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Classiques Garnier

[Épigraphe]

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Jacques-François Blondel, architecte des Lumières
  • Pages : 11 à 12
  • Collection : Histoire des Temps modernes, n° 5
  • Thème CLIL : 3388 -- HISTOIRE -- Les Temps Modernes (avant 1799)
  • EAN : 9782406072867
  • ISBN : 978-2-406-07286-7
  • ISSN : 2425-9748
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07286-7.p.0011
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 10/05/2018
  • Langue : Français
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Le goût est arbitraire dans plusieurs choses, comme dans les étoffes, dans les parures, dans les équipages, dans ce qui nest pas au rang des beaux-arts ; alors il mérite plutôt le nom de fantaisie. Cest la fantaisie, plutôt que le goût, qui produit tant de modes nouvelles.

Le goût peut se gâter chez une nation ; ce malheur arrive dordinaire après les siècles de perfection. Les artistes, craignant dêtre imitateurs, cherchent des routes écartées ; ils séloignent de la belle nature, que leurs prédécesseurs ont saisie : il y a du mérite dans leurs efforts, ce mérite couvre leurs défauts. Le public, amoureux des nouveautés, court après eux ; il sen dégoûte et il en paraît dautres qui font de nouveaux efforts pour plaire ; ils séloignent de la nature encore plus que les premiers : le goût se perd ; on est entouré de nouveautés, qui sont rapidement effacées les unes par les autres ; le public ne sait plus où il est ; et il regrette en vain le siècle du bon goût, qui ne peut plus revenir : cest un dépôt que quelques bons esprits conservent encore loin de la foule. []

Le meilleur goût en tout genre est dimiter la nature avec le plus de fidélité, de force et de grâce. []

Le grand bonheur de la France fut davoir dans Louis XIV un roi qui était né avec du goût. []

Ce sont les gens de goût seuls qui gouvernent à la longue lempire des arts. Le Poussin fut obligé de sortir de 12France pour laisser la place à un mauvais peintre ; Le Moine se tua de désespoir ; Vanloo fut près daller exercer ailleurs ses talents. Les connaisseurs seuls les ont mis tous trois à leur place. On voit souvent en tout genre les plus mauvais ouvrages avoir un succès prodigieux. Les solécismes, les barbarismes, les sentiments les plus faux, lampoulé le plus ridicule ne sont pas sentis pendant un temps, parce que la cabale et le sot enthousiasme du vulgaire causent une ivresse qui ne sent rien. Les connaisseurs seuls ramènent à la longue le public, et cest la seule différence qui existe entre les nations les plus éclairées et les plus grossières ; car le vulgaire de Paris na rien au-dessus dun autre vulgaire : mais il y a dans Paris un nombre assez considérable desprits cultivés pour mener la foule. Cette foule se conduit presque en un moment dans les mouvements populaires ; mais il faut plusieurs années pour fixer son goût dans les arts.

Voltaire, Dictionnaire philosophique [1764], article « Goût », dans Œuvres complètes, t. XXXV, Paris, chez Thomine et Fortic libraires, 1821, p. 517-534.