carrière, Jean Giono. Qui êtes-vous ?, Lyon, La Manufacture, 1996, p. 147.

3 Cest lune des significations de lincipit de Pour saluer Melville : « Lhomme a toujours le désir de quelque monstrueux objet. Et sa vie na de valeur que sil la soumet entièrement à cette poursuite. » (Melv., 4).

4 La question de la ligne de partage entre guerre et brigandage est déjà bien présente dans Les Chouans. Balzac rappelle ce quétait une demi-brigade et un chef de demi-brigade dès le premier chapitre intitulé « Lembuscade ». Notons aussi que lun des protagonistes du roman balzacien sappelle « Clef-des-Cœurs ».

5 On pense à la poursuite de M. V. par Frédéric II dans Un roi sans divertissement. On notera les quatre occurrences du mot « trace(s) » en Roi, 494-496.

6 Voir Notice de Dragoon par Henri Godard : vi, 1120 et 1130.

7 Formule que le narrateur de Noé emprunte à Samivel pour se lappliquer à lui-même (Noé, 719).

8 Roi, 480-481, Noé, 620.

9 Du grec pôgôn, « barbe », précise une note (p. 182).

10 Denis Labouret, Giono au-delà du roman, Paris, PUPS, « Lettres Françaises », 2016, 483 p. Voir ici même (p. 135) la recension de cet ouvrage.

11 André-Alain Morello, « Giono peintre de batailles », Rev. 8, 323-335.

12 Correspondance Jean Giono-Henri Pollès, éd. établie, présentée et annotée par Jacques Mény, Rev. 11, 17-69.