Aller au contenu

Classiques Garnier

Avant-propos

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Jean le Bleu, l’apprentissage de la création
    2020 – 7
  • Auteur : Fourcaut (Laurent)
  • Pages : 13 à 19
  • Revue : La Revue des lettres modernes
  • Série : Jean Giono, n° 11
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406106142
  • ISBN : 978-2-406-10614-2
  • ISSN : 0035-2136
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10614-2.p.0013
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 25/08/2020
  • Périodicité : Mensuelle
  • Langue : Français
13

avant-propos

Jean Giono écrit Jean le Bleu, récit passablement romancé de son enfance, au printemps 1932. Il a alors trente-sept ans. Il vient dachever une pièce de théâtre, Lanceurs de graines, elle-même écrite peu après une première pièce, Le Bout de la route, composée en novembre 1931, dans laquelle il transposait assez directement le désespoir que lui causait sa liaison, aussi tumultueuse que passionnée, avec la journaliste Simone Téry1. Mais ce désespoir avait une cause bien plus profonde. Jean, le personnage principal, clairement un autoportrait de lauteur, sécriait, à celui qui lui offrait un verre de lait : « Ton lait est plein dimages. [] il ny a plus rien de bon pour moi. Il ny a plus rien de pur. Cest tout peinturé de couleurs et dinscriptions [] Cest tout écrit, tout ça, dans ton lait. » (BR, 16). Giono, dont lœuvre repose sur la conviction que « le mélange de lhomme et du monde » (VR, 148) est le fondement et le critère de toute vérité et de toute joie, a conscience que le langage, système symbolique abstrait, coupe lhomme du réel, qui est maternel, comme le lait. Les tourments causés par cette relation adultérine ont donc dû “précipiter” la mélancolie foncière de lécrivain, toujours combattue au demeurant, déterminant une grave crise morale qui aura duré de 1930 à 1934. La tonalité souvent tragique de Jean le Bleu lui est certainement imputable, même si ce livre de retour sur lenfance aura été entrepris par lui, en ces années difficiles, comme « une œuvre refuge » (ii, 1204), ainsi que lécrit Robert Ricatte dans sa Notice de lédition de la « Bibliothèque de la Pléiade », introduction indispensable à la lecture du livre.

La genèse en est complexe. On en lira une description détaillée dans la Notice. Il faut remonter à un projet avorté de 1928, Au Territoire de Piémont – titre devenu le nom dune auberge au début du roman (JB, 4) – où apparaissent, autour de « Jean, lenfant ou ladolescent poète » (ii, 1192), des personnages comme « un cordonnier qui élève des 14chardonnerets, qui est le ressemeleur dune communauté religieuse » (1193), un autre « “dit Gonzalès” » et une fille séduite joueuse de guitare qui annonce la Mexicaine de Jean le Bleu. Puis vient la première version du Chant du monde, inachevée et perdue, qui date de lété et de lautomne 1931, mais dont subsistent deux fragments publiés en revues, « Entrée du printemps » et « Mort du blé », repris dans LEau vive (1943). Un des personnages est le petit Jean le Bleu, fils dun paysan. Toutefois « lascendance directe » (1195) du livre réside dans un projet de 1929, À lEnseigne des « Deux Singes », première version des vacances de lenfant à Corbières et de lhistoire de la femme du boulanger. Enfin, en mars 1932, Giono a lidée dune « une série intitulée Ma vie, comprenant trois volumes : Le Lait de loiseau, Icare, Le Visage du mur2 », auquel sajoute bientôt un quatrième, Expériences. Seul Le Lait de loiseau, conçu par lauteur comme « “le récit de [sa] jeunesse” » (1197), sera écrit, devenant Jean le Bleu. Trois fragments paraissent en prépublications : lépisode de La Femme du boulanger dans la N. R. F. du 1er août 1932 ; « le 15 novembre, Europe, sous le titre Jeunesse, publie les trois premiers chapitres du récit et le 16 novembre, il sagit de lépisode des Musiciens, donné à lhebdomadaire de gauche, Marianne, nouvellement créé » (1200). Le livre paraît chez Grasset, lachevé dimprimer portant la date du 15 novembre 1932. Giono na alors pas encore renoncé à lui donner une, voire des suites, puisquun surtitre y figure, « Passage du vent, suivi dun astérisque » (1201). Mais elles ne verront pas le jour.

Robert Ricatte fait très justement observer que Jean le Bleu est une « œuvre qui se détache brusquement de la production antérieure » (ii, 1204), une « œuvre étrange [qui] se rattache à un lointain ensemble de projets romanesques, saturés des couleurs du maléfique ou du merveilleux [mais qui] [e]n même temps, [] jaillit comme un écart imprévisible hors des voies de la fiction » (1205).

Les cinq études que rassemble cette livraison vont contribuer, espère-t-on, à renouveler la lecture de ce livre à part, dailleurs relativement peu exploré jusquici par la critique, sans doute, justement, en raison de son caractère atypique.

La première des contributions à ce volume est celle de Michel Gramain, auteur dune thèse sur La Réception de lœuvre de Jean Giono de 1934 à 151944. Il propose donc ici une étude synthétique sur « La Réception de Jean le Bleu ». Le roman, explique-t-il, est paru à la fin de 1932 ; or le recueil de nouvelles de Solitude de la pitié venait tout récemment de paraître, tandis que la pièce Lanceurs de graines connaissait à Paris un vif succès. Une partie des chroniqueurs de presse a donc passé sous silence le nouveau livre, qui a pâti en outre, en aval, de la publication, dès le mois de mai 1933, du Serpent détoiles. Les critiques ne savent pas bien dans quelle catégorie générique le ranger : autobiographie, souvenirs, roman ? Ils sinterrogent aussi souvent sur le sens du titre : à quoi renvoie donc la couleur bleue ? Laccueil de la presse littéraire est généralement positif, voire enthousiaste. On salue la puissance évocatrice de lécrivain, qui exalte les rapports entre homme et nature. On nhésite pas à le comparer aux plus grands, à commencer, pour le côté épique, par Homère. Son style toutefois continue dêtre taxé de « mauvais goût » et de « préciosité », on lui reproche de multiplier les images à lexcès. Mais les artifices quon pense déceler sous sa plume ne doivent pas faire méconnaître, insiste-t-on, la force et la fraîcheur sensuelles avec lesquelles il sait rendre le réel, la poésie et la sensualité sans égales de son écriture. Seul André Thérive, chroniqueur du Temps, léreinte. Laccueil de la presse de gauche (Ramon Fernandez, Jean-Baptiste Séverac) est positif, qui salue notamment lémergence dune littérature populaire due à un authentique écrivain du peuple – à lexception de Paul Nizan qui, dans le quotidien communiste LHumanité, estime que Giono choisit de chanter la nature pour éviter de prendre parti dans les problèmes de lépoque, lui imputant en outre à crime davoir été décoré de la Légion dhonneur. La presse catholique conservatrice, de son côté, dénonce un écrivain quelle juge obscène et impie. Seulement trois critiques négatives au total : lauteur de Jean le Bleu est déjà reconnu comme un maître.

Dans son étude « Jean le Bleu, récit-gigogne et œuvre matricielle », Christian Morzewski explore les relations, particulièrement denses, entre ce roman autobiographique et dautres œuvres de Giono, tant antérieures que postérieures : cest donc la « valeur matricielle » du livre quil analyse. Il y repère notamment des germes du futur Hussard sur le toit : les migrants piémontais franchissent les Alpes comme fera Angelo Pardi, et la Manosque insalubre est déjà celle de la cité frappée par le choléra. Les rituels dexorcisme du curé du village de Corbières où se multiplient les suicides annoncent la messe de minuit célébrée par celui 16de Lalley dans Un roi sans divertissement, tandis que le contorsionniste mais aussi le retour dans la matière-mère de Franchesc Odripano une fois quil sera mort se retrouveront dans le Bobi de Que ma joie demeure. Le motif de la fille séduite était déjà présent dans Un de Baumugnes. Cest surtout le scénario de lhomme jeune, voire de lenfant, qui convoite la femme (ou la fille) du vieil homme, tel quil essaime dans le roman (épisode de la femme du boulanger, Odripano enfant et sa mère…) qui rappelle les trios œdipiens dUn de Baumugnes et de Regain. Christian Morzewski peut ainsi conclure que Jean le Bleu est le « [c]ompendium de tous les fantasmes et mythes personnels de Giono ».

Frédérique Parsi, auteure de « Musique et musiciens dans Jean le Bleu », montre limportance décisive de la place et du rôle de la musique dans ce roman dinitiations, linitiation proprement artistique commençant par une révélation musicale, même si Giono a transposé sur lenfant quil était la passion pour la musique quil na véritablement éprouvée quadulte. « Les épisodes musicaux révèlent [] une vérité non factuelle mais ontologique et soulignent un élément fondateur de la poétique de lécrivain, légitime dans un récit de formation. » Les compositeurs découverts grâce aux musiciens Décidément et Madame-la-Reine, Bach, Haydn et Mozart pour lessentiel, sont représentatifs de goûts en la matière qui névolueront guère. Lauteure procède à un inventaire des autres formes de musique présentes dans le livre, de la chanson populaire au « chant du monde » et à la voix en passant par les oiseaux, ainsi que des instruments convoqués. Le refus dapprendre la technique musicale procède chez lauteur dun désir de rester libre de sapproprier la musique à sa guise. Toutefois, comme Giono lui-même, lenfant est un siffleur virtuose : « Le siffleur est une figure de lauteur inspiré par lequel transite le souffle créateur. » Léveil artistique de Jean le Bleu se mesure aussi à sa faculté de parler de ce quil entend, transposition subjective dans la « musique verbale » : « Chercher à retranscrire la musique, cest apprendre à devenir poète. » Et bien avant les innovations narratives de Noé, Giono cherche, avec Franchesc Odripano, à emprunter à la musique son caractère polyphonique. Au total, « Giono propose une réponse originale à la question de limpossible traduction du langage musical en mots qui taraude nombre décrivains. »

« Jean le Bleu, contes dun apprentissage religieux », tel est le titre de létude proposée par Marie-Anne Arnaud Toulouse. La société décrite 17par Giono dans ce récit denfance est fortement marquée par la religion catholique. Mais celle-ci, dans sa pratique, est caractérisée par une érosion du sacré. Une autre croyance se manifeste dans des rituels subversifs : « Pan sintroduit alors comme la rébellion de la Nature contre le dieu chrétien. » Léducation religieuse que reçoit Jean le Bleu, imposée à son déiste de père à la faveur dun marchandage, est décrite de façon satirique, inféodée quelle est au groupe des puissants. Deux prêtres échappent aux manifestations danticléricalisme, le curé de Corbières et « lhomme noir », le défroqué, mais « leur lien avec léglise catholique est transgressif, relâché ou brisé ». Aussi bien la religion catholique, étroitement imbriquée dans la vie quotidienne, « nest plus sentie comme sacrée ». Les noms de Dieu, de Jésus et de la Vierge Marie font lobjet, chez les personnages, dun usage étranger à toute transcendance, ce qui traduit « une usure familière du sacré ». Les cérémonies religieuses elles-mêmes sont détournées de leur sens : rituels dexorcisme à Corbières, empreints de paganisme, mariage de Gonzalès le sauvage, qui mine lordre établi. On voit ainsi se dessiner la « substitution dun monde à lautre » : Jean le Bleu annonce à deux reprises la mort du dieu chrétien, et Pan tend à se substituer au Christ. Cependant, « lhéritage de Pan [reste] étroitement mêlé à celui du christianisme », au point que « toutes les religions se fondent en un syncrétisme littéraire ». Mais la fin de Jean le Bleu est chargée dangoisse : ni Pan ni le Christ ne constituent un recours contre « le désespoir de labandon ». Quand simposent la passion trahie, le malheur et la mort, « que peut-on attendre dun dieu, dune religion, dune affiliation à Jésus ou à Pan ? » Et lauteure de conclure : « Lantagonisme de Jésus et de Pan, qui permettait à Giono en 1935 de classer Jean le Bleu parmi les livres des dieux, nest pourtant pas ce qui demeure. » Car « ce récit denfance accède à lordre du cœur ».

Llewellyn Brown, pour sa part, sintéresse aux relations entre « Poésie et corps dans Jean le Bleu ». Recourant à des concepts empruntés à la psychanalyse lacanienne tels que phallus, castration, fantasme et « rapport sexuel », il analyse la façon dont la conception gionienne de la « poésie » se construit dans le parcours initiatique de Jean. L« angoisse de la solitude » – la menace de castration – « suscitée par lexaltation lyrique que détermine en lui la parole de Djouan, laquelle le sépare du havre paternel », il découvre quil peut « y faire face grâce à la multiplication des images composant le monde », de sorte que « les images poétiques 18servent à pallier la castration : à donner une apparence éclatante à ce qui, du corps, est dordre charnel et porteur dangoisse ». Le corps est régulièrement désigné comme « dénué de toute extension valorisante », étant alors réduit à une pauvre « mécanique ». En revanche, lenfant saisi par la fièvre peut contempler des images magiques. « Ainsi, le dérèglement du corps provoque la multiplication des signifiants et des images. Loin de témoigner dune légèreté et dun sentiment de gratuité, la poésie trouve son lieu dancrage dans le corps souffrant, apparaissant comme une réaction ou une réponse à un désordre non maîtrisé. » Dans la maison double quhabitent Jean et ses parents, la sinistre cour aux moutons est le lieu emblématique de la « bouche » maternelle : les « vaincus », « incapables de métaphoriser leur existence », sont résignés, victimes du pourrissement et de la lourdeur. Quant à la dame du mur, elle est « représentative du fantasme qui, comme représentation unifiée, supplée à labsence de “rapport sexuel”. Autrement dit, une image figurative, une fiction, apportent une représentation à lendroit même où il nexiste aucun rapport possible entre lun et son autre, celui-ci étant corrélé au réel. » Dans lépisode de Corbières, la sexualité atteint directement le corps, au point que « [p]our le garçon, le solipsisme lyrique ne peut se suffire : son existence sancre désormais dans des rapports interpersonnels, impliquant lautre sexe ». Il y a alors « rupture de limage corporelle – comme un tout harmonieux – et [] solitude causée par lirruption de la sexualité ». La dernière partie du roman, qui voit la fin du processus dapprentissage, est marquée par un infléchissement. Dans sa solitude, Franchesc Odripano, avec sa « voix articulée à labsence », substitue « une ascèse » à toute perspective dunion du couple et de bonheur dans une relation sexuelle : « Lamour nest plus promesse, si ce nest de mort []. » À la fin, la guerre suscite les sarcasmes amers du narrateur, et Llewellyn Brown commente : « Lidéal dune fusion entre la puissance de luniversel – sous la forme de la science et de la production capitaliste – et la fécondité de la nature montre comment la multiplication initiale des images lyriques dissimule lenjeu de la mort, où lhumain trouve son étiage. » Situation « où lexistence de celui-ci sarticule à des forces émanant de luniversel du langage : la science ou les automatismes déterminés par les pulsions. Cest dans cet état que lhumain ne connaît plus le désir : cette force dimagination qui permet délaborer des images et de produire des fictions. Il semble que, plus que la vision de la cour aux moutons, ce soit 19cette qualité mécanique et déshumanisée qui représente lantithèse de lexercice de la poésie, dans ce roman, et son repoussoir. »

Notre propre étude du roman a pour titre « Jean le Bleu : faire chanter la bouche, ou la plume du serpent ». Elle entend définir la spécificité, dans ce livre, de la mise en œuvre de quelques-uns des éléments essentiels de la “grammaire de limaginaire gionien” que nous avons élaborée. Les « forces » sont converties en forces-formes – le « chant du monde » – quand elles sont émises par la « bouche-sexe » du Monde-Mère, avant dy rentrer, en un cycle continu où vie et mort senchaînent dans ce que Giono nomme la « roue ». Or ce livre est tout entier placé sous le signe du chant. Hommes et femmes y chantent, donnant forme aux forces qui les traversent. Symbole de la force aveugle, le serpent est en quête des figures qui lexpriment lui comme désir, et que Giono appelle « ange », doù le mythe du serpent à plumes qui sous-tend Jean le Bleu. Mais le récit comporte des marques dune dangereuse solution de continuité entre serpent et oiseau, forces et formes : ainsi des deux ateliers disjoints de la mère en bas et du père en haut. Ce dernier tend à faire taire la « bouche » parce quil est celui qui écrit et que lécriture, hors poésie, prend les forces du désir au piège. Or lexpression dans les formes est vitale : sans elle, la « bouche-en-lhomme », trace en lhumain de la « bouche » matricielle, risque de dévorer les forces individuelles. Deux facteurs contrecarrent lépanouissement du chant : la sexualité, liée à la perte et à la mort ; loppression des misérables par les puissants, qui leur ferme la bouche. Mais précisément Jean le Bleu leur rend la parole et, texte discontinu, troué, riche en monstruosités, se constitue en forme-informe, adéquate à lexpression de tous les bas, prêtant ainsi sa plume au serpent.

Comme il est dusage dans la série Jean Giono, le lecteur trouvera, en fin de volume, une Bibliographie de la critique recensant les travaux réalisés à ce jour sur Jean le Bleu, ainsi quun Carnet critique, dans lequel quelques-uns des ouvrages sur Giono parus depuis le précédent numéro font lobjet dune présentation et dune analyse détaillées.

Laurent Fourcaut

1 Voir Jacques Mény, article « Téry, Simone » (DG, 895).

2 Pierre Citron, Giono 1895-1970, Paris Seuil, 1990, p. 181.