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Classiques Garnier

[Introduction à la première partie]

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Jean Giono, fragments d’une poétique
  • Pages : 21 à 22
  • Collection : Études de littérature des xxe et xxie siècles, n° 123
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406165330
  • ISBN : 978-2-406-16533-0
  • ISSN : 2260-7498
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-16533-0.p.0021
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 17/04/2024
  • Langue : Français
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Discipline de la phrase, ordonnance des idées. Sécheresse à grosse densité poétique1.

Jean Giono, Journal (1935-1939).

Cette épigraphe, tirée dune note du 5 mai 1935, sonne comme un programme – et pourtant, elle concerne Choral, premier titre dun des romans les plus foisonnants et les plus longs de Giono : Batailles dans la montagne (1937). Vingt ans plus tard, un autre de ses romans les plus amples, Le Bonheur fou (1957), présente la même alliance de sécheresse et dabondance. Giono sen explique à Robert Ricatte en 1966 :

Voyez-vous, dans Le Bonheur fou, jai essayé de faire que chaque phrase raconte, que chaque phrase soit en elle-même un récit complet et quil y ait chaque fois des possibilités de sarrêter sur cette phrase et de voir ses prolongements romanesques aussi bien dans une direction que dans lautre2.

Un mot résume cette intention en même temps quil résout le paradoxe : la densité. Dire beaucoup avec peu de mots, mettre du « nombre » dans un espace resserré, être riche et concis à la fois, voilà ce que Giono a recherché toute sa vie. Et pour cause : léconomie de moyens ne lui est pas naturelle, ce dont il se plaint à Lucien Jacques dès les années 1920. Dans une lettre du 10 avril 1924, il remercie son ami des conseils quil lui prodigue dans le sens de la concision, car ils lui font « apercevoir des imperfections qui [lui] échappent généralement parce qu[il est] obligé de construire vite, poussé par des images qui viennent3 ». Il travaille à dépouiller son style des images qui le submergent, jusquà présenter Colline, le roman du succès, comme un simple exercice : « Ça nest pas fait en vue de lédition, écrit-il à Lucien Jacques en 1928, cest fait pour servir de régulateur à limagination qui me gênerait dans mon travail 22quotidien4 ». Encouragé par son ami qui, à propos de Jean le Bleu (1932), le félicite de « condenser [s]on style, déliminer les effets de style un peu trop volontaires5 », Giono poursuit son travail de dépouillement dans les années trente, notamment au cours de la rédaction de Batailles dans la montagne où la recherche de la densité est une véritable obsession.

Il est admis que Giono tend vers léconomie de moyens dans ce quon a appelé sa « deuxième manière ». Il le dit à Robert Ricatte en septembre 1966 : « Jai voulu me débarrasser dun surcroît dimages qui risquait de devenir encombrant pour le lecteur et pour moi-même6 ». Jusquà la fin de sa vie, lécrivain cherche cette densité, non seulement dans le style mais aussi dans la narration, comme il le note dans un carnet où il ébauche le dénouement de LIris de Suse (1970), son dernier roman publié de son vivant : « le plus vite possible » et « concision / un souci de laconisme7 ». Ce qui est remarquable, cest la précocité de ces préoccupations dans la carrière de Giono. À parcourir ses carnets, journaux, correspondances, la densité semble avoir toujours fait partie de ses recherches. Dans son vocabulaire abondent les termes de nervosité, sécheresse, concision, laconisme, rapidité, sobriété, mesure, intensité, discipline, simplicité, pureté, précision, suppression, justesse, et ce dès les années 1920. A priori étonnant sous la plume de Giono, lensemble de ces notations forme un credo primordial et directeur dans sa poétique, et ce à tous les niveaux : le style doit être riche et nerveux, la narration nette et concentrée, la composition solide et dynamique.

1 GionoJean, Journal, poèmes, essais, op. cit., p. 13 (5 mai 1935).

2 Entretien de septembre 1966 cité par Ricatte Robert, « La Préface de 1962 aux “Chroniques romanesques” et le genre de la chronique », ORC III, op. cit., p. 1289.

3 Lettre du 10 avril 1924, Correspondance Jean Giono – Lucien Jacques (1922-1929), op. cit., p. 71.

4 Lettre du 30 avril 1928, ibid., p. 215. Giono est alors dans lattente dune réponse de Grasset.

5 Lettre du 1er août 1932, Correspondance Jean Giono – Lucien Jacques (1930-1961), Établie et annotée par Citron Pierre, Cahiers Giono 3, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1983, p. 89.

6 Entretien de septembre 1966 cité par Ricatte Robert, « La Préface de 1962 aux “Chroniques romanesques” et le genre de la chronique », ORC III, op. cit., p. 1289.

7 Carnet no 35, « Mars 1968 / Romeop. 64 / 2 juin 68 – Femme sadmirant dans un miroir op. 64 / 18 mai 68 », [Fo 37, ro].